JE mens, J’Existe

N ous ne disposons d’aucun argument qui suffit à fonder immédiatement ce que nous allons affirmer. Ces derniers se présenteront « peutêtre » à la fin de cette réflexion, qui je l’espère donnera à penser. Il ne s’agit pas pour nous d’aborder la survenue du mensonge lors d’une rencontre clinique, par une connaissance qui démasque le mensonge. Mais de proposer comme fil directeur ce qui est en « jeu », lorsque le mensonge d’un patient se manifeste, dans la pratique psychiatrique et psychothérapique. Le mensonge m’a conduit à penser que ce dernier dans le cadre de ma clinique est un « appel à une croyance partagée. » Cet appel est l’essentiel de la thématisation du mensonge que je propose..
que je propose. Je vais vous proposer un chemin étroit et périlleux. Il est étroit car le mensonge ne sera appréhendé que seulement et exclusivement à partir de la clinique psychiatrique-psychothérapique. Mais le fait que le mensonge ne soit pas un état, une maladie psychiatrique, a pour conséquence qu’il est appréhendé trop souvent, comme une sorte d’artefact qui entrave le diagnostic et par conséquent la conduite thérapeutique. C’est bien ce que la recherche de Sébastien Chapellon nous montre à l’évidence. Nous connaissons la compréhension habituelle, quotidienne du mensonge. Le mensonge n’est pas un « état ». Le mensonge a une intention. J’ajouterais : Il est dynamique et revêt très souvent une forme d’agilité : il est une intention, certes, mais presque un « acte » par la manière dont il est dit. Cet acte intentionnel est destiné à « un autre » et pour ce qui nous intéresse, au psychiatre dans son activité clinique. Et, dans bien des cas nous voilà avec cette intention du malade qui veut-dire, non simplement dire, qui veut, désire tromper. Si ce vouloir dire ou ce désir de tromper est absent le mentir 2 n’existe pas. Ces différentes qualifications que se plait à préciser Jacques Derrida, le conduit à nous proposer, une définition qu’il qualifie par ailleurs lui-même à la fois de « brute, carrée, solide, décidable, franche » : « Mentir c’est vouloir tromper l’autre, parfois même en disant le vrai. » Vous conviendrez que toutes ces précisions ont une résonnance morale. Si ce n’est une détermination morale. Lorsque nous nous référons aux grands penseurs, qui ont « pensé » le mensonge ; il paraît assez fondé de rencontrer cette inflexion morale, dans notre civilisation occidentale, à partir d’Aristote. Ce philosophe considère le mensonge comme le résultat d’un choix intentionnel, celui de tromper. D’un point de vue générale, l’histoire du concept de mensonge est marqué par cette donation morale depuis, Aristote, Saint Augustin, Rousseau, Kant. Anna Harendt au XXe siècle consacre une forme de « sacralisation » de la vérité lorsqu’elle affirme : « Quelle que soit l’ampleur de la trame mensongère que peut présenter le menteur expérimenté, elle ne parviendra jamais, même avec le concours des ordinateurs, à recouvrir la texture entière du réel »
Le mensonge est frappé par son opposition à la vérité, dont le faux n’est qu’un dérivé du concept de vérité. Notre thématisation du mensonge conduit à suspendre « provisoirement » le couple opposé mensonge-vérité. Pour qu’il y ait opposition, il faut la présence au cœur même de celle-ci d’un élément commun. C’est cet élément que nous souhaitons mettre en évidence. Cela n’est possible que si nous libérons le mensonge de son intention. Cela ne signifie nullement que nous supprimons l’intention du mensonge. Mais simplement que nous suspendons « provisoirement » ce qui s’apparente à un attribut : son intention de tromper. Mais ce développement ne s’effectuera que dans le cadre limité de la clinique psychiatrique d’inspiration