La contre révolution
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Luc était un jeune homme nonchalant, un échalas aux cheveux longs, ni plus ni moins complexé que beaucoup d’adolescents de 16 ans bien élevés, rêvant encore à leurs promesses d’amour tout à fait érotiques. Celui-là s’ennuyait particulièrement au lycée et rêvait d’un ailleurs jamais vraiment défini, sans contraintes, et toujours loin d’une famille à l’attention et à l’attente très pesantes. Pour compléter le tableau, insistons sur le fait que ce fils unique avait un programme, un avenir à assurer pour relever les échecs et les ambitions déçues de ses parents. Luc avait sans bruit échafaudé une technique bien rodée et simple, il était ailleurs pratiquement en toutes circonstances. Il aurait pu être un bon client pour les jeux vidéo et les « chats » sur internet, mais là aussi il était en marge comme pour le football et presque tous les sports. Son retrait était sélectif. Par ordre décroissant d’abord ses parents, tout près la plupart des cours et des professeurs, puis probablement les deux tiers de son entourage.
Cela donnait un tableau d’adolescent sage, passant pour élitiste, ayant de bons amis, original aux yeux des uns et des autres. Des vêtements discrets mais étudiés, une passion pour le cinéma, plutôt les films anciens, une bulle tranquille grâce aux romans habilement affichés et dévorés régulièrement, lui donnaient un genre pas toujours très déterminé sexuellement. Il faut dire qu’il n’avait rien de ces adolescents spectaculaires et sportifs qui aimantaient les filles.
Luc n’aimait pas donner à rire à ses camarades de lycée. C’était pourtant le jeu favori qu’avait institué le professeur de maths qui de plus était professeur principal. Cela consistait à repérer les moments où Luc était particulièrement dans ses rêves, voire à moitié endormi. Monsieur Guelfi le sollicitait alors de sa voix grave et forte par son nom. Incertain, Luc croyait alors entendre qu’on s’adressait à lui. Il levait la tête et son visage plus ahuri qu’interrogatif déclenchait automatiquement l’hilarité de la classe. Et quand le professeur le félicitait d’avoir entendu, celui-ci prenait soin de ne pas répéter ce qu’il attendait de lui. Était-ce aller au tableau ou comme souvent simplement une provocation à lui demander l’heure simplement pour le réveiller ? Une chance sur deux, cela rendait le hasard incertain. Il choisissait le plus souvent l’heure pour ne pas avoir à se donner en spectacle au tableau. S’il tombait juste la classe applaudissait, s’il se trompait l’hilarité générale était à son comble. Et le professeur réveillait toute sa classe à bon prix pour un cours durant deux heures bien longues sans récréation.
M. Guelfi était un amoureux des mathématiques et un enseignant qui investissait tous ses élèves. Il n’avait pas vraiment besoin des notes pour savoir à qui il avait affaire. Luc qui avait des moyennes plus que correctes aux exercices écrits était devenu pour lui un casse-tête. Comme il se faisait un devoir d’amener en classe préparatoire les élèves qu’il pressentait doués il avait jugé malgré tout que Luc était de ceux-là. À essayer de le secouer un peu, ça n’avait rien donné. Les menaces et les renvois provisoires n’avaient pas eu plus de succès. Il fallait échafauder un plan mais lequel et comment ? En bon professeur M. G. avait remarqué que Luc était assez susceptible depuis qu’il répétait sa sollicitation hilarante. Il avait alors utilisé une solution banale pas très inventive : mettre Luc au premier rang sous son nez. L’effet escompté n’avait pas duré plus de deux semaines. Luc était redevenu égal à lui-même.
Après un cours de sciences de la terre, l’enseignant très irrité moins
patient que le professeur principal avait pris à partie Luc qui était son élève depuis plusieurs années (le mérite de la stabilité) en lui demandant à quoi servait sa présence fantomatique en classe. À bout il lui avait suggéré de ne plus venir à son enseignement pour gagner du temps. Luc avait pris la provocation à la lettre et s’était auto dispensé en sciences des petits pois lisses et ridés et des évolutions du génome.
M. G. lui, plus prudent, cherchait un plan. Comment réveiller l’élève assoupi en le provoquant suffisamment mais pas trop pour qu’enfin on puisse voir ses capacités véritables. Ni punitions, ni ménagements, ni séduction par fine psychologie. Une mise en scène commençait à prendre forme dans son esprit joueur. Par définition choisir une situation franchement injuste qui désarçonnerait Luc en l’étonnant tout en le provoquant. Faire croire que Luc est menacé dans son passage dans la classe supérieure et le montrer comme quelqu’un qui triche et copie sur son voisin. C’était tellement loin de la réalité que Luc au pire penserait son professeur injuste ou gâteux.
Par grosses touches et grosses ficelles, M. G. mis son plan à exécutions avec des remarques régulières assez désobligeantes et des interrogations sur l’emprunt ou la copie des devoirs des voisins. Luc s’indignait ou haussait les épaules mais rêvait toujours.
