CORPS ET AUTISME / CORPS ET PSYCHOSE. HYPOTHESES PULSIONNELLES

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CORPS ET AUTISME / CORPS ET PSYCHOSE. HYPOTHESES PULSIONNELLES

 

L’Esprit ne peut rien imaginer, ni rien rappeler des choses passées, que durant le Corps.

Spinoza, L’Éthique V, 21

... Il est difficile de concevoir la permanence de l’objet sans la permanence des moyens sensorimoteurs qui atteignent cet objet et sans que soit représenté l’espace qui contient le corps et l’objet représenté. À ce niveau c’est l’effet spatial des gestes, la trace, qui est objet de connaissance.

André Bullinger

Nous pouvons alors dire, sans nous aventurer outre mesure, que tout désir est l’expression d’une tension motrice vers un but, d’un élan vers sa propre représentation.

Claude Le Guen

L’importance des troubles de la construction et l’organisation corporelle ont été ces dernières années de plus en plus soulignées et explorées dans l’autisme. Dans les psychoses, des études approfondies telles que celles menées par Gisela Pankow à partir de ses conceptions sur les fonctions de l’image du corps et leurs failles apportent un éclairage important. Mais elles portent principalement sur l’adulte et la schizophrénie à une période de l’histoire des idées où l’autisme, désigné comme infantile précoce, était inclus dans les psychoses et en représentait une forme particulièrement grave. Cela favorisait donc une indifférenciation des deux registres de fonctionnement en les installant dans un continuum. Tout était psychose.
Nous avons pu assister à partir des années 90 à un renversement conceptuel aboutissant à la disparition des psychoses de la réflexion clinique et psychopathologique et à leur dissolution dans des conceptions de plus en plus élargies des autismes, annulant la spécificité de la découverte de Léo Kanner. Tout est devenu autisme. J’ai essayé précédemment de dégager les différences de fonctionnement de registres autistique et psychotique, ce qui plaide pour des différences dans les systèmes d’organisation sous-jacents, sans exclure les possibilités de passages d’un état à l’autre. Sans exclure non plus des situations cliniques mixtes empruntant des traits aux deux systèmes en fonction des évènements et des contextes. Dans cette démarche, l’hétérogénéité des lignes de force architecturales du psychisme et donc la potentielle mobilité des réponses, des désorganisations et réorganisations, n’en demeurent pas moins à prendre en compte, tout au long du parcours du sujet. Il est vrai que les tableaux autistiques dans leur diversité et leurs degrés de gravité témoignent d’une organisation ayant son homéostasie propre, sa persistance et son génie évolutif. Sans parler de structure, on ne peut qu’être attentif à l’aspect invasif et la fixité de cette économie à circuit court particulièrement difficile à déséquilibrer, pour que s’ouvre un fonctionnement plus nuancé devant les variations du monde, auxquelles tout sujet est soumis. Le mode d’être des psychoses est d’une autre nature, et il est impossible d’en nier les aspects les plus exemplaires, leur évolutivité particulière ne correspondant pas au même degré de fixité, et les stratégies d’interventions et d’accompagnements qu’elle suscite. Mais il convient à la fois de se pencher sur ce qui souligne les différences de fonctionnement de ces deux catégories, et sur ce qui les lie dans certaines formes de passage, certains traits communs dans l’évolution, en fonction de facteurs multiples endogènes et environnementaux. De plus dans les deux régimes existent des variations selon les situations, dans les fonctionnements en apparence les plus inscrits. Dans la différenciation que j’ai proposée il s’agissait de pôles de fonctionnement permettant un repérage d’oppositions tranchées. Ainsi nous observons une pensée concrète, factuelle, dans un registre de fixité, collant au réel perceptible sans aucun effet d’interprétation ni de projection du côté de l’autisme, alors que la psychose se déroule sous le signe d’une fantasmatisation du réel, d’une prééminence de l’interprétation et des projections à versant persécutif (voir un article précédent dans Psychiatrie Française).
Le danger, les perturbations suscitées par la présence plus ou moins active de « l’objet » ne sont pas les mêmes, ne se situent pas au même niveau. Dans l’autisme le système de contournement de l’objet et des émois non traitables que suscitent ses variations et son imprévisibilité, installe une homéostasie à circuit court qui risque en permanence d’être prise en défaut suscitant de violentes réactions. Il existe en même temps une forme d’emprise sous-tendue par la nécessité de se sentir relié, devant l’effroi vertigineux de tout espace de séparation, tout ce qui confronterait à l’absence et sa représentation très problématique. On peut y voir un effet de la non-accession à la permanence de l’objet, la non-internalisation de la permanence de son existence, comme cela sera développé plus loin. L’activité passionnée et compulsive des sujets avec autisme pour les tracés de réseaux, les plans de métro, les transports et leurs horaires, pour tout ce qui peut être ramené aux mesures, aux calculs, serait interprétable comme une tentative de maîtriser les espaces de séparation, et renverrait à leur évitement particulier de ce qui conduit à l’objet continu. Elle concorderait avec la mise en place d’une autre organisation, une autre forme d’existence. Les tracés, les plans, les réseaux qui relient, concernent la spatialité et la surface qu’il s’agit d’objectiver, de désaffectiver pour éloigner le risque de surcharge désorganisante dans les alternances présence/ absence. Le même type d’activité dans la psychose s’attache plutôt au vertige devant ce qui se joue dans les profondeurs, l’intériorité, l’intentionnalité possessive et anihilante des mouvements des corps cachés, non perceptibles, persécuteurs et envahissants de par leur mystère.
I. Différenciation de l’organisation du corps dans l’autisme et dans la psychose.
Dans une première approche, l’éventuelle différenciation des deux modes de fonctionnement dans la sphère sensori-motrice (intégration des afférences sensorielles et du mouvement, structuration de l’espace, de l’action et de son but, tonus, coordination...) peut paraître difficilement appréhendable. Cela tient peut-être à ce que ces perturbations sensori-motrices ont valeur de facteurs de morbidité dans des organisations diverses, sans que l’on puisse dégager de spécificité, et cela en fonction du croisement avec d’autres facteurs dans le développement, certains profils génétiques par exemple. Quelques éléments peuvent toutefois être mis en évidence dans les tableaux cliniques et les traitements pour caractériser, à titre d’hypothèses, le mode d’être corporel autistique en opposition au corps dans la psychose. L’une de ces hypothèses est que hors de l’autisme, l’image du corps relèverait d’une construction qu’on pourrait dire imaginaire, passant par la capacité à se dégager de la perception littérale, brute, comme connaissance du monde. Ce serait l’inverse dans l’autisme où le système représentationnel et le halo-imaginaire suscité par tout stimulus n’auraient de traduction que corporelle directe, dans un système non multiplicateur de liaisons, non transformationnel, sans réciprocité, non dissipateur des charges d’excitation dans des aires communes d’illusion. Les objets hors du champ de préhension et également hors du champ de perception n’existeraient plus. Les sensations en tant que proto-représentations disparaîtraient dès que l’action cesse comme l’a souligné Dorota Chadzynski, d’où les aspects auto-sensoriels et la recherche de sensations corporelles pour tenter de faire exister une image du corps stable. Cette nécessité requiert des actions répétitives ou des stimulations d’intensité croissantes pouvant conduire aux actes auto-vulnérants. Mais ceux-ci dépendent souvent de contextes déstabilisants à des périodes de crise. Dans l’autisme donc, l’existence physique de base et sa stabilité, permettant la construction de l’image corporelle en relation, en dia- logue corporel, tonico-émotionnel, et la capacité à travers les représentations à percevoir le monde et à identifier les sources de ses variations seraient trop fragiles et peu capables d’accommodation. Alors que dans la psychose, cette existence physique de base, de l’image corporelle en relation, est acquise, correspondant à la permanence de l’objet, mais c’est la haine et les motions persécutives liées à cette permanence même qui l’emportent avec une mobilisation de la destructivité qui se retourne contre le sujet. Je proposerais donc le tableau suivant en complément des élaborations précédentes sur la différenciation des fonctionnements autistiques et psychotiques.
Tableau comparatif des organisations corporelles autisme/psychose.