psychothérapique. Ce qui est une approche restreinte de ce que le mensonge EST. Pourquoi la valeur du mensonge n’apparaît guère dans la clinique psychiatrique traditionnelle ? Je me propose dans un premier temps de confier au lecteur attentif, un exemple personnel ; afin de tenter de préciser de façon plus « sensible », comment une « façon » de « penser » le mensonge, fait obstacle dans la clinique psychiatrique-psychothérapique, au mensonge conçu comme un « appel à la croyance partagée. » J’ai eu la chance au cours des différents semestres de l’internat, de dialoguer, d’interroger une mosaïque de « patrons » dont les conceptions psychiatriques étaient très différentes : certains nous enseignaient la sémiologie psychiatrique à partir de leur formation d’aliéniste ; d’autres la relation intersubjective, la psychiatrie phénoménologique. Dans certains services la psychanalyse n’était pas présente, mais en fait à cette époque : « omniprésente. » Au cours de mon premier semestre d’interne, mon patron avait une formation d’aliéniste. Ce fut une chance pour moi. Une chance que je n’aie pu mesurer que bien après, tant j’étais heurté par les conditions asilaires des malades. Je pratiquais malgré moi une psychiatrie soumise à l’équation : normal/pas normal.Fou ou doué de raison. La compréhension du malade était déterminée par une progression à bien des « égards » juridiques 4 (vrai, pas vrai,fou, pas fou) le mensonge et sa découverte était immédiatement source d’un jugement moral, ou intégré à une catégorie de la nosographie classique. Il me fallait regrouper les symptômes selon un cadre bien précis, afin que le diagnostic apparaisse dans toute la splendeur de son exactitude. La prescription obéissait à des impératifs calculables et homogènes. Notre pratique était dirigée par le chiffre, l’exactitude. Lors d’une garde, j’appris avec étonnement que le chef d’un service voisin, mesurait les circonférences crâniennes de ses malades. Le diagnostic d’hystérie grave s’accompagnait très souvent de « perverse » car menteuse, la notion de « simulation » était au bord des lèvres ; souvent confirmée par certaines malades, lesquelles s’attachaient à notre désir d’adopter une démarche scientifique. Et, nous n’étions pas loin de mesurer la tristesse d’un malade gravement déprimé, aux nombres de larmes que nous pourrions mesurer dans une éprouvette.
La méthode expérimentale est à l’origine de la science des temps modernes. Elle introduisit avec la méthode expérimentale de Claude Bernard, la médecine contemporaine. Cette médecine (dont il est indispensable de souligner ses avancées considérables et salvatrices de bien des existences) s’accompagne d’éléments quantitatifs qui se déploient selon des principes, à partir de méthodes toujours présentes qui vise la vérification expérimentale. Mais ces méthodes sont d’un éclat différent, selon les régions scientifiques concernées. La médecine moderne tente par sa recherche de rendre vérifiable, le résultat du calcul. Et, observable le rapport de cause à effet, isolé par l’expérimentation. Son fondement est l’exactitude et le calculable. Elle est dans un monde : celui de l’utilitarisme. L’existence de ce monde est considérée comme la seule réalité car il est vérifiable, calculable ; d’autant plus que cette seule « réalité » est pondérée par les statistiques et le système chiffrable des probabilités. Cette réalité appartient à un monde instrumental. Nous cherchons avant tout dans le cadre de la clinique psychiatrique classique, à suivre le symptôme à la trace et à l’expliquer. Nous « provoquons » le malade. C’est une mise en demeure au symptôme d’apparaître de manière à constituer, un fond exploitable pour le diagnostic et le traitement ; mais