Si l’on excepte les perspectives d’un dérèglement climatique qui nous inquiètent à juste titre et que les médias nous rappellent chaque jour, on peut dire que nous demeurons souvent rivés sur le présent. Les questions qu’on se pose sur l’éducation des enfants, la sexualité, les discriminations faites aux femmes, le racisme ne sont guère soumises, auprès d’un large public, à une enquête proprement historique, pour savoir comment ces sujets étaient autrefois traités. Certes, objectera-t-on, des émissions célèbres ne cessent de nous plonger dans tous les méandres du plus lointain au plus récent passé : les coulisses et les secrets de l’histoire envahissent nos écrans, pour le plus grand bonheur de téléspectateurs avides de découvertes sensationnelles et d’un dépaysement qui les arrache à un quotidien parfois morose. On remarquera toutefois que les présentateurs se tournent presque exclusivement vers des héros, du bien ou du mal, dont on retrace la vie, parfois avec minutie ou vers des demeures princières aux somptueux décors. En bref, l’histoire est toujours, peu ou prou, l’adjudant du rêve, du romanesque ( les romans historiques se portent bien) et du divertissement. Cette approche a, bien sûr, une fonction nécessaire et utile : il est bon de s’instruire en s’amusant. Il n’est pas sûr pourtant que la survalorisation du divertissement dans les voies d’accès à la connaissance du passé, nous permette d’accéder à une réelle conscience historique. Une autre tendance, apparemment plus intellectuelle, tente de mieux comprendre les problèmes du présent en recherchant dans le passé des éléments de comparaison. Les relations sexuelles hors mariage étaient-elles tolérées par une partie de la population en dépit des interdits religieux ? Au sein du couple, les femmes étaient-elles moins bien traitées autrefois qu’aujourd’hui ? Le commerce triangulaire, impliquant l’esclavage qui battait son plein au XVIIIe siècle à Nantes et à Bordeaux ne remet-il pas en cause l’esprit même des Lumières qui prônait la liberté et la dignité de l’homme ? Ces questions sont bien sûr légitimes, mais pour y répondre, il convient d’avoir un regard proprement historique, qui contextualise les réponses, afin d’éviter les anachronismes, si fréquents aujourd’hui. L’historien François Hartog a pointé une erreur de méthode qui affecte souvent le débat contemporain et qu’il a intitulé le « présentisme ». Faire du roman sur le passé ou plaquer sur lui des représentations qui appartiennent exclusivement au présent ne nous permet pas de comprendre les problèmes de notre temps. Il en est un particulièrement aigu, aujourd’hui : la maladie mentale et tout ce qui l’accompagne : les lieux où on la soigne, la formation et la fonction des thérapeutes, le regard que l’on porte sur elle. Le patient est de plus en plus soumis à des techniques médicamenteuses, dont l’efficacité grandissante est susceptible de rassurer en apparence l'opinion. Pourtant l’inquiétude ne disparaît jamais complètement quand il est question de « folie » et nombreux sont ceux, parmi les patients, qui aspirent plus ou moins consciemment à d’autres traitements. il n’est pas sûr, non plus, que les psychiatres formés comme tous les médecins à l'étude des "sciences de la nature" comprennent véritablement les autres thérapies, leurs enjeux et leurs méthodes. De plus, les troubles les plus profonds du comportement, égarements, confusion, sentiments démoniaques, agressivité impulsive, propos incohérents, impression d'être surveillé ou menacé, continuent, depuis leur ancestrale existence, à effrayer une grande partie de la population, sans que les facteurs psychologiques et sociaux qui interfèrent dans la maladie soient véritablement appréhendés. Les incertitudes des scientifiques eux-mêmes, partagées par des praticiens et des chercheurs d'un certain rang, ne nous incitent pas à abandonner nos idées toutes faites ou à relativiser les convictions léguées par une longue tradition. Un recul historique pourrait permettre de mieux comprendre nos préventions, de dissiper nos doutes et parfois nos préjugés. Il pourrait même faire surgir de nos échecs de nouveaux questionnements. Il contribuerait ainsi à nous faire mieux prendre conscience de la place insuffisante qu’occupe la maladie mentale dans l’ensemble des préoccupations du moment.