Que pouvons-nous déduire cliniquement de ces hypothèses sur l’image du corps ?


Dans la psychose, c’est l’émergence d’une conflictualité insoluble, d’une ambivalence désorganisante, d’une paradoxalité des fondations identitaires et symboliques, qui se traduit dans les défaillances corporelles. Ces défaillances appellent en conséquence une intervention au plan fantasmatique et imaginaire qui sont sollicitées autant par la parole, l’interprétation, que par des activités concrètes, la mise en jeu de médiations créatives pour relancer un travail et un jeu sur l’activité de représentation. Dans l’autisme, le corps relationnel peine à s’établir, les flux sensoriels ne pouvant s’organiser et s’harmoniser de façon interne. L’objet est une chance que le sujet autiste ne parvient pas à saisir. L’ensemble des interactions précoces s’en trouve perturbé quelles que soient la diversité et la conjonction des facteurs en jeu. L’accent doit porter sur les vécus corporels, la diminution des surcharges désordonnées d’excitation, l’énonciation concrète et fiable de questionnements et de vécus au départ peu métaphorisables, le retour à une stabilité sécurisante à travers des repères simples. Ce n’est qu’à partir de là que peut se faire la verbalisation, l’abandon du repli auto-sensoriel, la mise en jeu des compétences mnésiques et exploratoires, permises par ces points d’appui « vitaux » rétablis, dans lesquels le corporel est concerné au premier chef. Mais dans ces tentatives de rétablissement, le vécu du « soignant », son contre-transfert, sa mise en action et son expression, a une valeur fondamentale d’ouverture d’un autre espace pour le patient. Le concept d’énaction avec sa dimension de métaphorisation d’un vécu corporel pénible, de rétablissement pour ce même soignant d’un vacillement narcissique, qui peut prendre une forme jouée et/ou parlée, indique au patient l’existence de cette partie inaccessible de la personne du thérapeute, de son monde mystérieux au-delà du perceptible et de ses investissements, ainsi que de ses propres ressentis corporels. De telle façon que ce qui échappe de l’autre, et ce qui s’échappe vers l’autre, n’est pas une plongée vers le néant, mais peut se peupler de représentations. Dans les traitements d’autisme en effet, le soignant ou l’éducateur quel que soit son statut, est soumis à un certain nombre d’effets qui court-circuitent ses capacités associatives et ses pensées, pour s’imposer dans des sensations, des éprouvés physiques qui ont quelque mal à devenir conscients, mais avec lesquels il est cependant fondamental de travailler. Il peut s’agir d’une sensation de lassitude extrême, de blocage de la pensée, de perte du plaisir du fonctionnement mental, d’ennui dépressif, de sentiment de non-existence. On peut bien sûr travailler avec ces états et mieux situer en quoi ils seraient induits par ce que traverse le patient lui-même, mais dans la majorité des cas, la réponse à donner ne peut être une simple interprétation ou verbalisation. Une traduction corporelle est nécessaire, au plus près des sensations et des images qui traversent le thérapeute et s’exprime par sa voix, sa gestuelle et les moyens figuratifs dont il dispose. Dans l’autisme le réel est désorganisant dès lors qu’il est infiltré d’imaginaire par une action extérieure, et trop bouleversant lorsqu’il s’anime et varie. Il s’oppose au réel fantasmatiquement menaçant, par projection, de la psychose. D’un côté dans l’autisme, c’est la recherche impérieuse des règles immuables de l’ordre du monde pour éviter l’aspiration, le vertige et la perte de soi, de toute capacité à exister qui domine. De l’autre dans la psychose, c’est la tentative sans fin de reconstruction d’un monde soumis au déferlement pulsionnel sans lois ni limites protectrices et contenantes qui envahit le sujet et attaque le corps et la cohérence sécurisante de ses frontières. Dans l’autisme, la stabilité du cadre, son existence au sens large, revêt une importance cruciale et ses variations ne produisent pas les mêmes effets que chez un sujet disposant de moyens psychotiques. Les réponses à ces effets doivent en tenir compte. Dans la psychose l’attaque sans fin du cadre se soutient du paradoxe que la force même de son existence se conjugue avec sa non-fiabilité. Il est objet de haine par l’attraction même qu’il fait miroiter. Les réponses qu’il offre sont soumises à des effets de déliaison, de désorganisation et de distorsion du sens qui menacent en permanence.

