CONTROLE SCOLAIRE DISCONTINU
31 octobre 2022
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31 octobre 2022

La contre révolution

IL est vertigineux de constater que nous assistons aujourd’hui, en psychiatrie et en psychologie, à une véritable contre révolution. Tout le mouvement d’approche compréhensive des troubles mentaux et de la psychopathologie, développé depuis la Libération, sous l’influence de la psychanalyse, et qui avait abouti à remplacer le système asilaire par une organisation visant à limiter les hospitalisations de longue durée au temporairement nécessaire, à la politique de secteur dont l’aspect géographique visait à assurer le suivi au long cours des patients par les mêmes équipes, de façon à pouvoir évaluer l’adéquation des soins, à développer des formes de psychothérapies individuelles et institutionnelles, est pratiquement immobilisé.

Les facteurs de ce coup d’arrêt sont nombreux. Le facteur principal me semble être celui d’un changement dans la façon dont les médecins mais aussi le public et les administrateurs de la santé publique conçoivent la psychiatrie. En face du fait psychiatrique qui inquiète, déroute, du fait de son caractère insaisissable, irréductible à une causalité unique, peu prévisible dans son évolution, intriqué à de multiples facteurs sociaux dont ses conséquences sociales, souvent lourdes le médecin se trouve placé dans une situation paradoxale. Tous ces paramètres du fait psychiatrique, mettent en défaut le mode opératoire qu’il a acquis : recueillir des symptômes, en déduire une maladie, prescrire une thérapeutique, la triade signe, diagnostic, traitement est mise en défaut. D’autre part la rencontre avec une personne qui souffre psychiquement est doublement inquiétante pour le médecin : par une sorte de résonance psychique une angoisse s’éveille en lui, le menaçant d’une souffrance analogue, surtout s’il se met à écouter son interlocuteur et à s’identifier à lui, et en même temps il aimerait soulager cette personne alors même qu’il se trouve privé de ses moyens d’action habituels. Mais reconnaître que ses moyens d’action sont inadaptés augmenterait son inquiétude. Il lui faut donc nier la spécificité du fait psychiatrique son irréductibilité au fait médical. La médecine d’aujourd’hui s’acharne ainsi à les assimiler l’un à l’autre. « Je sais bien mais quand même... » Il en résulte que la souffrance psychiatrique elle-même n’est prise en compte qu’à partir de ses symptômes apparents, recherchés préférentiellement en fonction des médicaments susceptibles de leur être proposés en réponse : angoisse ? anxiolytiques ; dépression ? anti-dépresseurs ; bipolarité ? régulateurs de l’humeur... Toute approche relationnelle et compréhensive de la personne est écartée.

Misère du diagnostic

Il est clair qu’un état mélancolique grave, une anorexie mentale sévère nécessitent de placer le sujet qui en souffre dans une situation de soins analogue à celle où l’on installe un malade somatique qu’il faut hospitaliser. Cependant la nature du trouble psychiatrique n’a rien à voir, ni dans son déterminisme ni dans son devenir, avec une affection somatique grave.

En médecine il y a des milliers de maladies bien individualisées, spécifiques, chacune avec sa causalité, son évolution prévisible, sa biologie, un traitement, ou pas encore de traitement mais des lignes de conduite. En psychiatrie ? Vanité du diagnostic... En additionnant les trois formes de névroses, la psychose maniaco-dépressive, la schizophrénie, l’autisme (si tant est que l’un ne soit pas une sous-catégorie de l’autre) et les « états limites » on arrive à moins d’une dizaine d’entités. Peut-on réellement parler de diagnostic, et penser que l’on cerne une « maladie » ? Dans la pratique psychiatrique courante d’aujourd’hui le diagnostic passe par tout est celui de « bipolarité », vaste extension à des sujets « non psychotiques » de la notion d’état maniaco-dépressif, extension essentiellement liée à l’existence de médicaments réputés régulateurs de l’humeur qu’il faut avoir des raisons de prescrire malgré leur faible efficacité.

