CORPS DOULOUREUX ET TROUBLE DU SPECTRE DE L’AUTISME

CORPS ET AUTISME / CORPS ET PSYCHOSE. HYPOTHESES PULSIONNELLES
2 janvier 2023
TIC TAC TOC
2 janvier 2023
CORPS ET AUTISME / CORPS ET PSYCHOSE. HYPOTHESES PULSIONNELLES
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CORPS DOULOUREUX ET TROUBLE DU SPECTRE DE L'AUTISME

Des observations cliniques de parents et de professionnels suggèrent une réactivité à la douleur anormalement réduite, voire absente, chez les enfants avec autisme. Ainsi, une absence de réflexe de retrait nociceptif a pu être rapportée lorsque ces enfants font face à des situations aversives, comme par exemple l’absence de réflexe de retrait de la main du feu, suggérant une diminution de la perception de la douleur. Des observations similaires ont été également faites dans le cadre des recherches longitudinales INSERM que nous avons menées durant huit années (CRE 93 10 09 et PARERCA) chez des enfants présentant un trouble du spectre de l’autisme (TSA). On a pu alors relever une augmentation du retrait autistique ou des conduites auto/hétéro- agressives sans autres signes associés dans des cas de fractures qui étaient passées inaperçues, alors que l’enfant ne présentait pas d’attitude antalgique.

La théorie des opioïdes.
L’ensemble de ces observations cliniques est à l’origine de la théorie des opioïdes dans l’autisme (les opioïdes sont des molécules morphino-mimétiques ayant des propriétés analgésiques), théorie qui fait l’hypothèse d’une augmentation d’activité centrale des opioïdes (en particulier, les bêta-endorphines : BE) en rapport avec la diminution de réactivité comportementale à la douleur décrite chez les patients avec autisme. Des études ont été alors menées pour doser les BE dans les troubles autistiques. Ces dosages donnent des résultats inconsistants et contradictoires chez les personnes avec autisme, quel que soit leur âge, et ce tant pour les dosages périphériques que les dosages centraux dans le liquide céphalo-rachidien (LCR) (Tordjman et al., 2009, 2018). De plus, les dosages de BE circulante présentent des difficultés d’interprétation en regard de l’activité centrale des BE, les BE plasmatiques ne passant pas la barrière hémato-encéphalique et devant être considérées comme des indicateurs de stress. La disparité des résultats concernant l’augmentation d’activité des opioïdes souligne l’importance de définir précisément les critères diagnostiques auxquels on se réfère, de comparer seulement des méthodes biochimiques similaires, et, enfin, de distinguer des sous-groupes cliniques en fonction de certains comportements caractéristiques (comme les stéréotypies et les conduites auto-agressives). Afin de clarifier cette question d’une possible analgésie autistique, nous avons étudié, dans le cadre des deux contrats de recherche INSERM (CRE931009 et PARERCA, responsable : Sylvie Tordjman), la réactivité comportementale et physiologique à la douleur chez 78 enfants avec autisme dans trois situations d’observation (évaluation parentale, évaluation par l’équipe soignante, évaluation lors de la prise de sang réalisée pour mesurer les taux de neurohormones de stress).

Recherche INSERM
Méthodologie
Population
Cette recherche longitudinale a porté sur quatre évaluations annuelles (toutes les évaluations étaient réalisées sur le même mois) chez 78 enfants avec autisme recrutés en institution (IME et hôpitaux de jour). La population étudiée comportait 50 garçons (moyenne d’âge en année +/- écart type : 11,9 +/- 4,1 ans) et 28 filles (11,4 +/- 4,5 ans). Le diagnostic d’autisme a été porté par deux pédopsychiatres, de façon différenciée, selon les critères des classifications suivantes : le DSM- IV-TR (Classification Américaine, 1994), la CIM-10 (Classification de l’OMS, 1993) et la CFTMEA R-2012 (Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et l’Adolescent Révisée, 2012). Les enfants avec autisme, indemnes d’affection neuro-encéphalopathique, présentaient tous une déficience intellectuelle (QI total allant de 40 à 58) sur les échelles de Wechsler.