aussi pour la recherche expérimentale. Ces symptômes deviennent un stock exploitable. Ils sont et deviennent des objets qui peuvent être expérimentalement reproduit ; ils sont alors la seule réalité, celle issue de cette production et reproduction expérimentale. Ce phénomène est patent dans toutes les recherches pharmacologiques et neurobiologiques. Il est beaucoup plus atténué dans la région des sciences « intitulées » humaines. Mais la pensée qui obéit à la mise en demeure d’un phénomène, à advenir un objet d’expérience est présente dans toutes les sémiologies psychiatriques et psychologiques. Cette pensée en vient à considérer que la seule réalité du phénomène est celle qui est produite ou reproduite expérimentalement, car elle est mesurable. Martin Heidegger aimait citer cette remarque du grand Physicien Max Planck : « N’est réel que ce qui peut être mesuré. » Un cas particulier est celui de la théorie psychanalytique, qui nécessiterait un long développement que nous ne pouvons pas aborder dans le cadre limité de cet article ; tant il mérite toute une réflexion sur la « mise en demeure » d’une parole en tant qu’objet. En revanche, si nous nous efforçons de surseoir au déploiement d’une pensée qui cherche avant tout l’exactitude, la certitude ; nous pouvons aborder de façon différente la présence du mensonge. Cette suspension nous permet, de nous ouvrir à la « valeur » du mensonge. La suspension de la pensée calculatrice, de l’exactitude est très difficile car le monde instrumental fait partie non seulement de la science moderne, mais aussi de nos réflexions et de notre vie quotidienne. Au préalable, il me semble indispensable de souligner un enseignement que apporté à mon expérience clinique, les lectures de Martin Heidegger et de D.W Winnicott.
Je pense que tout psychiatre quel que soit son inclination, ses références, peut admettre la notion d’espace transitionnel découverte par D.W. Winnicott. En effet, la sexualité infantile n’apparaît pas directement mais indirectement et devient déterminante. Mais pour que cette dernière soit déterminante l’être humain doit avoir acquis une identité stable. Les personnes qui n’ont pas atteint une unité identitaire, doivent mener un combat quasi effroyable pour tenter de la maintenir en luttant littéralement avec une souffrance atroce, contre une indistinction entre la réalité imaginaire et une autre réalité qui est celle d’une autre personne. Cette lutte est d’une intensité différente et conduit à des tableaux cliniques fort différents. Winnicott le montre avec une très grande pertinence : « Si un adulte exige trop de la crédulité des autres, en les obligeant à admettre qu’ils partagent une illusion qui n’est pas la leur, c’est un signe de folie. » J’ajouterais que Winnicott a probablement saisit cet « effroyable » ; lorsque dans un article célèbre il évoqua l’existence d’une « agonie primitive.» André, est un patient schizophrène qui est un habitué de l’hôpital de jour. J’ai ce patient en consultation, car il est parmi les malades qui me sont confiés, lorsque je commence mon activité clinique. Je connais fort mal son histoire personnelle, dont il ne me parle pas. Je dois « regarder » son traitement chimiothérapique. En effet, je dois poursuivre la prescription d’un psychiatre qui n’exerce plus à l’hôpital de jour. André, considère « du moins c’est mon impression », ce lieu comme un lieu auprès duquel il doit recevoir de quoi vivre, se nourrir en plus de l’allocation bien insuffisante qu’il reçoit. À l’époque mes références sont celles de la pratique de la psychanalyse, Racamier et Harold Searles. Ce sont des enseignements qui sont toujours présents mais très modulés, si ce n’est contre dite, par ma propre expérience.