Avatar de la démarche médicale les diagnostics proposés par les différentes versions du DSM ont été pensés pour « faire entrer la psychiatrie dans le champ de la médecine scientifique en élaborant une neuropathologie liant causalement des dysfonctionnements neurobiologiques à des troubles mentaux », mais en fait il s’agit essentiellement d’échelles asservies à l’étude de l’effet de médicaments psychotropes. Selon l’ancien directeur de la NIMH, principal organisme de recherche en psychiatrie biologique aux États-Unis, Steven Hyman, « la classification de ces troubles selon le DSM a entravé la recherche » et il appelle de ses vœux une autre façon d’envisager les troubles mentaux.

Il faut ajouter à l’impossibilité de transposer la notion de diagnostic médical à la psychiatrie, la difficulté à opposer le normal et le pathologique dans le registre psychique. L’un des critères du pathologique selon Canguilhem était le recours au médecin. Mais nombre de sujets souffrant de troubles mentaux ne s’adressent pas au médecin. La pathologie est alors déclarée par celui-ci, indépendamment de ce que dit la personne qui se trouve ainsi désignée malade, sans critères objectifs ; le « diagnostic » est établi au risque de la subjectivité, voire de l’arbitraire d’une désignation sécuritaire ; ainsi les opposants au régime soviétique étaient considérés comme malades mentaux et psychiatrisés. Une définition statistique du pathologique, en fonction de la dispersion par rapport à un écart type donné est-elle possible ? À ce compte-là les élèves de l’ENS de la rue d’Ulm sont à classer dans les états pathologiques tandis que l’illettrisme de fait d’un énorme pourcentage d’élèves de CM2 peut être considéré comme normal.

Limites de la biologie

Il n’y a pas de test biologique de la dépression, ni non plus de test électro-encéphalographique ni d’imagerie cérébrale caractéristique. Il n’y en a pas davantage pour les états réputés psychotiques. Alors qu’en médecine l’objectivation est la règle, soutenue depuis Laënnec par la méthode anatomoclinique, la médecine expérimentale de Claude Bernard et la biologie, l’appréciation d’un état psychiatrique est essentiellement subjective. Alors que l’examen neurologique d’un sujet par trois neurologues différents donnera les mêmes résultats, trois comptes rendus d’entretiens menés par trois psychiatres différents comporteront des différences parfois considérables, et des recommandations ou prescriptions bien différentes. En matière de médecine lorsque l’on a trouvé le traitement efficace d’une maladie donnée, contre la tuberculose par exemple, celle-ci diminue en fréquence puis disparaît. Nous disposons de médicaments anti-dépresseurs depuis soixante-dix ans environ : le taux de dépression reste le même, le taux de suicide n’a en rien diminué. Les neuroleptiques ont incontestablement favorisé les soins aux sujets « psychotiques » mais on ne « guérit » toujours pas la schizophrénie. Dans le numéro d’octobre 2010 de la revue Nature Neuroscience, Steven Hyman et Eric Nestler, un autre grand nom de la psychiatrie américaine, écrivent : « Les cibles moléculaires des principales classes de médicaments psychotropes actuellement disponibles ont été définies à partir de médicaments découverts dans les années 1960 à la suite d’observations cliniques. (...) les recherches en neurosciences n’ont abouti [depuis] ni à la mise au point d’indicateurs biologiques pour le diagnostic des maladies psychiatriques ni à de nouvelles classes de médicaments psychotropes 3. » Les espoirs d’établir une psychiatrie biologique considérant les troubles psychiques comme des maladies du cerveau baissent considérablement parmi les chercheurs en neurobiologie mais, paradoxalement, la conviction que la psychiatrie biologique est advenue gagne dans le monde des médecins, des psychiatres, des décideurs des politiques de santé et dans l’opinion publique. La conception de la psychiatrie qui tend aujourd’hui à dominer est que tout y serait déterminé de façon neurobiologique ou génétique. Il s’ensuit que l’influence de l’environnement sur l’évolution du psychisme, le rôle des expériences vécues dans le milieu familial et social ne doit plus être pris en compte. Toutes les données sociales, la pauvreté, les expériences traumatiques de l’enfance n’ont pas à être prises en considération dans le déterminisme des troubles mentaux. La dimension relationnelle des soins en psychiatrie tend à être minimisée. Les médicaments sont le salut.