Les évaluations
Le diagnostic d’autisme a été confirmé par l’échelle préverbale ADOS qui correspond au module 1 de l’ADOS (Autism Diagnostic Observation Schedule, Dilavore et al., 1995) et par l’ADI-R (Lord et al., 1994). L’ADOS et l’ADI-R permettaient aussi d’évaluer la sévérité des troubles autistiques dans les domaines des interactions sociales, de la communication, et des stéréotypies/intérêts restreints. De plus, la grille de Geneviève Haag de repérage des étapes évolutives chez les enfants avec TSA bénéficiant d’un suivi thérapeutique a été aussi utilisée dans cette recherche (Haag et al., 1995, 2005). Une des difficultés a été d’élaborer un instrument d’évaluation de la réactivité à la douleur adapté à l’autisme, notamment aux troubles de la communication verbale pouvant aller jusqu’à l’absence totale de langage. Nous avons alors construit avec le Docteur Annie Gauvain-Piquard une échelle nominale que l’on peut utiliser chez des sujets avec ou sans langage verbal : l’échelle préverbale de réactivité comportementale à la douleur (Pre-linguistic Behavioral Pain Reactivity Scale : PL-BPRS). L’étude des qualités psychométriques de l’échelle préverbale de réactivité comportementale à la douleur met en évidence de bonnes validités interne et externe (validité interne : validité de contenu et validité structurelle, validité externe : la validité concourante a été testée en comparant les résultats de l’échelle PL-BPRS à ceux de l’échelle « douleur enfant Gustave Roussy »), ainsi que fidélité interjuge et sensibilité (Tordjman et al., 1999). Les observations ont porté sur la réactivité comportementale à la douleur et non sur la sensibilité à la douleur puisque seules les réactions apparentes aux stimuli douloureux étaient notées. L’évaluation de la réactivité à la douleur a été conduite dans trois situations d’observation différentes : évaluation parentale (par la mère et le père de façon différenciée), évaluation de l’équipe soignante (par deux professionnels de santé répondant séparément), et évaluation lors de la prise de sang nécessaire aux dosages des taux plasmatiques de neurohormones de stress (évaluation par l’infirmière et le pédiatre/ pédopsychiatre présents lors des prises de sang). Les observations par les parents et l’équipe soignante n’ont été réalisées que dans les situations de la vie quotidienne où le stimulus douloureux survenait de façon accidentelle (se cogner, couper, brûler, pincer, piquer, etc.) et non lorsqu’il était provoqué par l’enfant (comme dans les conduites auto-agressives). Dans la situation de la prise de sang, l’infirmière relevait l’existence d’un réflexe de retrait de l’avant-bras à la piqûre et également, au moyen d’un stéthoscope, le rythme cardiaque immédiatement avant puis après la prise de sang afin d’observer l’existence d’une réponse physiologique à l’effet piqure qui apparaît habituellement sous forme de tachycardie réactionnelle (le stéthoscope étant mieux accepté par les enfants avec autisme qu’une prise de pouls au poignet). La situation de la prise de sang a aussi permis de comparer les observations du groupe des enfants avec autisme (63 enfants avec TSA ont eu une prise de sang) à celles d’un large groupe contrôle (115 enfants au développement typique ont été appariés aux enfants avec autisme sur l’âge, le sexe et le stade de puberté de Tanner). Enfin, les dosages biologiques de neurohormones de stress (noradrénaline, ACTH et BE) ont été réalisés dans les laboratoires de biochimie de l’Hôpital Bicêtre et du CHR de Reims (noradrénaline).

