Faisons de la mauvaise psychiatrie : quel est votre diagnostic ? «

LE PSYCHIATRE, LES STATISTIQUES ET LA TASSE A CAFE VOLANTE
23 juin 2025
LE PSYCHIATRE, LES STATISTIQUES ET LA TASSE A CAFE VOLANTE
23 juin 2025

Faisons de la mauvaise psychiatrie :

« quel est votre diagnostic ?"

Nous voici à la mi-juillet, et comme chaque année, les billets s’apprêtent à plier bagage pour l’été. Mais avant de fermer boutique, permettez à votre serviteur de glisser un dernier clin d’œil clinique dans vos valises — une devinette diagnostique, évidemment sans aucun lien avec l’actualité politique ou sociale… ou si peu.

 

« Je suis un homme condamné d'avance et je n'ai aucune pitié pour l'État et la société. C'est vrai, je suis dur avec moi-même mais aussi avec les autres. Mes sentiments d'amour, je dois les étouffer, mes parents, mes copains, tout ça. C'est la cause qui supplante tout cela. Vous savez, la révolution est pour moi mon seul délice, ma seule consolation. Mon seul but c'est de détruire ce qui s'oppose à ce qui est juste. Je poursuis ce but de destruction sans mollir, cher Docteur. Je suis prêt à mourir et à anéantir de mes propres mains tout ce qui fait obstacle. »

Face à une telle déclaration, difficile de ne pas chausser les lunettes du clinicien. Le ton est dur, l'affect anesthésié, la logique implacable. Et l’appel au médecin — « cher Docteur » — n’adoucit rien : il signe presque une mise en scène. Alors, faisons de la mauvaise psychiatrie. Quel diagnostic poseriez-vous ?

Henri Ey : un délire passionnel, hautement organisé

Pour Ey, la conscience est ici en état de mobilisation extrême : elle n’est pas dissoute, mais littéralement mise au service d’une idée unique. Le lien affectif est révoqué, le monde se divise entre justes et obstacles à abattre. Ce n’est pas une désagrégation, mais une hyper-cohérence délirante. Un tableau typique de psychose paranoïaque à base idéologique, où l’idée fixe n’est pas contestée — parce qu’elle donne sens à tout.

DSM-5 : trouble délirant ou personnalité antisociale ?

Du point de vue nosographique, on hésite entre un trouble délirant à thématique persécutive et grandiose, et une personnalité paranoïaque avec traits antisociaux. Le retrait émotionnel, la justification de la violence, l’engagement total dans une croisade intérieure sont compatibles avec les deux. L’absence de rupture formelle du langage ou de confusion exclut la schizophrénie. Mais le danger, lui, reste bien présent.

Et si le psychiatre intervenait ?

À ce stade, une question se pose — classique, dérangeante, légitime : hospitalisation sous contrainte ? Le sujet menace-t-il sa vie ? Celle d’autrui ? Est-il délirant, ou simplement dangereux ? Le pouvoir psychiatrique, à la croisée du soin et de la sécurité, serait ici convoqué dans toute son ambivalence : protéger, neutraliser, diagnostiquer… ou se taire.

Mais alors… faut-il hospitaliser sous contrainte ? Le sujet met-il sa vie en péril, ou seulement notre représentation du raisonnable ? À moins qu’il ne faille, une fois encore, trancher à l’aveugle entre déviance, dangerosité et délire — trois D que le DSM ne distingue que mal, et que la clinique hésite à nommer.

Car après tout, le normal est parfois fou, et le fou, étrangement, pas si anormal que ça…

Alors, pour en finir : faut-il un biomarqueur pour résoudre ce vieux paradoxe psychiatrique ?

Alain KSENSEE

Post-scriptum

Cette déclaration, qu’on croirait issue d’un entretien d’expertise sous haute tension, est en réalité tirée du Catéchisme révolutionnaire de Sergueï Netchaïev, figure radicale du nihilisme russe.

Sergueï Netchaïev, Le Catéchisme révolutionnaire, traduction du russe par Sergueï Shadrine, Poitiers, Ronces, 2019, pp. 23-24.

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