II. Les premiers développements


Au début de la vie, la constitution du psychisme se confond avec celle du corps, qui est pour le bébé la seule source d’information, de plaisir et de déplaisir. C’est dire que le corps naît en même temps que la psyché, et que par la suite corps et esprit seraient une seule et même chose, exprimée de deux manières. De plus dans le commencement, le corps n’est connu et vécu par le sujet que par l’intermédiaire du corps de l’autre. À partir du commerce avec l’objet, l’investissement du corps aura à se traduire par des activités auto-érotiques au sein desquelles s’expriment les pulsions. Des troubles d’origine et de nature diverse, touchant la sphère sensori-motrice, produiront des effets sur les premières rencontres et interactions, et sur la construction du corps et du psychisme. Mais le développement ne saurait être vu comme le déroulement par étape d’un programme endogène prédéterminé d’un point de vue génétique et neurobiologique. Il résulte de la rencontre entre des compétences à titre de potentialités dans un appareil nerveux encore immature avec un environnement et les mises en tension qui en résultent. Suivant un principe d’homéostasie, la nécessité de réduire ces tensions et cet excès d’excitation sont à l’origine progressivement d’un espace de développement. Cette réduction des tensions fait appel à la fois aux capacités, faibles au départ du nouveau-né pour éviter l’excès d’excitation et pour obtenir la satisfaction par son propre agir (il ne dispose que des réflexes d’orientation de la bouche et de la tête, de ses cris, et de son expressivité), mais surtout elle dépend des réponses, des anticipations de l’environnement, des qualités de pare-excitation de cet environnement. On peut donc parler aussitôt d’interactions et de rencontre, mais dans un système asymétrique et extrêmement sensible. L’asymétrie comme je le développerai plus loin, tient à ce qu’il y a un « sujet » en devenir, pas encore sujet (le bébé) et un « objet » déjà sujet, ce que Roussillon appelle « objet-autre sujet » (la mère et avec elle le père, leurs capacités de rêverie et leurs projections conscientes et inconscientes). L’avènement de la permanence de l’objet d’un point de vue psychanalytique est inséparable de la constitution d’une première triangulation, d’un espace autre que duel, de l’intuition voire l’hallucination d’un autre de l’autre et de la capacité de le penser et de se le représenter, avec les motions de haine qui s’y associent et s’y projettent. L’aménagement d’une continuité face aux alternances présence/ absence et la mise en place des activités symboliques coïncident elles-mêmes avec ce saut qualitatif.