Résultats et discussion
Les parents tout comme les équipes soignantes ont relevé une réactivité comportementale à la douleur réduite voire absente pour une fréquence importante d’enfants avec autisme (parents : 68,6 %, soignants : 34,2 %), et ont rapporté notamment les trois types d’observations suivantes (Tordjman et al., 2018) : – L’enfant présente des conduites hétéro et auto-agressives d’apparition brutale dirigées vers les personnes (mord, frappe son entourage) ou les objets (jette les objets, les casse) et plus rarement des conduites auto-agressives (se mord, se tape la tête contre les murs) immédiatement après ou dans les minutes qui suivent une stimulation habituellement douloureuse survenant de façon fortuite (brûlure, coupure, etc.). – L’enfant alarme son entourage par son changement de comportement : il se met à gémir, à pleurer ou devient anormalement prostré avec un retrait autistique marqué et une possible augmentation de ses stéréotypies comportementales. Mais les parents ou les équipes sont incapables de localiser la douleur. Certains parents expliquent ainsi qu’ils sont régulièrement confrontés à des situations où leur enfant paraît souffrir (cris répétés, geignements) et où ils sont obligés de passer en revue toutes les causes possibles de cet état de détresse (douleurs dentaires, abdominales, otites, etc.), au point de donner dans le doute des antalgiques qui finissent souvent par calmer l’enfant. Cette observation concerne également les enfants avec autisme ayant un accès au langage verbal. Ainsi, les parents et soignants de l’étude font état que 9 des 22 enfants avec autisme et langage verbal (la présence de langage verbal est définie, selon l’ADI-R, par la capacité à faire des phrases adaptées et incluant au moins trois mots dont un verbe) peuvent exprimer des plaintes verbales suite à un stimulus douloureux mais sont cependant incapables de localiser correctement la partie douloureuse du corps (Tordjman et al., 2009). – L’enfant exprime clairement sa douleur (hurlement, pleurs) face à un stimulus douloureux (comme par exemple, une douche brûlante), mais le subit sans même tenter d’intervenir sur la situation algique ou sur l’agent causal. Ceci suggère un déficit des capacités de symbolisation et de représentation de la douleur dans l’autisme, et/ou des difficultés à établir des relations de cause à effet (entre, par exemple, la douche brulante et la douleur perçue), et/ou un problème de stress qui déborderait le sujet et entraînerait une sidération et inhibition de ses comportements. Par ailleurs, cette même étude a mis en évidence l’existence d’une coévolution entre la réactivité comportementale à la douleur observée par les parents et soignants (notamment le réflexe de retrait de la main aux brûlures) et la sévérité des troubles autistiques évaluée sur l’échelle ADOS (module 1). Les résultats ont ainsi montré que la normalisation de la réactivité aux brûlures, avec apparition d’un réflexe nociceptif durant la recherche pour 19 enfants avec autisme, était associée sur cette échelle à une amélioration, d’une part des scores de jeu de faire semblant et, d’autre part, des scores de communication non verbale. L’interprétation de ce résultat doit tenir compte que la capacité de jouer à faire semblant renvoie, selon l’échelle ADOS, à l’accès à la symbolisation et socialisation. Or, on peut penser que l’amélioration des capacités de symbolisation permet à l’enfant avec autisme de se représenter la sensation douloureuse et donc de mieux y réagir. De même, l’amélioration de la socialisation intervient dans les capacités d’apprentissage de l’enfant avec autisme, apprentissage qui permet l’acquisition de comportements de réactivité à la douleur socialement adaptés. Ainsi, l’expression verbale et émotionnelle de la douleur diffère selon les contextes culturels et les pays et, loin d’être innée, relève d’un apprentissage social et culturel (dans les pays anglo-saxons, par exemple, le cri de douleur s’exprimera par « aouch » et non « aïe »). La coévolution entre la normalisation de la réactivité aux brûlures et l’amélioration de la communication non verbale semble indiquer que la réactivité comportementale aux brûlures est prise dans une dimension de communication. Cette coévolution peut s’expliquer, si l’on considère que la communication non verbale recouvre l’expression au niveau corporel des sensations et émotions associées à la douleur. De plus, il nous reste à mettre en rapport cette normalisation de la réactivité comportementale aux brûlures avec le repérage des étapes de restauration du moi corporel exposées au moyen de la grille clinique utilisée dans la recherche (Haag et al., 1995, 2005). Dans