VERS UNE NOUVELLE ECOLOGIE DU VISIBLE

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Vers une nouvelle écologie du visible

Sur l’exposition de Chiharu Shiota au Grand Palais

 

L’araignée, qui produit des toiles si belles et harmonieuses, appartient à la famille des Arthropodes. Son corps est composé de deux parties dont l’une, située à l’arrière, produit des fils de soie au moyen desquels elle se déplace et attrape ses proies. La toile qu’elle tisse, constitué de figures géométriques en spirales, étonne par la régularité de sa structure et de ses rayons et aurait pu faire dire à un philosophe du temps du classicisme allemand, qu’à l’instar de la cellule de cire de l’abeille, sa configuration est le résultat d’une projection intellectuelle ou d’une finalité bien pensée. Y a-t-il, à l’image de ces toiles savamment tramées par notre arachnide, une place dans l’art pour des toiles qui tout en suggérant la main et l’intelligence de l’homme, seraient calquées sur le schéma ou le paradigme de la nature ?

Chiharu est une jeune enfant, elle a dessiné son nom en miroir et les couleurs de ses fleurs ont affleuré sur la feuille dans les aquarelles de son imagination.

Les sursauts des couleurs ont entrecoupé les formes sur la toile, Chiharu a 20 ans, elle voudrait être peintre, mais l’abstraction se déjoue d’elle et elle ne peut en absorber les formes.

Et puis il y eut un jour cette expérience si singulière, c’était quelques années plus tard, la peau de Chiharu s’est boursouflée d’acrylique ; ce jour-là, le vermillon a affleuré sur la peau de l’adolescente, qui s’est changée en tableau ; la peinture ingérée est devenue l’aliment d’un corps, qui s’est teinté et a absorbé la couleur.

Depuis, le temps est passé, Chiharu Shiota tisse des œuvres comme une araignée fait sa toile. La plupart du temps, ces tissages entremêlent les êtres, et se saisit du monde comme un prédateur se saisit de sa proie en la capturant dans des fils. Quand on l’interroge, elle répond qu’elle tisse la laine un peu au hasard, mais en cherchant toujours cependant à former des triangles, lentement dévidant sa pelote, le bras s’allonge et la structure s’étend, l’œuvre s’invite dans les réseaux du monde, elle fait réseau et absorbe dans les dévidements d’une toison rouge ou noir les entremêlements des hommes et des choses. Dans une infrastructure de jeunesse, on reconnaît, entre les fils noirs enchevêtrés, les objets calcinés d’une vue qui se consume, ici, on est toujours, bon gré mal gré en route vers nos propres dehors. Dans une autre, qu’elle a composée cette fois au moment de sa leucémie, le fil noir se combine dans un espace désarticulé par le lit et la mort, l’angoisse s’agrège au monde pour capturer des corps qui peu à peu se fragmentent, y aura-t-il un jour de quoi tisser les filets d’une toile pour en recomposer les images ?

En me promenant au fil des œuvres dans le Grand Palais qui accueille la série de ses opus, j’ai rencontré des robes, des grandes robes au format disproportionné et imprimant à même les tâches de boues sur le tissu, comme la marque du monde sur la peau de l’étoffe. J’ai vu aussi des toiles qui ressemblaient à des maillages, j’ai alors pensé aux filets épais des pêcheurs avec lesquels on composait les teleri des peintres à l’époque de la Renaissance à Venise.

Dans l’œuvre en forme de branchie quelle a composée pour la Biennale, Chiharu a représenté à même le sol et en guise de support, des barques, comme si à ce moment-là, quelque chose de la toile avait commencé à flotter. Ce sont ces mêmes éléments du flottement que l’on retrouve dans le mobile qu’elle a imaginé cette année pour le Grand Palais, les éléments de tissage s’y enchevêtrent dans les fils blancs et semblent suspendus comme des voiles sur des coques dévidées.

J’ai atteint maintenant la fin de l’exposition. Je me suis assise comme les autres visiteurs pour regarder une monographie vidéo qui retrace le parcours de l’artiste. Nous sommes installés au milieu des retransmissions des mises en scènes lyriques que l’artiste a produites pour la scène internationale, on reconnaît dans les bruits tapis et discrets d’une retransmission, la musique de Wagner, les voix du Walhalla, quelques lignes musicales se distendent comme fils sur une toile et dessinent les thèmes en crépuscule d’un fleuve qui a atteint dans les dystopies du son les lieux de ses propres débordements. Dans les crépuscules de Chiharu, il y a le corps et la soif, l’eau mélangée à la terre et le sang et qui constituent comme la recherche plaintive de cette terre aimée dont on pleure l’absence et qui symbolise pour elle comme l’Heimat chérie et perdue. A l’image de cette performance qu’elle avait réalisée dans sa jeunesse après quatre jours de jeûne, Chiharu a trouvé dans la terre une nouvelle manière de faire niche et de s’abolir par incorporation de l’œuvre dans les sous-sols rhizomiques de ses propres lointains. Eau, sang, terre, boue tracent sur les peaux de l’œuvre les marques délébiles d’une toile qui fait réseau dans les ressorts de ses propres dérélictions. Comme l’araignée tisse sa toile par déjection de ses fils hors de son abdomen, les formes géométriques de l’artiste ont dévidé peu à peu leurs bobines dans les débords de ses propres réagencements. Par incorporation invasive et englobante, son œuvre a creusé dans l’excavation du corps ces nouveaux territoires du visible, par décomposition et recomposition successives des éléments du réel dans les réseaux de l’être, réinventant en se formant et en s’informant une nouvelle écologie pour l’art et les images.

Mathilde Marès

1 Comment

  1. Maya EVRARD dit :

    TRES BELLE ECRITURE POUR UN UNIVERS EXTRËMEMENT COMPLEXE ! univers qui provoque autant de peur sous forme de rejet que de rêveries magiques !
    merci Mathilde !

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