La place de la motricité et de la sensorialité dans le premier développement

Je rejoins Claude Le Guen dans l’assertion que « tout se passe comme si la représentation motrice assurait une fonction de corrélation entre les divers représentants » (Le Guen C., 2001). En effet, la mise en jeu des représentations de mot et de chose ne pourrait s’accomplir sans elle. Le premier « corps à corps », le dialogue tonico-émotionnel mère/ bébé va mettre en mouvement les fonctionnements sensori-moteurs, la motricité spontanée profonde et la réception des actions que l’environnement physique et humain exercent, et leur inscription dans une aire d’illusion. La résolution des variations de tension interne du bébé, à la fois par le dialogue corporel, le jeu gratuit, et l’émancipation des stricts besoins corporels vont prendre une place de plus en plus fondamentale qui trace le chemin de la construction objectale et des bouleversements qui l’accompagneront. Les sensations conduisent et accompagnent les processus de fusion, d’interpénétration, de contact, de constitution de la limite, puis de différenciation et de séparation. Ce sont les perceptions à distance qui valorisent particulièrement la représentation anticipatrice et le développement d’un espace intérieur, subjectif, capable de statuer sur les significations des sensations et des perceptions. L’intégration d’un espace libre entre l’appareil perceptuel et l’objet source de la perception définit une certaine capacité à se représenter et à imaginer en fonction de traces remaniées de perceptions antérieures. De plus, la sensation éprouvée par le bébé doit être partagée, identifiée, reconnue, reflétée, pour devenir un objet de partage et d’échange. Le bébé a besoin de la réponse, la réaction de l’autre, pour s’éprouver lui-même. La part active qu’il prend dans le ressenti émotionnel de l’autre le fait s’éprouver comme le déclencheur de sensations analogues à celles qu’il ressent. Il peut se vivre alors comme l’agent actif de leur transformation, leur traduction dans d’autres modalités sensorielles. Les représentations motrices s’ébauchent et s’ancrent dans la mobilisation musculaire, les affects liés à la décharge, et les sensations qui en font partie. Le but pulsionnel, concomitant de ces représentations en action, présent d’emblée et d’abord confus va en émerger, s’inscrire et s’affirmer. Les rapports de ce but et des moyens moteurs qu’il se donne au niveau représentatif, avec la pulsion d’emprise jouent un rôle déterminant. Dans les théorisations de Paul Denis sur la pulsion, deux formants correspondraient à un investissement en emprise et un investissement en satisfaction (Denis P., 1992). Sur ce support et ce moyen qu’est l’emprise pour atteindre et présenter l’objet à une possible satisfaction, se fonde la représentation. Le formant en emprise perd en intensité et s’efface dès lors qu’il y a satisfaction et qu’un travail représentatif émerge. L’absence de satisfaction et d’issue à l’emprise entraîne l’expression débridée de la destructivité inhérente à celle-ci. Mais en se retournant sur l’enfant lui-même, cette destructivité peut prendre la forme d’une attaque du corps, et selon les cas d’un effondrement ou d’un retrait. Il s’agit bien de l’un des points d’impact des défaillances sensorimotrices que l’on retrouve précocement chez le bébé à risque d’évolution autistique. Dans certains troubles graves, les choses se passent comme si la dimension de satisfaction qui ouvre aux représentations, ne pouvait être atteinte et était interrompue, repoussée, par l’emballement du système d’emprise. Comme si le mouvement vers l’objet et la recherche de satisfaction confrontait à un danger imminent d’anéantissement, d’aspiration vers l’objet sans retour possible. Une des hypothèses serait que la pulsion d’emprise ne peut dans les premières relations, s’exercer efficacement quand il existe un défaut sensoriel ou moteur qui obère les capacités représentatives. Il y aurait alors distorsion de la présentation de l’objet pour une possible satisfaction et distorsion de la représentation motrice correspondante. Si l’on considère que les représentations motrices sont nécessaires à l’articulation des représentations dans leur ensemble, on peut en supposer les conséquences, et sur l’organisation fantasmatique et sur la construction de l’image du corps et de l’espace.

La dynamique du fantasme et les représentations d’actions

Le fantasme est un complexe de représentations articulées entre elles (M. Perron-Borelli), c’est une action imaginaire, une mise en scène du désir. Il représente sur un mode substitutif les actions qui permettraient la satisfaction du désir. Les représentations kinesthésiques, liées aux premières traces du holding et du rapport du corps à l’espace contribuent à la construction de l’espace interne. Dans ces représentations de mouvements, indissociables des sensations, figurent l’élan vers l’objet, l’objet lui-même, et les soins qu’il prodigue dans l’échange. Les représentations d’actions, conscientes et inconscientes s’étayent sur les expériences perceptivo-motrices précoces. Une représentation de l’action doit se combiner à la satisfaction hallucinatoire, permettant et mettant en scène la réalisation et la satisfaction de nature pulsionnelle visée. Dans l’irréductible écart entre satisfaction pulsionnelle et fantasme se mobilise un intense travail psychique pour parer au risque de désinvestissement et de perte du plaisir de désirer. Les auto-érotismes sont faits de ces souvenirs moteurs, de l’hallucination rejouée, représentée pour soi, de cette satisfaction à laquelle participe une représentation d’action, faisant exister une virtualité de la satisfaction comme l’a développée Michèle Perron-Borrelli (2006). D’où de nouveau, les effets délétères des entraves motrices et sensori-motrices, qu’elle qu’en soit la cause, de la distorsion ou l’incomplétude de leurs représentations du fait de l’impossible accomplissement du geste, geste porteur et de l’emprise et de la satisfaction atteinte et réverbérée dans le rapport à l’objet.

III. Hypothèses métapsychologiques sur le corps et l’organisation psychique dans l’autisme (schémas 1 et 2)

Ce qui est parfaitement cohérent avec l’idée que Corps et Esprit seraient une seule et même chose, mais exprimée de deux manières. Bien sûr il y a des étapes dans ces émergences et ces constructions simultanées et des langages différents pour les exprimer.
Comment se figurer ce qui se passe au plan corporel dans le mouvement même de ce qui a été décrit dans les deux schémas ? Nous connaissons les trois temps du circuit pulsionnel. Je voudrais faire quelques commentaires sur ces trois temps, tels qu’il est possible de les envisager à partir des hypothèses posées plus haut :
– l’importance des fonctions perceptivo-motrices pour le développement du fantasme, de l’imaginaire, et d’une aire d’illusion, indispensable à la dynamique interactive précoce ; – l’accession à l’objet permanent et à la continuité, comme saut fondamental dans le développement et la constitution du bébé comme sujet. En même temps que se met en place la première triangulation ; – l’affranchissement progressif chez le bébé du pur réel, à travers le passage de la recherche de la satisfaction du besoin (besoin vital, nourrissage) au plaisir de désirer qui s’adresse à l’autre, sa présence, et à la souffrance et la haine devant l’absence. Tout d’abord, à partir du modèle pulsionnel freudien, on peut penser que les trois temps décrits sont intimement liés, coexistent côte à côte, et se répondent l’un l’autre dès lors que le circuit est mis en tension, la chronologie retenue par souci didactique, s’effaçant devant la circularité, les déplacements et la constance de la poussée. D’autre part, je proposerai de différencier dans ces descriptions : – le double retournement pulsionnel : retournement sur soi, retournement en son contraire ; – et ce que je nommerai le double détournement (ou déplacement) : détournement du but de la satisfaction du besoin physique, en faveur du besoin de la présence de l’objet permanent, et détournement de la haine sur le tiers ou l’objet « non-mère », nécessité interne pour le bébé à ce point du développement pour préserver de la destructivité l’objet-sujet devenu continu, à la fois indispensable et immaitrisable. C’est ce mouvement à point de départ interne qui est constitutif de la première triangulation.