Et pourtant « les traitements médicamenteux sont peu efficaces à long terme pour les troubles fréquents. Par exemple, les psychostimulants sont efficaces à court terme pour alléger les symptômes de l’hyperactivité (TDAH), mais ils ne protègent pas contre les risques accrus de délinquance, de toxicomanie et d’échec scolaire qui sont plus élevés (deux à quatre fois) chez les enfants souffrant du TDAH. De même, après un traitement par antidépresseurs, le taux de rechute est de l’ordre de 70 %, et la différence avec un traitement placebo n’est faiblement significative que dans les dépressions les plus sévères. Par contre, les psychothérapies sont considérées comme efficaces aux États- Unis, y compris celles se référant à la psychanalyse 4 ». Soulignons : l’efficacité d’un antidépresseur n’est pas significativement différente de celle du placebo et n’est que « faiblement » significative dans les dépressions sévères. Psychiatrie biologique ou est ta victoire ?

De la croyance scientiste

La croyance sommaire dans le déterminisme génétique des maladies psychiatriques est forte, en particulier par rapport aux troubles graves, autisme, schizophrénie par exemple. Elle reprend en fait, vêtues de modernité, les théories de la dégénérescence défendues à la fin du XIXe siècle. Leur avantage est que ce point de vue exonère les uns et les autres de toute culpabilité. On a ainsi reproché à certains psychanalystes traitant des enfants autistes de rendre les parents coupables de l’état de leur enfant. Passons sur le fait que les parents d’un enfant mal portant se sentent inévitablement coupables de son état et que les psychanalystes cherchent en général à dénouer cette culpabilité de façon à permettre aux parents de retrouver confiance dans leurs capacités à aider leur enfant. Mais de là à considérer qu’étudier d’éventuelles circonstances défavorables dans les premières relations parents-enfant comme facteur possible dans l’organisation d’un état autistique doit être interdit pour ne pas désespérer les parents ? n’a rien de scientifique et relève plus de la dictature idéologique. En effet si la maltraitance des enfants, les modes d’éducation précoce, les conditions sociales dans lesquelles on laisse vivre certains enfants n’ont pas d’impact, il n’y a pas à considérer la moindre responsabilité personnelle ou collective puisque le rôle de l’environnement est secondaire. Pourtant pour une maladie génétique aussi typée que la trisomie 21, le développement psychique dépend essentiellement de la façon dont l’enfant trisomique est investi et des interactions avec son milieu de vie. Les enfants trisomiques investis de façon « suffisamment bonne » parlent, développent des capacités relationnelles, acquièrent une certaine autonomie... Rejetés ou mal investis ils souffrent et s’appauvrissent.

Le rôle des facteurs génétiques dans le déterminisme des troubles psychiatriques est bien entendu important, mais il est à comprendre dans un ensemble de relations complexes avec les facteurs environnementaux et relationnels. Il n’y a pas de facteur causal isolé en matière de psychiatrie. Par rapport à la schizophrénie par exemple, l’espoir de trouver une anomalie génétique à son origine est pour le moment déçu : « L’analyse du génome entier de près de sept cent cinquante schizophrènes n’a pas suffi pour mettre en évidence des anomalies génétiques. Elle n’a même pas retrouvé le gène défectueux pourtant identifié dans une famille écossaise 5 ». Plus les études génétiques se multiplient et plus s’affaiblit l’espoir de trouver une origine génétique étiologique dominante de ces troubles graves. C’est dans l’autisme qu’elle a été le plus souvent invoquée comme cause explicative, pourtant ce n’est que dans 5 % des cas que des anomalies génétiques ont été relevées. Et trouverait-on un gène de l’autisme, encore faudrait-il considérer ce qui a pu l’activer.