Le dernier acte du plan après plusieurs semaines fut mis à exécution. C’était simple : pour ne pas copier Luc serait seul au fond de la classe pour un devoir écrit comptant de nombreux points par coefficient multiplicateur. Prévenu d’avance Luc avait pris la mouche. Son matériel pour une fois était complet, pas question de demander quoique ce soit. Rapidement au travail Luc abandonna son désordre, écrivit souligna présenta et visiblement voulu finir en un temps record ce qui serait pour lui la meilleure réponse qui solderait un passif devenu trop lourd. Un quart d’heure avant tous les autres il sort, droit comme un « I », après avoir bruyamment posé sa copie sur le bureau en chêne trônant sur l’estrade, sans même réagir au sourire malin du professeur.
Sa victoire fut totale. Mais devant le visage de son enseignant l’air heureux et complice, il comprit instantanément l’ensemble de la mise en scène. Ils avaient en quelque sorte gagné tous les deux.
Avant d’en connaître l’issue, regardons de plus près cette histoire qui pourrait être considérée comme banale, celle d’un adolescent quelque peu éteint et rêveur face à ses enseignants qui eux montrent des conduites très différentes. Les remarques possibles sont nombreuses tant à propos de l’adolescence que des règles de l’éducation nationale, des enseignants conformes et de ceux qui savent sortir des limites.
Il est très pénible pour les professeurs de rencontrer des adolescents somnolents dont « l’opposition » n’a rien de frontal comme les attitudes des contestateurs permanents et des chahuteurs. Ces enseignants risquent de prendre le désintérêt manifeste pour la vérité. On sait bien que pour pas mal de jeunes garçons et filles il y a un temps de leur adolescence plus ou moins long dans un retrait fantasmatique pas forcément riche mais très marqué narcissiquement. Une étape, une pose avant de reprendre des projets possibles, qui ne dit pas toujours grand-chose de significatif sur la pathologie (question d’économie psychique). Si ce moment est « rentable » quant au frein pulsionnel il peut être très délicat du côté des investissements intellectuels et surtout scolaires.
Ne soyez pas étonné par la remarque suivante : doit-on avoir un développement psycho affectif linéaire sans à-coups et sans dérive momentanée ? Le ministère de l’Éducation Nationale s’est embarqué, toujours en accord avec la majorité des familles, dans un grand navire très sûr, le contrôle continu. Pourquoi pas. Mais quelles précautions quels aménagements ont pris nos meilleurs fonctionnaires pour pondérer les risques d’une telle mesure. Tant pis pour ceux qui ne plient pas et ne rentrent pas dans ce moule. Protégeons les familles bien pensantes, qui pensent bien faire, et qui creusent le gouffre de beaucoup de leurs ennuis futurs. En plus, forcés d’être vigilant, ils deviennent de parfaits enseignants adjoints qui cultivent la pression continue de la menace d’un échec et d’une orientation désastreuse anonyme et informatisée. Et que dire de la tension arbitraire qui pèse sur les élèves paniqués pour certains pendant des semaines devant leur ordinateur. Redoubler surtout pas ! Connaître des résultats de contrôles irréguliers, catastrophe ! Avoir une mention au bac, nécessaire ! Prendre une année sabbatique, vous perdez votre rang.
Voilà un système juste et égalitaire, sage et équilibré. Et puis vous allez être admis dans l’élite, les classes préparatoires, avec encore deux ou trois ans d’abstinence sexuelle pour la carrière. Sont-ce là les enfants parfaits. Quel gâchis dans une société qui se veut démocratique et porteuse d’une « harmonie personnelle ». Un tri sélectif qui met de côté beaucoup de jeunes brillants qui ont connu un certain chaos, pour donner une prime à ceux qui ont des contre-investissements solides qui souvent n’ont pas eu encore le temps de vivre et qui enfin se lâchent, les concours réussis, dans les bizutages pour certains, et les beuveries des écoles de commerce pour quelques autres.
Beaucoup résistent et ne s’en sortent pas mal du tout, constaterez-vous. Et des ponts de rattrapage ont été créés. C’est vrai mais ce sont des pansements à un système fermé qui ne veut pas reconnaitre des jeunes gens qui se rebellent ou qui lâchent tardivement en rompant avec la carrière de commande, le boulevard annoncé promis aux parents.
Heureusement beaucoup de professeurs savent dégripper à leur façon l’ordre annoncé par leur talent. Un collègue avait l’habitude de nous dire que si un employé suivait toutes les règles écrites de la SNCF il faisait la grève du zèle. La qualité résidait dans une interprétation souple et à ses risques et périls de la règle. Sans la finesse de certains enseignants, leur investissement, une obéissance relative et une solide énergie je ne suis pas sûr qu’on éviterait de grosses difficultés.
Luc s’en serait peut-être sorti, on ne connait pas l’avenir. Le jeu et le mensonge construit et mis en place par M. Guelfi sont loin du règlement dont il ne s’est pas embarrassé. Les mathématiciens ont-ils facilement la rêverie et la sagesse des interprètes. C’est ce qu’on dit mais ça ne suffit pas. Ce n’est pas simple d’être pédagogue quelle que soit la matière enseignée. Et quelle remise en question !
Cette histoire se termine provisoirement à un feu rouge après quelques années : Luc et Monsieur Guelfi se reconnaissent chacun dans leur voiture côte à côte. Curieux l’un et l’autre ils se garent comme ils peuvent. Sourires timides.
« Ça a marché ? Que faites-vous ? »
« Oui je suis journaliste et écrivain. »
« Ah ! Alors je n’ai pas tout à fait réussi. »
« Oh que si, au contraire, je fais un peu comme vous j’invente des histoires. »