le cadre de cette étude, des résultats cliniques similaires à ceux des parents et soignants ont été relevés lors de la prise de sang, avec une réactivité comportementale à l’effet piqûre réduite ou absente chez 55,6 % des enfants avec autisme. La comparaison du groupe des enfants avec TSA au groupe contrôle des enfants au développement typique met en évidence qu’on observe significativement plus d’enfants avec autisme (qu’ils aient ou non d’ailleurs un traitement médicamenteux) et moins d’enfants contrôles qu’attendus ayant une réactivité à la douleur absente dans la situation de la prise de sang. De plus, nous retrouvons dans cette situation les mêmes types d’observation rapportés par les parents et soignants, avec l’apparition de comportements associés aux troubles autistiques chez 60,3 % des enfants ayant un TSA (et aucun enfant du groupe contrôle) immédiatement après la prise de sang, dont en particulier, par fréquence croissante, des conduites auto-agressives (9,5 %), conduites hétéro-agressives (23,8 %), stéréotypies comportementales (34,9 %) et retrait autistique (38,1 %). Nous avons aussi observé chez les enfants et adolescents avec autisme, lors de la situation de la prise de sang, une dissociation paradoxale entre l’absence de réponses comportementales extériorisées de réactivité à la douleur (absence d’expression émotionnelle, absence de réflexe de retrait de l’avant-bras à la piqûre) et l’existence de réponses neuro-végétatives importantes (tachycardie réactionnelle à l’effet de la piqûre et décharge de noradrénaline significativement plus élevée chez les enfants et adolescents avec autisme comparés aux sujets contrôles au développement typique). Le Tableau 1 met bien en évidence cette tachycardie réactionnelle à l’effet piqûre de la prise de sang, significative dans le groupe autisme, et de plus significativement plus élevée que celle observée dans le groupe contrôle (cf. tableau 1 ci-dessous).
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Enfin, cette étude a mis en évidence des taux plasmatiques de neurohormones de stress (non seulement pour la noradrénaline mais aussi pour l’ACTH et la BE) significativement plus élevés chez les enfants avec autisme comparés au groupe contrôle, et corrélés à la sévérité des troubles autistiques (Tordjman et al., 2009). Ces réponses biologiques au stress anormalement augmentées chez les enfants et adolescents avec autisme corroborent les résultats que nous avions précédemment obtenus concernant les réponses au stress de l’axe hypothalamohypophysaire dans l’autisme (Tordjman et al., 1997).
Au regard des résultats de cette étude, l’hypothèse peut être faite que les stimuli douloureux provoquent un stress physique et psychique qui se manifesterait dans l’autisme par des réponses physiologiques anormalement élevées et s’exprimeraient au travers de comportements autistiques (conduites auto/hétéro-agressives, stéréotypies, retrait autistique). L’ensemble de ces résultats cliniques et biologiques est en faveur en effet de réponses physiologiques au stress anormalement élevées dans l’autisme, aussi bien au niveau de l’axe du système nerveux sympathique (noradrénaline) sollicité dans les réactions immédiates au stress, que de l’axe hypothalamo-hypophysaire (ACTH et BE) impliqué dans des mécanismes de régulation du stress au long cours. Ces réponses apparaîtraient en réaction à l’impossibilité de décharger la tension de stress par des comportements extériorisés, incluant les comportements de communication tant non verbale que verbale. On peut se demander si la dissociation paradoxale, retrouvée dans cette étude, entre les réponses comportementales externes diminuées et les réponses végétatives internes augmentées, ne rejoindrait pas les notions freudiennes sur le destin des excitations pulsionnelles (excitations endosomatiques), qui sont, soit par « action spécifique » dirigées à l’extérieur du corps vers un objet, soit déviées vers les réactions végétatives appelées modifications internes (Freud, 1895). En conclusion les résultats suggèrent que l’observation d’une apparente diminution de réactivité comportementale à la douleur dans l’autisme ne relèverait pas d’un mécanisme d’analgésie endogène avec insensibilité à la douleur, mais plutôt d’un mode différent d’expression de la douleur, en rapport avec les troubles de la symbolisation, les troubles de la communication verbale et non verbale et certains autres troubles cognitifs : troubles de l’apprentissage (apprentissage des réponses à la douleur adaptées socialement, comme le souligne la définition de la douleur donnée par Glover et Fisk dans laquelle apprentissage, sensations et souffrance sont étroitement intriqués ; Glover et Fisk, 1996), troubles de l’image du corps (troubles illustrés par la difficulté à localiser la zone corporelle douloureuse même chez les enfants avec TSA et langage verbal), problème de discrimination, représentation et identification des sensations et émotions (la perception de la douleur intègre des facteurs sensoriels, émotionnels et cognitifs ; Derbyshire, 1994), difficultés à établir des relations de cause à effet entre la sensation douloureuse et le stimulus algique. Il reste à mettre en rapport l’amélioration des comportements de réactivité comportementale à la douleur et la progression de la construction corporelle telle qu’elle est mise en évidence par la grille de Geneviève Haag et collaborateurs (1995, 2005). Enfin cette étude permet d’illustrer, à partir de la dissociation retrouvée dans l’autisme entre les réponses comportementales extériorisées de réactivité à la douleur (absence d’expression émotionnelle ou de réflexe nociceptif) et les réponses neurovégétatives internes (élévation du rythme cardiaque et des catécholamines), que l’absence de réactivité comportementale à la douleur ne signifie pas absence de sensation douloureuse. Le mythe de l’insensibilité à la douleur dans l’autisme, ou tout du moins d’une diminution de sensibilité à la douleur, est à rapprocher de la même théorie développée il y a plusieurs années pour les bébés (Poznanski, 1976). La dénégation de la douleur du bébé reposait sur l’idée de son immaturité neurologique et psychique et sur la méconnaissance de la sémiologie particulière à cet âge, du fait de l’absence de langage verbal. On peut penser que, comme pour les bébés, les recherches sur l’autisme pourraient bénéficier d’observations cliniques plus approfondies portant sur les signes directs de la douleur, les réactions émotionnelles (comme par exemple, la grimace qui exprime la douleur indépendamment du contexte socio-culturel), et les réactions tonico-motrices en réponse aux stimuli douloureux. Ces études permettraient de ne pas conclure hâtivement à une diminution de sensibilité à la douleur, voire même à une analgésie chez les enfants avec autisme en rapport avec une augmentation d’activité centrale des opioïdes et pourraient nous aider à mieux comprendre les mécanismes impliqués dans l’existence d’un mode d’expression différent de la douleur chez ces enfants. De même, une insensibilité à la douleur a été décrite dans la schizophrénie et rattachée à la théorie des opioïdes sans réelle objectivation de ce postulat par des recherches empiriques, comme le soulignent plusieurs revues de la littérature sur ce sujet (Singh et al., 2006 ; Bonnot et al., 2008). Certaines études font état notamment d’anomalies de la réactivité comportementale à la douleur chez des patients schizophrènes en rapport avec des troubles de la communication sociale et retrouvent également dans la schizophrénie, comme dans le TSA, une dissociation entre d’une part une réduction de la réactivité comportementale à la douleur, et d’autre part une augmentation des réponses physiologiques (Bonnot et al., 2008 ; Katz et al., 1990 ; Kuritzky et al.,1999 ; Lautenbacher et Krieg, 1994 ; Malmo et al., 1951 ; Singh et al., 2006). Ces études suggèrent, comme pour le TSA et en continuité avec la discussion des résultats de la présente étude, que l’apparente insensibilité à la douleur observée dans la schizophrénie relèverait moins d’une réelle analgésie endogène que d’un mode d’expression différent de la douleur en rapport avec des troubles de la conscience du soi corporel et des troubles de la communication sociale, troubles communs à la schizophrénie et au TSA. Nous avons d’ailleurs présenté un modèle de schizophrénie et autisme proposant que les troubles de la conscience du soi corporel seraient à l’origine d’un problème de différentiation soi-non soi entraînant à son tour des troubles de la communication sociale et un déficit de théorie de l’esprit et d’empathie dans ces deux pathologies (voir Tordjman et al., 2019, et en particulier la Figure 1). Un autre aspect intéressant concerne, dans le cadre d’une approche psychodynamique, les circonstances d’apparition des conduites auto- agressives, notamment dans les situations de stress. Nos recherches antérieures et actuelles sur l’autisme nous ont amenés à poser l’hypothèse que l’angoisse et le stress peuvent constituer un des problèmes majeurs de l’autisme, les comportements autistiques (dont les conduites auto-agressives) pouvant résulter de processus impliqués dans la réponse au stress (Tordjman et al., 2018). Un modèle clinico-biologique a alors été développé, soulignant le rôle du stress dans l’autisme, modèle qui va maintenant être présenté.