L’existence de pathologies plus fréquentes dans certaines familles pose la question de « l’héritabilité » des troubles, mais cette héritabilité ne signifie pas leur origine génétique, le fait de vivre avec des parents schizophrènes est sans doute un facteur prédisposant indépendamment de toute transmission d’un gène pathogène. Les phénomènes d’épigenèse, modifiant non pas le gène mais son activité, et qui sont sensibles à l’environnement pourraient être en cause.

Le rôle de l’environnement dans l’épigenèse

Les recherches en ce domaine sont en effet extrêmement intéressantes : elles sont à la fois peu concluantes en ce qui concerne un déterminisme génétique univoque, direct, de certaines affections graves mais elles sont démonstratives sur le rôle de l’activité génétique, celle-ci pouvant être modifiée par l’environnement dans ce qui est désigné comme « l’épigenèse ». Tout n’est pas déterminé par la séquence de l’ADN de tel ou tel gène : la synthèse des protéines induite par celui-ci, « la transcription de l’information génétique » est influencée par de nombreux facteurs environnementaux. C’est l’activité génétique qui se trouve modifiée : « ... les études épigénétiques commencent à révéler les bases biologiques de ce qui était connu depuis bien longtemps par les cliniciens : les expériences précoces conditionnent la santé mentale des adultes. Après trois décennies décevantes de recherche des causes génétiques des troubles psychiatriques, ce nouvel axe de recherche de la psychiatrie biologique a le mérite de remettre sur le devant de la scène les facteurs de risque environnementaux des périodes pré et postnatales. De ce fait, les études épidémiologiques, qui ont mis en évidence les facteurs de risques sociaux et économiques, retrouvent du crédit ainsi que les actions préventives en direction des jeunes enfants et de leurs parents ».

Plus les recherches neurobiologiques progressent et moins on peut penser qu’il existe une causalité génétique linéaire et plus on est amené à penser que les éléments environnementaux, familiaux, sociaux économiques jouent un rôle, non seulement par des phénomènes d’intégration psychique d’expériences affectives, mais par les modifications de l’activité génétique qu’elles induisent.

La négation de la psychiatrique

Alors pourquoi la croyance simpliste dans une psychiatrie biologique s’impose-t-elle ? Et pourquoi est-elle l’inspiratrice presque unique des politiques de soins ? Parce que la tentation de nier le fait psychiatrique dans sa spécificité est grande. C’est oublier, nier la psychiatrie que de tenter de la médicaliser, de la neurologiser.

Un symptôme de cette négation a été la suppression de l’internat en psychiatrie, non pas qu’il n’y ait plus du tout d’internes en psychiatrie, mais le concours de recrutement spécifique des internes en psychiatrie a été supprimé. Il y avait autrefois quelques petites centaines de postes d’internes en psychiatrie, accessibles par la voie d’un concours spécifique auquel les candidats choisissaient de se présenter. Il n’y a plus aujourd’hui que quelques dizaines de postes d’internat en psychiatrie proposés au choix des candidats qui ont réussi le concours d’internat en médecine. On considère ainsi implicitement la psychiatrie comme branche de la médecine somatique. Le jeu de taquin du choix des postes, au mieux « nommé », aboutit au fait que, sauf pour un petit nombre qui fait le choix positif de la psychiatrie, les postes en psychiatrie sont occupés par des déçus de l’ophtalmologie, de l’hématologie et autres disciplines purement médicales. Le nombre des internes ayant fait un choix positif de la psychiatrie est relativement faible. Autre élément : la disparition d’une formation spécifique d’infirmières et infirmiers en psychiatrie.

Ces deux éléments sont la conséquence d’une peur et d’un mépris contre phobique de la psychiatrie lesquels aboutissent, entre autres, au fait que les crédits hospitaliers alloués à la psychiatrie sont peu à peu phagocytés au profit des services de médecine, obstétrique et chirurgie, et que d’autre part on compte dans les dépenses de psychiatrie la masse des psychotropes prescrits par les médecins généralistes : énorme dépense... La toxicomanie française aux psychotropes aux benzodiazépines en particulier dont la prescription chez les personnes âgées est l’une des principales causes de fracture du col du fémur est un signe certain de la fréquence de la souffrance psychologique mais aussi de la méconnaissance de la psychiatrie par les généralistes : démunis ils prescrivent aveuglément les psychotropes à la demande. Et ces prescriptions s’étendent aux enfants qui étaient jusque-là à peu près préservés du zèle pharmacothérapeutique. Cette invraisemblable surconsommation de psychotropes reflète l’absence de politique cohérente dans l’approche des troubles psychiques.

