Le rôle de l’autorité culturelle
18 août 2024L’adolescent, le virtuel et la fascination pour les jeux vidéo
18 novembre 2024Qu'est-ce que la sociologie Monsieur Sartre ?
A propos du Garçon de café
Roland Lussey
Sartre observe. Attablé à la terrasse de son café, il étudie les gestes et attitudes du garçon qui le sert, lui et tous les autres clients. Quelque chose le gêne, Les gestes à l'évidence lui semblent trop appuyés, trop mécaniques peut-être. Comme une sorte de chorégraphie apprise, sans cesse répétée. Il regarde encore, l'idée de danse, de funambule même, tant ses gestes sont précis et rapides, tant sa façon de rétablir l'équilibre de son plateau devient prouesse, lui vient à l'esprit.. Visiblement, c'est trop marqué, trop automatique pour être sincère.
S'agit-il d'un jeu ? Mais à quoi joue alors le garçon de café que j'observe ? Et Sartre répond : il joue tout simplement au garçon de café ! Il n'est plus l'homme avec ses caractéristiques particulières, sa personnalité, il délaisse son identité propre, sa liberté d'être pour endosser des gestes et des comportements totalement stéréotypés.
D'où son idée de "mauvaise foi" qui depuis longtemps lui tient à coeur, c'est -à-dire, abandonner sciemment sa propre liberté pour disparaître dans dans un anonymat protecteur, refuser en quelque sorte sa propre responsabilité.
Le texte est magnifique. Les observations sont d'une rare précision. Le portrait du garçon de café est si finement dessiné que nul argument supplémentaire n’est désormais nécessaire à sa démonstration.
Mais Sartre ne fait pas qu'observer. Il raisonne en philosophe. Porté par son intelligence, il délaisse celle des autres et notamment ici celle des acteurs eux-mêmes, les garçons de café.
Les écouter, les questionner sur leur métier, sur leur journée, bref les interviewer sérieusement sur leur situation professionnelle ne lui vient pas à l'esprit. D'accord pour le concret, pour la part nécessaire d'empirisme, mais seulement comme des exemples attendus et parlants d'une vague théorie que l'on rumine depuis quelque temps.
Le sociologue, lui s'y prendrait autrement. L'écoute serait son point de départ afin de comprendre ce que lui et les autres ne comprennent pas spontanément. Et pour cela, sortir de la psychologie ou de la phénoménologie serait sa posture intellectuelle. Surtout ne pas chercher d'explication "dans la tête " de ceux qui sont devant moi. Ni traits de personnalité, ni généralisations sur la condition humaine ou la culture particulière de tel ou tel groupe humain rencontré ne doivent entrer dans sa démarche pour progresser dans l'éclaircissement d'une réalité humaine qui lui échappe encore. Le réflexe psychologique pour expliquer une situation est une tentation trop facile, une réponse trop rapide. Ce réflexe si répandu occulte une capacité à chercher plus loin, à regarder au-delà des personnes elles-mêmes, à aller découvrir dans l'environnement même des personnes concernées, dans le monde qu’elles vivent concrètement les éléments de connaissance qui pourraient après coup expliquer les comportements toujours surprenants que l’on découvre.
Imaginons ce travail d'écoute. L'enquête eût été passionnante. Montparnasse, l'été après une dure journée de service dans ce lieu privilégié d'humanité urbaine, d'humanité tranquille à l'époque de Sartre. Je m'adresse au patron : J"e fais une enquête sur les cafés parisiens, j'ai besoin pour cela de rencontrer 4 ou 5 membres de votre personnel, des volontaires qui accepteraient de me parler librement de leur travail, de leurs relations avec les clients et d'une façon générale du rôle qui est le leur dans le fonctionnement de votre établissement"
L'entretien commence. On est assis dans un coin tranquille. Je lui explique mon objectif et insiste sur le caractère strictement confidentiel de nos futurs échanges". Je sors mon cahier, ouvre mon stylo. (Sous-entendu je prends très au sérieux ce temps précieux que vous m'accordez, je ne connais que l'aspect extérieur de votre métier, j'ai besoin qu'avec votre témoignage vous m'aidiez à bien cerner votre activité quotidienne.)