Je voudrais évoquer tout d’abord une expérience au sein d’un monde intitulé par la psychiatrie moderne « psychotique. » Il s’agit d’une situation clinique bien connue, où le psychiatre devra tôt ou tard « agir » en privant le patient de sa liberté existentielle. Le psychiatre qui accorde une égale importance au médicament et à la psychothérapie, connaît fort bien cette situation clinique
J’essaie de parler un peu de ce qu’il fait actuellement, tout en sachant,qu’il a séjourné en hôpital psychiatrique un certain temps, son diagnostic me paraît convenable. Il me réclame des « sous » pour boucler sa fin de mois et son loyer. Les conditions effectives de sa vie sociale me paraissent vraiment le justifier. Je commets une erreur en ne lui disant pas que sa demande doit s’adresser l’assistante sociale qui travaille avec moi : j’interviens directement sans cette médiation auprès du service intéressé. Je crois que notre petite aventure a débuté par cette contre attitude. Toutefois, je pense bien longtemps après que les « sous » ou autre chose, auraient été traitée de la même façon. Probablement, ils auraient eu la même valeur, signification psychique que les « sous » qu’il me demandait. Mais avant que je comprenne cela, il m’a fallu plusieurs mois... Ce patient schizophrène me « manipulait », il me mentait : sa situation financière est difficile, mais est loin d’être, ce qu’il m’affirmait avec force et multiples preuves. J’accordais « crédit » à ces témoignages. Bref, pendant une très longue période je le croyais. André est organisé sur un mode pervers, dans sa relation avec moi. Durant cette période, il me confie à la fin de la semaine (pour mon weekend en quelque sorte,) une cassette où sont enregistrés des chansons qu’il a composé ; elles témoignent d’un certain talent. Toute ma « famille » le remarque, sans plus. Mais à chaque fois, c’est le même scénario : il manque d’argent et en arrive à me menacer si... Je découvre que ces « menaces » provoquent en moi une certaine appréhension ; plusieurs rêves m’indiquent que ce patient a réveillé des éléments de mon histoire personnelle. Ma psychanalyse est terminée depuis un certain temps ; mon contrôleur ne connaît pas grand-chose aux patients psychotiques. Mais incidemment, il m’a dit à propos de la psychanalyse : « dans la psychose on comprend tout mais cela ne marche pas. » Il n’est pas besoin de creuser bien loin, pour cerner certains enjeux probablement décisifs, de ma relation avec ce patient. Je m’abstiens car mon expérience m’a appris, combien le thérapeute se trouve confrontait à des régressions avec des mises en acte importantes ; mais surtout parce que les interventions qui seraient psychanalytiques, auraient pour effet de rompre la relation, qui s’apparente à une relation de transfert.
Quoiqu’il en soit, c’est avant tout un comportement, qui me suffit à montrer ce que je souhaite signifier. Ma crédulité à son égard continue pendant de long mois ; elle me semble rétrospectivement, avoir eu quelques effets importants, dont le plus évident : il compose une chanson, ce qu’il ne fait plus depuis quelques années... Il chante dans la cour de l’hôpital « tout le monde » se doit d’entendre sa chanson ; cette création a quelque chose qui touche autant par son thème, que par sa mélodie, vive rythmée à la manière des chanteurs modernes de cette époque. Je comprends qu’il la chante d’abord « pour » moi... Je laisse au cours des entretiens, sa chanson, les larmes aux yeux de son frère dont il me parle ; un frère à qui il a rendu visite lors d’une invitation, qu’il a toujours refusé...Le mensonge, ses mensonges 10, sa manipulation perverse, lui permettent d’exister autrement qu’en faisant de l’hôpital de jour un analogon d’un service « asilaire, » qui a précédé sa venue. Il « existe » dans ce type de relation manipulatoire. Peu à peu je découvre, que ma naïveté est une forme de surdité à la saisie, de ce qui est « en jeu » entre lui est moi. Mais c’est aussi de son point de vue, un jeu entre lui et moi : il joue avec moi, il se joue de ma crédulité névrotique, mais il joue. Il existe ainsi par rapport à son psychiatre. Ma crédulité névrotique lui permet d’entrer dans un jeu où celui qu’il dupe, ne cherche pas à « gagner » et à le faire perdre. Je ne sais pas comment me « sortir » de ses intentions menaçantes. En effet, à chaque refus, il me parle d’un « contrat » possible sur ma tête ; Si... je