Mépris, mais aussi dégoût de la psychiatrie. Je me rappelle l’un de mes maîtres, merveilleux clinicien et neurologue disant : « J’ai la haine du dingo figé par l’Halopéridol... » Il avait du moins le mérite de reconnaître son malaise en face de la folie. Et ce rejet est lié à la difficulté Qu’il y a à entrer en contact avec quelqu’un qui souffre de troubles psychiques. La tentation est de ne pas s’approcher, de surtout ne pas comprendre car ce serait risquer de rencontrer en soi-même des inquiétudes similaires, éprouver en écho des craintes communes, vivre, ne serait-ce que sur un mode mineur, des angoisses du même ordre.

Pour éviter cela, la recette est simple : réduire le contact humain au minimum en considérant le trouble mental à l’instar d’une maladie ordinaire. Faire disparaître le psychique derrière le médical. Il ne s’agit plus alors de soigner une personne mais une maladie dont le siège est le cerveau. On pratique alors des « bilans », on remplit des échelles d’évaluation, on fait remplir au patient des questionnaires ; de tout cela résultent un « diagnostic » et la mise en place d’un « protocole » de soins en général de prescription de psychotropes qui sera appliqué à une personne que l’on n’a pas pris le temps de connaître. Le modèle appliqué à la psychiatrie est celui de la médecine vétérinaire. Le constat que la population des sans domicile fixe est à plus de 90 % composée de grands malades mentaux a conduit certaines équipes de psychiatrie bien intentionnées à aller distribuer dans la rue des psychotropes à ces naufragés 7.

Cet homme pris dans sa folie, serré dans une souffrance née dans son histoire, ses relations, ses traumatismes, souffrant de ses souvenirs et des traces des coups psychiques qui lui ont été portés et qu’il s’est parfois lui-même infligés, il ne faut en voir que les neurones, ce sont eux qui ne vont pas, c’est son lobe frontal qui dysfonctionne... Rappelons-nous que ces raisonnements ne sont pas d’aujourd’hui et qu’ils ont, dans un passé encore proche, conduit à des pratiques neurochirurgicales absurdes : lobotomies, topectomies... et que l’on a proposé récemment la pose de stimulateurs électriques cérébraux analogues à ceux que l’on met en place pour traiter certaines formes de maladies de Parkinson dans le traitement des TOC, arbitrairement considérés, sans aucune preuve tangible, comme « neurologiques »...

Spécificité de la psychiatrie

Quelles qu’en soient les raisons le constat est que le fait psychiatrique, le fait psychopathologique, est ramené aux dimensions d’un fait Médical ordinaire : la spécificité, la complexité, la détermination polyfactorielle du fait psychopathologique est délibérément méconnue. Il est politiquement incorrect sinon interdit de la prendre en compte.