Le 1er temps pulsionnel de la recherche de satisfaction du besoin

Dès ce premier temps, l’élan pulsionnel va se constituer dans le mouvement vers ce que recèle l’objet, de par son offre et ses réponses, qui ont en quelque sorte précédé ce mouvement. D’emblée s’adjoignent à la satisfaction du besoin, des stimulations polysensorielles, associées au dialogue tonique, ainsi qu’un ensemble sonore, vocal et émotionnel qui véhicule l’accordage mutuel et la fantasmatique de la mère, prenant la forme de rêverie en action et en paroles. Le regard, l’échange de regard, le voir/être vu, vont y jouer un rôle de plus en plus important pour les deux partenaires. À ce titre on peut considérer, en suivant Paul Denis dans ses réflexions sur les travaux de Marcel Jousse, que : « La pulsion s’exprime aussi par gestes » et que : « Il n’est pas de représentation de l’espace sans investissement moteur représentatif » (Denis P., 2018). Dans l’échange avec la mère l’espace de séparation lui-même ne peut être représenté, relié et comblé que par le mouvement et sa représentation. Nous savons en effet que le bébé est extrêmement tôt en appétence d’échanges, sans qu’il ne soit question de phénomènes purement réflexes tels qu’on pouvait le penser par exemple des premières imitations mimiques. Celles-ci peuvent rapidement et très tôt être à l’initiative du bébé pour provoquer la réaction de l’adulte prodiguant les soins. On se trouve là à un degré de plus de ce qu’initient les premières conduites d’appel, ébauches de mouvements de la tête et des membres orientés vers l’autre qui peuvent s’éteindre si elles ne déclenchent pas accueil, réponses et fantasmes chez la mère. Les formulations de René Roussillon sur « la pulsion messagère » me paraissent d’un grand intérêt dans cette visée (Roussillon R., 2008). Il souligne que le devenir de la pulsion est en étroite dépendance avec la façon dont elle est reçue et accueillie par l’objet sur lequel elle s’exerce, et également qu’elle n’est pas « simple impératif de décharge », mais porteuse d’un message subjectif. Il me semble cependant que ce message n’existe que par le fait que la mère le reçoit et lui donne sens. Elle le reconnaît parce qu’elle s’y sent reconnue. Il n’est pas préexistant et adressé, mais va le devenir de par cette circulation qui le transforme. Cela rejoint la proposition de voir dans l’acte un message en quête de symbolisation adressé à l’autre (Rosenberg A.,2009).

Il existe donc dans le premier temps pulsionnel, une première construction, un premier circuit complexe :
– La réception et l’accueil du mouvement pulsionnel par la mère ainsi que sa reconnaissance, dépendent en partie de la façon dont ce mouvement est porté par le bébé. L’atonie, l’évitement du regard, le défaut d’ajustement postural, l’aspect harmonique ou dysharmonique des séquences qu’il produit ont un très important retentissement sur leur accueil et les réponses « subjectives » potentielles. – Mais la signification conférée par la mère à cette réception lui donne une valeur tout autre, indispensable aux qualifications ultérieures des deux autres temps. La mère reconnaît, transforme et renvoie ce qui était lancé en quête d’une réduction de tension mais aussi d’un but qui sans le savoir et sans être alors représentable, allait au-delà. Cette réceptivité de la mère aux projections et aux surcharges sensorielles et tensionnelles du bébé qu’elle contient et transforme, au sens de Bion, est fondamentale. Mais elle a ses limites. – Dans cette expérience, la satisfaction de l’infans, c’est aussi, comme nous l’avons vu, la satisfaction de l’objet à le satisfaire. Quelque chose qui s’accomplit pour la mère et que le bébé ressent. Cela implique déjà une forme de réciprocité qui va croissant, dans laquelle il fait l’expérience d’une capacité à se faire reconnaître, tout en reconnaissant la mère bien au-delà d’un objet partiel fantasmatique. Si le nourrisson est à même de s’en emparer, les séquences d’échange ne peuvent que se fortifier et se diversifier dans le cadre d’une expérience émotionnelle et d’un plaisir partagé ayant valeur de communication en partie inconsciente. On conçoit ainsi l’impact désorganisateur sur les qualités maternelles de l’absence ou du trouble des mouvements généraux par exemple, ou bien d’atteintes motrices ou sensorielles diverses qui bloquent le soubassement nécessaire à la construction fantasmatique que constituent les représentations motrices. Il s’en déduit la nécessité d’une aide active très précoce, pour que la mère puisse retrouver en elle des capacités de réponses vivantes aux attentes intersubjectives non formulables d’un bébé en difficulté. Chaque retour, par ce qui a été recueilli dans l’objet, s’inscrit et ouvre à des transformations dans lesquelles l’expérience présente est influencée par celles qui l’ont précédées. À partir de là, une part active d’investissement et de recherche de sensations, transformables en perceptions, serait présente dans l’expérience de satisfaction.