n’accède plus à ses exigences. Et, il me semble tout à fait capable de m’inclure dans son monde paranoïde et d’agir avec intelligence pour tenir « son » engagement. Quelques mois après avoir quitté l’hôpital de jour 11 un psychiatre, qui exerce cliniquement dans ce même hôpital me demande, comment j’ai fait avec ce patient pour me sortir de ce type de relation ? Ce que je veux souligner dans cette brève description, c’est la valeur du mensonge pour ce patient. Une valeur fondamentale qui lui permet de « parler » à son psychiatre, non pas de lui « dire » mais de créer une chanson dont la source est son mensonge, sa perversité en lien avec la création d’une relation, qui s’adressait à une autre personne. Finalement, me souvenant d’une remarque de Racamier ; au terme de plusieurs longs mois, j’ai fini par lui dire : « je ne peux pas plus. »
Cette réponse interprétable, « explicable », arrêta quasi immédiatement sa manipulation perverse ; mais guère son organisation intitulée « schizophrénie paranoïde. » C’était « le moment » décisif d’une mutation possible, vers un « Monde » intérieure, différent, mais effroyable pour lui ; ce dont mon expérience dans les services asilaires, m’avait montré les limites. Les conditions de l’hôpital de jour n’auraient pas supporté une régression d’une ampleur inévitable. Je me refusais à commencer un véritable travail psychothérapique 12. Le patient redevint peu ou prou un patient « asilaire de jour ». Mais tout de même avec une sociabilité plus affirmée et même sembla-t-il une diminution de son « activité » manipulatoire : celle de susciter chez tous les soignants une peur, par des menaces. Je n’ignore pas que la compréhension de cette situation peut être comprise d’une façon fort différente de celle que je vais proposer. En effet, je ne souhaite non pas inviter le lecteur à saisir le pourquoi de la reprise de sa créativité et de la diminution du versant paranoïde de sa schizophrénie. Mais ce qui me semble décisif est d’expliciter et non d’expliquer. La compréhension que peut avoir son psychiatre n’est pas l’essentiel. Cette compréhension risque d’occulter un point important : même non « dite » au patient, elle peut faire craindre à André une intrusion. Celle possibilité est constitutive de son « Monde », elle fait partie de son monde intérieur et de sa façon d’appréhender autrui. Comment s’est produite par la création, la sortie très relative de son univers paranoïde ? Par une attitude bien loin d’être consciente, en ce qui me concerne. Une attitude qui le laisse libre sans rétorsion intrusive son intention : celle de me tromper.
Nous pouvons dans le cadre des organisations psychotiques, « comprendre » une multitude de formations psychiques. Mais elles contribuent même sans être dites, au renforcement du versant paranoïde du malade. C’est le cas du mensonge, de la « folie » du mensonge. Le patient que je viens d’évoquer débute par un jeu où l’intention de « gagner » la partie, de me « rouler dans la farine » rencontre quelqu’un, qui n’entre pas dans ce jeu, mais dans un autre jeu : celui de ce que Winnicott qualifie de « Playing » en le différenciant du jeu pour gagner, le « Winning. » Tout ce processus s’est déroulé sans que j’en ai vraiment conscience. Et, peut-être est-ce, ce qui a permis au patient d’utiliser ce jeu comme une possession d’un non -moi. Lorsque je pus saisir plus intuitivement, mais guère comprendre, l’importance de ce qui se déroulait ; le « je ne peux pas plus » eut un autre effet qu’une action compréhensible, destinée à déjouer ses mensonges en les stoppant. Je crois que l’on admettra aisément que certaines psychopathies et maladies organisées strictement par la perversion en acte, ne doivent pas et ne peuvent pas permettre le passage du jeu pour gagner au jeu pour jouer. Comment dans nos vies, nos existences, avons-nous besoin de croire aux mensonges ? La question n’est pas « pourquoi », mais « comment » ? C’est un peu ce dont nous donne à penser l’écrivain Tibor Déry. Il est évident que pour un psychiatre-psychanalyste, Freud a explicité le mensonge, dans toute une partie de la métapsychologie et dans deux ouvrages d’un grand intérêt 16. Au cours de cet article, je n’irai pas au-delà de la pensée la plus courante : un adulte sain possède le sentiment d’une continuité d’existence. Il est évident que pour un psychiatre de formation psychanalytique, je me réfère à Winnicott.