Modèle intégré clinico-biologique : le rôle du stress et des angoisses dans l’autisme.
Le modèle proposé (voir Figure 1) comprend trois niveaux différents :

Niveau 1 : existence d’un dysfonctionnement dans le traitement des signaux environnementaux
Ce dysfonctionnement serait générateur d’angoisse et provoqué par des causes multifactorielles aussi bien biologiques qu’environnementales, à savoir :
– un manque de stimulation sensoriel organique (comme dans les déficiences sensorielles) ou environnemental (Tordjman et al., 2014, 2018). Cette déprivation sensorielle se situerait à une période critique pour le développement ou le fonctionnement de la sensibilité proprioceptive;
– des troubles précoces des interactions en particulier visuelles (Tordjman et al., 1998). La rencontre des premiers regards jouerait un rôle essentiel dans le développement psycho-affectif de l’enfant ;
– de possibles facteurs biologiques intervenant en particulier dans le stress et l’intégration cérébelleuse.

Ce modèle de compréhension des troubles autistiques : (a) pose l’hypothèse des causes initiales multifactorielles aussi bien biologiques qu’environnementales (niveau 1) ; (b) fait des angoisses et réponses au stress élevées un des problèmes majeurs de l’autisme (niveau 2) entraînant l’apparition des comportements autistiques (comme par exemple, les conduites auto-agressives ou les stéréotypies comportementales) qui auraient pour fonction de réduire ces angoisses et réponses importantes au stress (niveau 3) ; (c) est un modèle interactif qui aboutit à un système auto-entretenu : le contrôle des systèmes sensori-perceptifs (niveau 3) vient renforcer le dysfonctionnement du traitement des signaux environnementaux (niveau 1).


Niveau 2 : importance des angoisses et des réponses au stress


Les observations cliniques soulignent la fréquence chez les enfants avec autisme des angoisses portant sur les représentations spatiales et l’image du corps : des angoisses de chutes, de perte d’équilibre peuvent être repérées au travers de signes directs comme les terreurs de la pente ou des hauteurs, et également de signes indirects visant à contrôler ces angoisses (par exemple, le geste sans cesse répété de faire tomber un objet et de le ramasser permet de lutter contre une angoisse de chute). De même, l’angoisse de se liquéfier a été rapportée dans l’autisme à partir de signes directs comme les attaques de panique à l’écoulement du lavabo ou de la chasse d’eau, et de signes indirects comme les jeux stéréotypés avec l’eau (Haag et al., 1995, 2005). C’est à ce niveau que nous retrouvons également l’existence des réponses biologiques au stress anormalement élevées, aussi bien pour l’axe hypothalamo-hypophysaire que pour l’axe du système nerveux sympathique, telle que nous l’avons précédemment décrite dans les résultats des recherches INSERM. Ces résultats observés chez les enfants avec autisme suggèrent les hypothèses suivantes : (1) des taux en permanence plus élevés d’hormones de stress ; (2) une réponse au stress très augmentée ; (3) une possible hyperactivité de l’axe hypothalamo-hypophysaire ; (4) des mécanismes adaptatifs de feedback en réponse à une situation de stress ; (5) un seuil de stress anormalement bas chez les sujets autistes qui serait dépassé à la moindre stimulation sensorielle ininterprétable, non compréhensible et non maîtrisable, déclenchant alors l’apparition d’angoisses majeures et de terreurs.