Le deuxième temps pulsionnel : retournement sur soi, sur le corps propre, auto-érotismes.

L’activation des zones érogènes, en l’occurrence l’auto-excitation de toute la zone orale, linguale ou labiale, est en soi source de plaisir, indépendamment de la satisfaction du besoin et tend donc à s’en affranchir. Mais pour acquérir le statut d’auto-érotisme cette activité doit à la fois se séparer de la faim, se placer sous le signe du fantasme en y faisant figurer l’objet de la satisfaction, et se relier au retour hallucinatoire de la satisfaction. L’auto-érotisme a son propre rythme, il constitue la sexualité en se détachant de son premier objet, et le bébé peut en disposer activement en dehors des états de besoin qui sont eux-mêmes discontinus. Avec les auto-érotismes la continuité est en marche. Mais il a fallu pour cela une première reconnaissance de l’objet. Dans cette perspective, la chronologie des trois temps ne tient pas et il y a déjà du troisième temps dans le second, même si « la satisfaction à satisfaire de la mère » est déjà entrée en jeu. Dans ce modèle, la nécessité du parcours complet des trois temps du circuit s’affirme. On a pu rattacher schématiquement le premier temps avec les échanges et la présence de la mère et le second temps, celui des auto- érotismes, comme se développant dans les alternances présence/ absence. Mais il est évident que les montées de tension, le besoin, l’insatisfaction ou le manque se produisent également en présence et sont inhérentes à la pulsion elle-même. Il existe une ambivalence fondamentale du lien à l’objet de satisfaction qu’on peut se figurer par la composante active, potentiellement destructrice, de l’emprise. C’est qu’il y a du côté de la mère des variations d’investissement, des temps « d’absentement » de l’objet, même en contact et en présence. La rêverie de la mère n’est pas, loin s’en faut, tournée seulement vers l’enfant.

L’activité hallucinatoire de l’enfant, à travers sa première manifestation, le retour hallucinatoire de la satisfaction (RHS) doit cependant être posée comme hypothèse devant l’inadéquation partielle des réponses, inévitable et nécessaire au développement. Le RHS combiné à l’auto-érotisme permet de passer de la discontinuité à la continuité. C’est un pont lancé au-dessus des alternances plaisir/déplaisir, tension/satisfaction, dont les auto-érotismes seraient des piliers. La coïncidence de la montée de tension pendant un temps suffisant, du retour hallucinatoire de la satisfaction, et de la satisfaction réelle forge progressivement le plaisir de désirer. Cela revêt une importance décisive pour la capacité de différer la satisfaction et pour la dimension anticipatoire, voire prémonitoire du désir. « Dans la construction de l’objet la projection du plaisir des zones érogènes donne aux stimuli leur cohésion, avec toutes les complications de l’évolution libidinale que cela implique ensuite » (René Diatkine). Les effets désorganisateurs de l’imprévu et du changement chez le sujet autiste pourraient être en rapport avec les perturbations précoces de ces séquences convergentes, liées dans certains cas à des défauts corporels et à leurs effets délétères sur les interactions.

Le troisième temps de la pulsion, retournement en son contraire, se faire l’objet de
Pour Freud ce temps se définit par « l’introduction d’un nouveau sujet ». On pourrait considérer aussi que ce temps s’établit à travers la première manifestation de l’accession au jeu, jeu induit par la mère, dans lequel le bébé prend rapidement une part active d’offre et de provocation. Paradoxalement, dans ce même mouvement d’induction active par le jeu et l’imaginaire d’une réciprocité qui ferait de lui l’objet des pulsions de la mère, le bébé devient lui-même, à chaque passage successif, davantage sujet. À ce point de la réflexion nous devons tenter d’articuler ce mouvement fondamental de subjectivation posé précocement par hypothèse, avec la bascule de l’accession à l’objet permanent, survenant dans le cours du second semestre. Cette accession en serait, en quelque sorte, la résultante au bout d’un certain temps de développement. René Diatkine rattachait cette bascule à trois ordres de facteurs : la maturation du système nerveux, la qualité des interactions, des stimulations et des réponses au cours des échanges bébé/mère qui ont précédé, et une capacité plus vive à l’hallucination chez le bébé. (Dans la grille Préaut, issue de la théorisation de Marie-Christine Laznik sur le troisième temps du circuit pulsionnel, les périodes de 4 mois et 9 mois sont situées comme points d’observation des signes de risque d’évolution autistique.)