Un adulte sain possède cette capacité, la continuité de son existence, qui est sollicitée de sa naissance à sa mort. Cette continuité existentielle est assuré par un travail psychique qu’un être humain doit entreprendre, afin d’exister. « Vivre » ne va pas de soi. Il faut s’y mettre. Cependant, son histoire personnelle, des situations particulières dont l’origine prend sa source dans l’environnement, peuvent menacer ce travail, le rendre plus fragile ou le fragiliser ; jusqu’à précipiter la personne dans une discontinuité, qui peut la conduire au surgissement des symptômes pathologiques ; lesquelles étaient silencieux et sans expression. Je voudrais maintenant évoquer un cas clinique qui me permettra, du moins je l’espère de préciser quelque peu cette notion de continuité d’existence. Ce terme est une traduction insatisfaisante de la notion de « Self Being » dont Winnicott souligne l’importance. Ce concept met en tension la métapsychologie freudienne. Une particularité que nous ne pouvons développer dans le cadre limité de notre thématisation. Il y a déjà un certain nombre d’années, une jeune femme célibataire que je prénommerais Sarah, me consulta selon son dire en raison d’une rectocolite hémorragique très sévère. Elle me raconta qu’elle venait d’un séjour de longue durée au sport d’hiver, où elle pratiqua de manière intensive avec un guide, un ski de randonnées. L’équipe hospitalière me disait-elle fut absolument stupéfaite. En effet, elle était partie en pleine crise hémorragique, contre l’avis de l’équipe médicale, car son état nécessitait une intervention chirurgicale urgente. Les examens complémentaires montraient à son retour, un intestin cicatriciel mais parfaitement fonctionnel, sans saignement. La crise avait cessé assez rapidement me disait elle et à ce jour l’intervention chirurgicale n’aurait pas lieu.
J’étais le deuxième psychiatre psychanalyste qu’elle consultait. C’était un « miracle » me disait-elle. Peu de temps après son retour et la rémission de la rectocolique hémorragique, elle fut hospitalisée pour un délire « éteint » depuis par les neuroleptiques. Et, je découvrais qu’elle était encore hospitalisée en clinique psychiatrique. D’origine juive, elle évoquait l’ancien testament pour affirmer le « miracle. » Cette affirmation lui permettait de « se » comprendre et de « saisir » le pourquoi de sa guérison. Elle me fit part, de l’intervention d’un maître de l’École psychosomatique de Paris qu’elle avait consulté auparavant : « ce sont des bondieuseries » lui avait-il dit. Peut-être cette intervention fut elle la goutte d’eau qui fit déborder le vase ! ? En fait,j’ignorais le contexte, particulièrement la manière dont cette jeune femme avait fait part de sa conviction, à cet éminent confrère. Il m’arrive de temps à autre de m’évoquer cette patiente dont je ne pus malheureusement, pour des raisons complexes, assurer la psychothérapie. Mais cette rencontre passée me permet aujourd’hui de m’imaginer, comment j’aurais pu débuter un dialogue psychothérapique avec elle. C’est que depuis j’ai appris à considérer les écrits bibliques en « oubliant » peu ou prou, le non croyant que je suis. Ainsi, le texte de la bible et plus précisément aux versets 12 et 13 de la Genèse XVIII : Dieu ment. Il dit à Sarah qu’elle enfantera, et Sarah de rire : mon mari est un vieillard dit-elle ; et Dieu de dire à Abraham que Sarah lui a dit qu’elle était trop vieille pour cela, alors que Sarah a ri de la stérilité d’Abraham. Dieu a menti à Abraham. Ce fragment de la Genèse ne nous montre -t-il pas que tout le monde ment, même Dieu ?
