LE PSYCHIATRE, LES STATISTIQUES ET LA TASSE A CAFE VOLANTE

LE PSYCHIATRE, LES STATISTIQUES ET LA TASSE A CAFE VOLANTE

Un matin, le Dr. Philémon Psyché, dont le bureau sentait invariablement le vieux cuir et les songes inachevés, reçoit la visite inopinée de Madame Grizelda Chiffras, la nouvelle chef du département des "Optimisations Quantifiables et Autres Absurdités Administratives". Elle portait un tailleur dont chaque couture semblait crier "rigueur budgétaire" et tenait un dossier si épais qu'il menaçait d'aspirer le petit pot de crayon en forme de cerveau humain du Dr. Psyché.

"Docteur Psyché," déclara Madame Chiffras d'une voix qui résonnait comme le claquement sec d'un tableur Excel : "nous avons besoin de vos statistiques. Immédiatement. Combien de phobies du chat noir avez-vous traitées hier ? Quel est le pourcentage de patients qui murmurent à leurs chaussettes ? Et, crucialement, quelle est la durée moyenne d'une crise existentielle en minutes et secondes ?"

Le Dr. Psyché, qui était en train de contempler une tache d'humidité sur le plafond qui ressemblait étrangement à un hippocampe en pleine réflexion, cligna des yeux. "Madame Chiffras," répondit-il ,avec la patience d'un arbre qui observe le temps, "mon travail est de naviguer les océans intérieurs de mes patients. Je ne compte pas les vagues. Je les aide à ne pas se noyer, ou parfois, à apprendre à surfer sur leur propre mélancolie."

Madame Chiffras posa son dossier sur la table. Un petit soupir mécanique s'en échappa. "Mais Docteur, comment voulez-vous que nous justifiions les subventions pour les thérapies par le mime ou les sessions de reconnexion avec son moi intérieur via la méditation des choux de Bruxelles, si nous n'avons pas de chiffres ? Le ministère a besoin de savoir si le 'mal de vivre en forme de spirale' est plus prévalent que le 'désespoir qui a le goût de réglisse'."

Le Dr. Psyché se leva, fit trois pas vers sa fenêtre, où une tasse à café vide se mit soudainement à léviter doucement ,avant de faire une pirouette aérienne. "Madame Chiffras," dit-il, "quand un patient me parle de son âme fragmentée, je ne peux pas lui demander : 'Excellent ! Mais cette fragmentation, est-elle de niveau 3 sur une échelle de 1 à 5, et a-t-elle lieu principalement le mardi après-midi ?' L'âme n'est pas un camembert à découper en portions !"

La tasse à café se mit à tournoyer plus vite, émettant un léger bourdonnement. Madame Chiffras, imperturbable, sortit un graphique holographique de sa pochette. "Mais nous pourrions quantifier le nombre de 'fragments' ! Et la 'température émotionnelle' de chaque fragment ! Nous pourrions même établir une corrélation entre la couleur de leurs auras et leur consommation de yaourts bio !"

Le Dr. Psyché sourit. Un sourire doux, un peu fou. "Madame Chiffras, hier, j'ai eu un patient qui m'a avoué que son problème n'était pas d'être triste, mais que le ciel lui parlait en latin inversé. Et ce matin, une dame m'a expliqué que sa peur des escaliers venait du fait que son chat était en réalité un bibliothécaire interdimensionnel. Comment voulez-vous que je mette ça dans des colonnes et des lignes ?!"

Soudain, la tasse à café en lévitation plongea en piqué, atterrissant pile dans la soucoupe posée sur le bureau de Madame Chiffras, puis se remplit d'une crème anglaise luminescente. Le Dr. Psyché haussa un sourcil. "Voyez-vous," ajouta-t-il, "mon métier est de comprendre pourquoi une tasse à café décide de se transformer en dessert onirique. Pas de compter combien de tasses le font par semaine."

Madame Chiffras, pour la première fois, parut déstabilisée. Elle regarda la crème anglaise phosphorescente, puis le Dr. Psyché. "Alors... vous ne ferez rien ?"

Le Dr. Psyché se rassit, son regard plongé dans les volutes de la crème anglaise. "Je continuerai à écouter les chuchotis des réalités alternatives, à dénouer les fils invisibles des esprits, et à aider les âmes à retrouver leur chemin, même si ce chemin passe par une forêt de licornes mélomanes. Et croyez-moi, Madame Chiffras, la beauté de tout cela, c'est qu'elle est totalement inquantifiable."

Dr Alain KSENSEE, Rédacteur en chef