Niveau 3 : réduction des angoisses et des niveaux de stress par deux modes de régulation entraînant l’apparition de comportements autistiques (stéréotypies et/ou conduites auto-agressives)

Concernant les deux modes de régulation, il s’agit d’une part, de la décharge de la tension de stress sous forme pulsionnelle avec perte de contrôle ; d’autre part, du contrôle des systèmes sensori-perceptifs avec surcharge « hypnotique » d’un canal sensoriel permettant à l’enfant avec autisme de s’isoler par rapport à un environnement vécu comme dangereux et menaçant. Cet isolement sensoriel va aboutir à la nécessité de recourir à ces mêmes comportements autistiques pour « s’autostimuler » et percevoir une sensation. Ainsi, ce niveau peut être illustré par l’exemple des stéréotypies et conduites auto-agressives dont les fonctions semblent se regrouper autour de la notion de réduction des angoisses et du stress : fonction d’autostimulation, fonction de parexcitation (dans les débordements d’excitation intense, même de joie), décharge de la pulsion sexuelle (passé un certain seuil, l’angoisse aboutirait à une excitation sexualisée qui se déchargerait par des stéréotypies auto-érotiques, des masturbations compulsives), décharge de la pulsion agressive (stéréotypies ou conduites auto-agressives apparaissant dans les colères, frustrations, tantrums), saturation d’un canal sensoriel, en particulier kinesthésique aboutissant à une diminution de perception des stimuli environnementaux (stéréotypies giratoires, balancements et automutilations « anesthésiants »)

Que peut-on attendre d’un modèle comme celui-ci ?

Le modèle proposé n’est pas le seul modèle existant de compréhension des troubles autistiques. Comme tout modèle, il ne peut être que réductif et n’a pas la prétention de répondre à toutes les questions. Mais c’est un modèle cohérent avec notre pratique clinique et présentant l’intérêt d’un approche intégrée clinico-biologique de nos observations. Soulignons que ce modèle suppose l’existence d’interactions entre différents facteurs de risque et ne conclut pas à l’existence d’une causalité linéaire. Par exemple, la réduction des angoisses et des niveaux de stress par un contrôle des systèmes sensori-perceptifs (niveau 3 du modèle) semble aboutir à un système auto-entretenu qui vient renforcer tant l’isolement sensoriel et social de l’enfant (participant ainsi aux troubles des interactions sociales), que le dysfonctionnement du traitement des signaux environnementaux (niveau 1 du modèle). On pourrait faire l’hypothèse d’une dépendance psychique de l’enfant avec autisme à ses comportements stéréotypés ou auto- agressifs. Enfin, ce modèle offre une base de discussion ouvrant à la réflexion et aux recherches ultérieures. De futures recherches sont en effet nécessaires pour conforter ce modèle et en tester les limites.

Conclusion

Les résultats des recherches INSERM ainsi que le modèle présenté ci-dessus nous permettent d’appréhender le trouble du spectre de l’autisme comme une organisation psychopathologique susceptible de se constituer en réponse à des facteurs initiaux très divers, organiques et psychologiques. Il semble nécessaire de sortir des polémiques habituelles sur la désignation de ces facteurs en termes de causes ou de conséquences. Si l’on tient compte de cet aspect multifactoriel, il apparaît alors important d’avoir une approche multidisciplinaire de l’autisme incluant la participation à la fois de cliniciens et de biologistes. L’approche multidisciplinaire peut permettre de mieux comprendre le rôle des mécanismes somato-sensoriels dans le développement des conduites auto-agressives et stéréotypies autistiques, et par conséquent d’apporter de nouvelles perspectives thérapeutiques. Ce type d’approche se situe précisément au carrefour de la psychiatrie de l’enfant et de la biologie, avec toutes les difficultés que l’on peut rencontrer lorsque l’on se trouve au croisement de deux domaines aussi différents, et lorsque l’on doit manier deux langages ayant chacun sa spécificité. Mais, c’est peut-être de cette confrontation qu’émergeront des éclairages nouveaux, une meilleure compréhension des troubles autistiques et les prises en charge thérapeutiques les plus adaptées.

Psy.fr N°4 29-45

Sylvie TORDJMAN

Professeur en Pédopsychiatrie, Chef du Pôle Hospitalo-Universitaire de Psychia- trie de l’Enfant et de l’Adolescent (PHUPEA), Université de Rennes 1 et Centre Hospi- talier Guillaume Régnier ; Integrative Neuroscience and Cognition Center, Université de Paris Cité et CNRS UMR 8002.

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