Cela appelle plusieurs commentaires si l’on axe la réflexion sur la pulsion orale :
– Il paraît essentiel de considérer les prémisses de ce temps du côté de la mère et de son illusion anticipatrice, face aux conduites d’appel d’abord désordonnées du bébé, dans laquelle elle s’est d’emblée trouvée impliquée sous le signe de l’oralité, l’oralité du bébé et la sienne propre. Ses propres mouvements pulsionnels donc sont en jeu, et elle s’y trouve emportée à travers un état assez particulier, dans le registre hallucinatoire, comme l’indiquent l’excitation de sa voix et le mamanais. Le contrôle qu’elle peut exercer est pour une part lié au faire semblant. On peut d’ailleurs voir une certaine équivalence entre les bras qui s’ouvrent et se referment pour tenir et serrer le bébé contre elle, et la bouche de celui-ci qui s’ouvre et se referme sur le sein tandis qu’il la cherche du regard. L’émerveillement de la mère face au bébé est celui qu’elle porte à l’œuvre « née de ses entrailles » dont la seule réalité ne peut témoigner, qu’elle redécouvre sans cesse avec stupéfaction, et qu’elle sent inexorablement lui échapper. Elle doit elle-même s’organiser pour intégrer son ambivalence entre lui prodiguer les soins qui le font grandir hors d’elle, et contrôler son propre désir de possession. – Du côté du bébé, il y a projection de la recherche de satisfaction, du sadisme oral et de la destructivité dans l’objet de satisfaction qui devient par là même sujet. En effet, dans cette opération le bébé prête à la mère les mêmes pulsions, les mêmes désirs que les siens propres. C’est la mère qui, dans le jeu, se nourrirait de lui. Il y a retournement du sadisme oral en crainte « déjouée » de se faire dévorer. Dans ce renversement des rôles, il s’attribue la toute-puissance maternelle, consistant à offrir une satisfaction qui ne peut jamais être totale.
Être l’objet du désir de l’autre, fait exister deux sujets en présence comme en l’absence de l’un pour l’autre. (La question des projections dans le sein en tant qu’objet partiel se situe dans un autre registre). – Il s’agit bien d’un jeu autour du fantasme de dévoration. L’objet fait semblant d’assouvir la pulsion de dévoration, c’est un mime, une mise en scène de l’oralité sadique, un jeu subtil entre le courant tendre, l’excitation, la peur, le plaisir et l’apaisement. La dimension imaginaire qui y participe est fondamentale. La mère offre au bébé, en miroir, les représentations d’action qui permettent la satisfaction tout en les détournant, en transformant ce que serait leur aboutissement réel « cannibalique » en acte d’amour. Mais le bébé est dans la jubilation de la peur de ce qui ne se produira pas. Ainsi pour le plaisir des deux, la pulsion maternelle se trouve déviée loin de son but destructeur. Peut-on y voir une forme de modèle primaire sublimatoire ? L’élan pulsionnel de la mère est déplacé et sublimé en jeu, en passant par le faire semblant. Il y a là une appropriation par le bébé de la toute-puissance maternelle, en renversant les rôles et devenant lui-même une source d’excitation pour la mère, et en lui faisant miroiter une satisfaction qui ne peut jamais être totale, ce que celle-ci exprime dans ce jeu sans fin. Car si on se penche sur le texte du mamanais accompagnant le « faire semblant », on constate qu’il y a plaisir et émerveillement mais jamais satiété. Et c’est bien là une des caractéristiques de l’objet permanent, source d’ambivalence, s’offrant et se dérobant de par sa nature même, et ne permettant aucune satiété. De plus il y a une véritable participation sensorielle initiée par la mère sur toutes les parties du corps du bébé, avec un accompagnement tactile, vocal, verbal et émotionnel en même temps que l’échange des regards.

L’objet permanent

Ce qui se tisse dans le 3e temps est fondamental, car si le bébé est capable de projeter qu’une vie pulsionnelle semblable à la sienne anime la mère, il n’y aura qu’un pas, certes de taille, mais qu’un pas à franchir ensuite pour projeter que cette vie pulsionnelle peut être aussi tournée vers un autre que lui. Il fait ainsi la découverte douloureuse et indispensable au développement non autistique de la dimension tierce. L’objet permanent se place sous le signe d’une double continuité : celle du sujet et celle de l’objet (« objet-autre sujet »). Cela signifie que d’un point de vue spatial comme temporel, les séparations, les écarts, les absences, échappant à la perception directe et/ou immédiate vont faire l’objet d’un nouveau et intense travail de liaison, de représentation et de symbolisation. La création d’un espace transitionnel revêt une particulière importance. – La mère est l’objet d’un investissement ambivalent amour/haine, sa présence ou son absence devenant plus importantes que la seule satisfaction des besoins corporels. L’érogénéité même du corps du bébé est projeté sur ce qu’elle représente, et là encore il s’agit d’une représentation en action. – Par la permanence même qu’il a acquise, l’objet est perdu, c’est-à-dire qu’il échappe au contrôle omnipotent du sujet et qu’il peut exister ailleurs et pour un autre quand il est absent. C’est cette contradiction, source d’une première triangulation qui fait exister un autre de l’objet (devenu lui-même autre sujet), qui serait évitée dans la voie d’organisation autistique. Cet autre, en effet, ouvre pour le non-autiste à la fois sur un ailleurs, un autre espace non perceptible immédiatement, source de curiosité et de projections imaginaires, et sur un intérieur, une profondeur de l’objet qui continue d’échapper et prolonge le domaine de la rêverie, des désirs et des mystères maternels. Cette intériorité de l’objet est aussi projetée en miroir de celle acquise par le sujet sur son intériorité propre, dans son travail de représentation de la permanence de l’autre avec ses pulsions et ses désirs. Ce point de bascule, cette crise productive est produite par tout ce qui a précédé et que nous avons décrit dans les multiples effets de réciprocité et de déplacement.