Je souhaite maintenir la façon dont je thématise la problématique du mensonge. J’avais compris pourquoi ce Maître de la psychosomatique, clinicien d’exception, avait traité cet appel à la croyance de « bondieuseries. » La théorie psychosomatique en rendait compte par l’existence de ce que Claude Smadja et Gérard Szwec ont découverts : « les procédés auto-calmant » (ici pratique intensive du ski) et la notion de désorganisation progressive en psychosomatique dans le modèle Psychosomatique de Pierre Marty. Néanmoins, je propose au lecteur une lecture différente. Sarah « me » fait « appel » à la croyance d’un miracle, elle me demande de lui confirmer l’existence de l’entrée en présence d’une absence. Celle où le passage, pour ne citer que cette forme d’appel, de la vie au trépas et du trépas à la mort s’effectue sans rupture d’une continuité existentielle : le monde d’un « in »-fini : celui de l’éternité. Je pense que la réponse à cet appel aurait débuté par les différentes interprétations du mensonge de Dieu dans la tradition talmudique : j’aurais dû avoir quelque recours à des amis bien instruits de ces discussions et interprétations Il me semble indispensable de préciser un point qui est important. La continuité d’existence se transforme en la possibilité de donner un « sens » à la dure réalité de ce que nous vivons. Et, à la possibilité d’interpréter notre propre histoire personnelle. C’est évidemment pour me permettre de thématiser ce sur quoi je veux insister, que j’aie évoqué cette incursion biblique. Le mensonge est créateur d’une fiction qui trompe. Mais en cherchant bien nous trouvons au cœur de chaque mensonge, la « création » d’une fiction et l’intention d’engager autrui dans cette aire de création.
Nous laissons en suspend le pourquoi du Mentir. C’est à dire son intention de tromper. Ce sont les mensonges d’enfant qui révèle une intention qui n’est pas toujours celle mise en évidence par Freud. Cette différence demande une sorte de « saut » dans notre réflexion : celui de différencier le moment du « comment » et du « pourquoi ». J’ai un souvenir d’une rencontre avec un enseignant au sujet d’un petit garçon qui était en cours élémentaire à l’école primaire. Cette enseignante était la directrice d’une école. J’avais remarqué au cours de rencontres avec l’équipe pédagogique de son établissement sa subtilité. Elle me fit part du problème que lui avait présenté une institutrice au cours d’une réunion de l’équipe pédagogique. Cet enfant que je prénommerais Patrick était un enfant déprimé. Elle me rapporta qu’une des maîtresses de l’équipe pédagogique lui avait part d’un mensonge de Patrick, un petit bonhomme de sept ans, élève dans sa classe. Cette institutrice exigeait que les enfants accompagnés par un adulte soit à l’heure exact fixé par l’établissement sous peine d’une punition. Les enfants qui arrivaient en retard étaient réprimandés et avaient une punition assez légère (un quart d’heure de retenu pendant la récréation.) L’enfant avait ce jour-là un retard conséquent et son arrivée dans la classe fut ponctuée par l’institutrice d’une réprimande soutenue et de la « punition. » C’est alors que l’enfant la voix étouffée par des sanglots dit : « ma mère est malade » et justifia ainsi son retard L’institutrice évoqua au cours de la réunion sa culpabilité vis à vis du petit écolier. Ors, elle apprit en fin de journée qu’il s’agissait d’un « mensonge ». La mère n’était pas malade. La mère vint (sur les conseils de l’institutrice) avec Patrick au CMPP que je dirigeais.