Spécificité ? Mais oui. Un trouble psychique n’apparaît pas du fait de la rencontre d’un élément pathogène caractérisé qu’il suffirait de faire disparaître pour le « guérir ». Tel événement, traumatique par exemple, ne produira pas les mêmes effets sur différentes personnes. Chacun de nous a développé une sensibilité particulière qui le fera réagir de façon plus ou moins vive à tel événement. La personnalité de chacun est le résultat des expériences affectives accumulées et réélaborées au cours de sa vie. Avoir déjà traversé telle épreuve peut nous avoir fragilisé à sa réédition ou nous avoir permis de développer une façon de nous en défendre. Le psychisme de chacun de nous, avec ses forces et ses faiblesses, s’est constitué au cours de notre histoire personnelle. Le rôle de notre environnement parents, frères, sœurs, grands-parents, amis de tous âges, voisins, instituteurs, professeurs a été considérable et nous avons utilisé et modelé à notre façon ce que nous y avons rencontré. Chacune des personnes que nous avons aimées ou haïes nous a laissé quelque chose avec quoi nous nous sentons plus forts ou plus vulnérables suivant les circonstances. Ce que nous aimons nous construit. Tous les cerveaux sont semblables, avec un stock énorme de neurones substituables les uns aux autres, mais chaque psychisme est différent. Il ne s’agit pas de soigner le cerveau mais un certain fonctionnement de l’esprit qui ne se résume pas au fonctionnement neurologique. Si je ne comprends pas le serbo-croate ce n’est pas que mon cerveau est défectueux c’est que je ne l’ai pas appris. On pourra me prescrire des amphétamines ou des antidépresseurs cela ne changera rien. Un sujet phobique ne peut changer que si quelque chose dans son organisation fantasmatique évolue.

Autorisons-nous une métaphore grossière : nous avons tous le même ordinateur, même marque, même processeur, même système d’exploitation. Après quelques mois d’usage chacun d’eux ne s’est pas électroniquement modifié mais il est devenu « un gros meuble à tiroirs, encombré de bilans, de vers, de billets doux, de procès, de romances, avec de lourds cheveux roulés dans des quittances... ». Ajoutons les mathématiques de l’un, les finances de l’autre, ses photos, sa musique, ses vidéos, ses tentatives de littérature ou ses articles publiés, et les logiciels qu’il a concoctés lui-même... D’un « Mac » à l’autre rien n’est plus pareil et si ça ne marche pas ce n’est pas que le processeur est mauvais, que le cerveau ou la mémoire sont défectueux...

La psychiatrie n’est pas une médecine de « l’encéphale » elle, ne soigne pas un organe mais une personne dans toutes ses dimensions. Le caractère polyfactoriel du déterminisme de la pathologie psychiatrique implique de tenir compte de tous ces facteurs individuels, familiaux, neurobiologiques, économiques et sociaux, dans l’approche de chaque personne ainsi que dans la mise en place des politiques de soins et de prévention. La dimension relationnelle et psychothérapeutique de l’exercice de la psychiatrie est d’une importance cruciale. Chaque personne qui souffre est différente, la comprendre dans son originalité est nécessaire. Toute tentative de réduire le fait psychiatrique à l’une, quelconque, de ses dimensions constitue une sorte de fétichisme intellectuel et conduit, sur le plan scientifique à une falsification.

Paul Denis

IN : Psy.Fr : Comment devient on bête n°2 . 2022 . pp. 79-89.

Bibliographie

DECLERCK P., Les naufragés, Terre humaine, Plon, Paris, 2001. GONON F., « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? », Esprit, novembre 20

1 Comment

  1. KIRIOS dit :

    C’est un article qui témoigne de la grande connaissance du champ de la psychiatrie actuelle et qui est pour moi fondamental. Je voudrais formuler une véritable critique, c’est à dire un effort qui vise une tentative de discernement. Ce que demande à la psychiatrie les autorités administratives est bien cerné par l’auteur, ainsi que la falsification d’une psychiatrie guidée par le monoïdéisme biologique, neurobiologiques et toutes les autres dimensions, qui tentent de rendre compte de la maladie mentale ou de graves troubles existentiels, par une seule dimension. Un mode de réflexion gouverne notre époque: cette période est dominée par le langage universel: celui des mathématiques et de l’exactitude. Je ne pense pas qu’une certaine psychanalyse échappe à cette inadéquation, bien que de nouvelles découvertes soient venues mettre en doute certains Principes psychanalytiques, qui puisent leur origine dans le souhait de Freud de faire de la psychanalyse une « science » selon un modèle celui de la science physique de son époque: cette inclination est d’ailleurs constante mais dissimulée par son « génie ». Ce qui me conduit à l’interrogation suivant: qu’est ce qui dans la pratique psychiatrique contribue à cette contre révolution, la renforce sans en être l’origine?

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