Cerner son activité, pour moi cela signifie principalement bien saisir les priorités qu'il se fixe lui-même pour assurer de la manière la plus satisfaisante possible pour lui son travail de chaque instant. Autrement-dit les moments clé qui structurent jours après jours le cadre réel de son travail. Des questions comme : "Dans votre travail, que considérez-vous comme étant les aspects les plus importants, Parmi tous ces moments ou tous ces aspects, quels sont pour vous les choses les plus intéressantes, les plus gratifiantes. Où et quand les efforts que l'on requière de vous sont les plus pénibles. Ou au contraire, quels sont les efforts qui vous font oublier votre journée, aimer votre journée. Vous sentez vous seul, qui peut vous aider, vous épauler quand il y'a un problème ?…
Pour répondre à mes questions, l'interviewé à besoin de me présenter des exemples concrets. Pas de considérations générales à ce stade, au contraire, plus on a de détails, plus on recueille de précisions, mieux on mesure l'importance que revêt ces points pour l'intéressé. A mesure que l'entretien se poursuit mon interlocuteur me parle de plus en plus librement. Pas de questions fermées ou trop brutales. Il comprend qu'il est le seul et unique juge de ses réponses et des opinions qu'il exprime. Que se passe-t-il ? Peu à peu, au fur et à mesure de mes questions et de mes relances, il découvre un intérêt certain pour l'exercice auquel je le convie. Il ne lui semblait pas auparavant que tout ce qu'il faisait, sans y penser vraiment, avait un sens, des raisons bien précises. Il revit son travail devant moi, m'oubliant presque. Il se découvre propre acteur de son travail. En me parlant des clients, de ses collègues, du patron, en insistant de lui-même sur les côtés positifs ou négatifs de son emploi, lui vient alors à l'esprit qu'il y avait toujours eu de sa part plus de calculs qu'il ne le pensait. De lui-même il reconstitue des liens, entrevoit des rapprochements. Il comprend mieux le système et la mécanique qui l’entrainent et en même temps, il se comprend mieux lui-même. En terme technique, nous dirions qu'à travers le parcours qu'aujourd'hui je lui propose, il me livre au bout du compte sa propre "stratégie" au regard des contraintes et des marges de liberté qu'il a su découvrir.
Imaginons toujours. Au bout de deux heures et après avoir interrogé de la même manière ses collègues et son patron, une analyse peut enfin apparaître. Contrairement aux conclusions de Sartre nous pourrions voir non l'adoption d'un comportement stéréotypé, automatique, à deux doigts de devenir ridicule, mais bien au contraire, l'expression même d'une liberté qui s'acquiert par l'expérience répétée des journées de travail. Au fond peut-être, ce garçon de café, soumis à l'impatience des clients, à la répétition des tâches, à l'usure de l'âge, a-t-il trouvé par ce comportement si caractéristique et si ostentatoire le meilleur moyen d'affronter le temps. Ses gestes devenus "automatiques", cette danse ininterrompue dont parle Sartre, certes, le fatiguent un peu mais quelle serait une journée de travail s'il fallait à tout instant gérer les réclamations des clients, les tensions entre les tables, s'épuiser dans les allers retours permanents ?
En choisissant de garder une distance raisonnable vis-a-vis des clients, en leur assurant une juste attention (rien de trop), en ne privilégiant aucune table au détriment d'une autre, en montrant ostensiblement son zèle et ses aptitudes professionnelles, il résout et de belle manière, le problème des files d’attente. Pour lui et les clients, Il assure la tranquilité du lieu. Ultime valeur à ses yeux, il sert sans être servile. Par sa chorégraphie fortement signifiante il donne de la dignité à son corps. Nul est contraint d’insister ou de quémander, on se signale simplement les uns des autres, le jeu est établi, l’ambiance recherchée sera maintenue.
Je parlais plus tôt de lieu d'humanité tranquille . De ces cafés d'antan, beaucoup ont disparu. Ils proposaient un ordre, une cohérence. Bourgeois et ouvriers s'y côtoyaient sans problème, Les fidèles comme les passants. Les menus aussi connaissaient une certaine standardisation ainsi que les décors proposés. Peu d'établissements s'éloignaient du croque-Monsieur, du sandwich ou de l'omelette. Pour les plaisanteries il y avait le comptoir . Les prix étaient encore raisonnables. On s'y retrouvait, chacun prenait place.
Les « changements de propriétaires » qui s’affichaient au hasard des rues signifiaient à tous les passants, qu’en fait, rien de ne changerait vraiment dans les habitudes que les clients recherchaient.
Empire des signes, maintenant Roland Barthes devrait prendre le relai.
Roland Lussey