J’assurais en tant que directeur, une première consultation avec la famille de l’enfant. La mère aimait son enfant, c’était évident non sans une certaine ambivalence, qui me donna l’impression que « quelque chose » d’inapparent existait entre sa mère et Patrick. Mais le cadre de l’entretient ne me permettait guère d’aller plus avant. La mère était pleinement d’accord pour que Patrick puisse entreprendre une psychothérapie. Patrick me frappa par la clarté de son accord et dit à peu près au sujet de la psychothérapie qui lui était proposé : « oui, je me demande pourquoi quand j’étais en CP, apprendre était agréable pour moi et que cette année, j’arrive pas à m’intéresser » .Cette formulation aussi claire, délivré de la réticence habituelle des enfants en période de latence, me surprit : je me disais à moi même que son mensonge était de grande valeur ; de plus il coïncidait avec un certain goût de la vérité. Je me souvenais aussi de la remarque de Winnicott, sur la gravité potentielle des troubles névrotiques de l’enfant en période de latence. Cette très grande maturité du petit bonhomme, traduisait probablement une souffrance névrotique importante. Outre ces références théoriques, je songeais à l’article de Freud sur les deux mensonges d’enfant. Intéressant, tout cela me disait je, bien que la dimension dépressive m’interrogeât. Et, pourquoi ce mensonge ? Tout cela devrait être abordé par son psychothérapeute. Nous étions au cœur d’un hiver rigoureux, un manteau aux larges manches recouvrait partiellement, les mains de la mère de Patrick. Toutefois, je remarquais que cette mère coopérante, comprenant fort bien la nécessité d’une psychothérapie pour son fils, s’efforçait de dissimuler une de ses mains à l’aide de la manche du manteau. C’est alors que je m’aperçus que j’avais oublié ( ?) de les inviter à retirer leur manteau. Ce que l’une et l’autre s’étaient bien gardés de faire, malgré l’inconfort évident. Je remarquais alors que le petit bonhomme tourna ses yeux avec une intensité soucieuse vers sa mère, pendant qu’il déposait son manteau sur ses genoux. La mère rougit quelque peu et marqua une forme de malaise et de désarroi. C’est à cause de la « thalidomide » me dit-elle, en découvrant ses deux mains, dont l’une était rudimentaire, sans « pouce », bref pratiquement totalement atrophiée. Le mentir de Patrick prenait une tout autre dimension, qu’une simple dissimulation destinée à éviter la sanction : être privé d’une partie de la récréation. C’était un appel impossible à dire....
Peut-on dire que le mensonge de Patrick est un mentir qui dit le vrai ? Il me semblait évident que les entretiens psychothérapiques le conduiront à rapprocher son mensonge du lien qui l’enchainait à sa mère. Mais cette certitude du mentir qui « dit » le vrai, appartient au philosophe qui tente de cerner l’essence du langage autour d’une promesse de véracité. Selon mon point de vue, le couple mensonge-vérité, mensonges-sincérité renvoient notre réflexion, à des mécanismes divers selon les corpus théoriques. Ils nous font entrer dans une pensée qui apprécie, le mensonge à partir d’une technicité où la recherche de l’exactitude est souveraine ; la mesure du degré de véracité demeure la seule réalité possible. La clinique nous apprend autre chose : le mensonge est un appel à une croyance partagée pour tenter de formuler ce qui peut briser notre propre continuité et aptitude à vivre. La clinique nous le montre à l’évidence dans ces cas où le mentir devient l’ultime recours à exister à partir de soi-même : le je mens devient inséparable du j’existe : je mens, j’existe. Il devient alors compréhensible qu’un être humain puisse se mentir à lui-même. Il peut le découvrir lors d’un traitement psychanalytique. C’est une possibilité dont la pratique psychanalytique n’a pas l’exclusivité. Néanmoins, le traitement psychanalytique peut permettre au patient de découvrir comment une partie de lui-même le condamne à vivre en dehors de lui-même, en étant étranger à ce qu’il dit, par le pouvoir du mensonge utilisé de manière systématique. En guise de conclusion, sans conclure : Notre thématisation du mensonge a tenté d’écarter le « faire comprendre » du mensonge par tout un développement théorique, sans éliminer la possibilité dans un second temps de l’expliquer. Notre réflexion est particulièrement difficile, car elle tente de s’affranchir de l’explication scientifique qui conduit au couple opposé mensonge-vérité, vrai ou faux. Le mensonge qui surgit dans le cadre de notre région scientifique déploie alors toute sa valeur : un appel à une croyance partagée, qui peut devenir intention de tromper. A Ksensee