Le double détournement (ou déplacement)

Le premier consiste dans le remplacement de la prééminence de la satisfaction somatique par le besoin de la présence de la mère, avec l’agressivité qui lui est liée. Dans cette crise et l’ambivalence éprouvée vis-à-vis de l’objet, le sujet est menacé d’effondrement ce qui génère plusieurs processus défensifs. Le second détournement procède par clivage et projection de la haine sur un tiers, d’abord imaginaire, mais qui peut être personnifié par tout être non-mère que l’on qualifiera d’« étranger ». Celui-là même qui s’actualise dans « l’angoisse de l’étranger ». Ainsi est préservé l’amour pour la mère, et écarté le risque majeur inhérent à la destructivité qui en attaquant l’objet se retournerait contre le sujet. Mais une partie de celle-ci subsiste et devra être supportée et transformée. L’ensemble de ces mécanismes ne parvient pas à s’organiser dans l’autisme qui se trouve orienté vers une autre voie.

Pour conclure : séparation et existence

Je voudrais revenir à l’illustration de ces questions que donne un autiste de haut niveau, Daniel Tammet, dans un de ses récits autobiographiques. Encore enfant, il imaginait que chaque grain de bouillie, goutte de lait ou grain de sucre dans un pot, avait sa propre position sans jamais entrer en contact avec les autres, « chacun indifférent à son voisin, suspendu ici et là à travers l’espace incurvé, comme les étoiles... et là, mon esprit d’enfant imaginait toutes les infimes fentes, par milliers, entre les lichettes, gouttes et grains. » Il donnait ensuite à partir de sensations qu’il avait éprouvées à la lecture du conte L’armoire magique de C. S. Lewis, un autre exemple, personnel cette fois, encore plus éclairant : En regagnant la maison après l’école, il se souvenait qu’il comptait le temps entre deux réverbères, puis ayant franchi la distance, qu’il s’était avisé qu’il y avait des fractions infinies de ce temps et des distances séparant ces deux points et donc le séparant de la maison et des parents, et que ces fractions étaient divisibles à l’infini, révélant qu’il continuait d’exister toujours une distance de séparation. Ainsi quand il chiffrait à huit secondes le temps pour atteindre le réverbère suivant, il se mettait à diviser ce temps et la distance à parcourir : « Des fractions de fractions de secondes me sépareraient toujours de la fin. Subitement, je ne pouvais plus compter sur ces huit secondes pour me mener à bon port. Pire, je ne pouvais plus être certain qu’elles me permettraient d’avancer d’un centimètre ». Et à partir de là, naissait la crainte « de tomber entre les secondes entières dans des abîmes épars ». Si on peut tout diviser infiniment à quel moment passe-t-on de rien à quelque chose ? À quel moment parvient-on à franchir l’infinité de minuscules espaces pour rejoindre vraiment l’autre ? Cela vaut pour les espaces vides à combler, mais cela vaut aussi pour l’existence même. À quel moment est-on assuré d’exister et de ne pas disparaître dans une infinité de division de soi ? Comment surmonter l’équivalence entre se séparer et disparaître ? Il y a donc : – Le sentiment que la séparation à l’autre n’est jamais franchissable. Comment combler une distance et une séparation, dont on sait qu’on ne pourra jamais la combler totalement ? – La fragilité du sentiment d’exister séparé, d’être coupé de l’autre et de tomber dans un abîme infini, infranchissable. Mais ne pas être séparé est aussi ne pas exister, être englobé, indifférencié. Posé tel quel, ce paradoxe est insoluble. Aux deux bouts surgit l’angoisse.

Dans de nombreuses situations cliniques la question de l’espace de séparation est fondamentale. C’est dans la façon dont les représentations parviennent à le figurer, le combler, ou échouent à l’aménager, livrant alors le sujet à l’englobement ou bien une distance abyssale qui ne peut jamais être abolie que s’expriment les possibles défaillances corporelles. Dans l’angle de réflexion choisi, l’organisation pulsionnelle nous semble entravée dans des situations où des défaillances corporelles gèlent le développement des représentations sensorielles et motrices ainsi que les satisfactions hallucinatoires convergentes. Le défaut de constitution d’une tiercéité, découlant elle-même de la triangulation primaire issue de l’accession à la permanence de l’objet, me paraît impliquée en premier lieu dans la visée thérapeutique. On revient alors à ce que constitue l’accession progressive aux capacités de représentation et de symbolisation et au saut que représente en ce domaine l’avènement de la permanence de l’objet. Il s’agit bien d’une capacité interne acquise à se représenter l’objet absent à travers toutes les stratégies de fantasmatisation et de symbolisation, et le langage en fait partie, et de jeter un pont au-dessus de l’écart de la séparation pour que celui-ci ne se transforme pas en gouffre terrifiant. Dans les entraves graves aux interactions ne pourrait s’accomplir la projection précoce d’un plaisir diffus du contact et de la présence corporelle de l’autre, plaisir qui ne serait pas limité aux zones érogènes, mais à l’ensemble des enveloppes et de la profondeur du corps. Sensations cutanées, proprioceptives et musculaires ne se réguleraient pas dans la réduction de tension et les effets de contenance qui s’associent au plaisir du corps à corps avec la mère, lors du dialogue tonico-émotionnel. Mais contenance et plaisir sont indissolublement liés aux enveloppes narratives, aux activités ludiques, imaginaires et hallucinatoires partagées avec la mère, qui préparent le tournant critique du besoin de l’objet pour l’objet.
Psy.fr N° 4 2021 47-70

Bernard TOUATI

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