AVOIR PEUR

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AVOIR PEUR

Les psychiatres ne sont pas très expérimentés pour analyser les grands mouvements collectifs et c’est dommage. Certains s’y sont essayés avec bonheur, d’autres moins. Dans un numéro sur la peur il serait étrange de ne pas évoquer ce qui agite notre société, le monde et depuis longtemps la planète. Aujourd’hui avec le covid, et ses suites, la guerre en Europe, et l’ensemble des décisions nécessaires à prendre pour changer en profondeur les habitudes de vie dans tous les pays occidentaux, comment être serein et optimiste quand on sait le risque des enchaînements conflictuels entraînés par les difficultés et les crises. C’est comme ça il y a beaucoup de pyromanes et le risque est épidémique.

L’anxiété et la peur sont anticipatrices, productrices pour l’avenir. La difficulté vient de la paralysie et de la panique individuelle et collective quand c’est l’intensité et le débordement traumatique qui gagne. Les médecins de catastrophe ont beaucoup apporté face aux traumas, aux attentats et aux actes de guerre, les sociologues aussi, mais comment donner un peu d’intelligibilité à ce que nous vivons au présent, à ce qui nous attend dans un avenir proche pour ne pas recevoir que des explications à posteriori.

Il y a quelques années Jean Gillibert, psychiatre, psychanalyste et homme de théâtre, avait beaucoup étudié la manie et la mélancolie (voir nos anciens numéros). Il nous a proposé de penser une « mélancolie du monde ». Je crois que sa proposition n’a pas eu grand succès. Reprenons-la quand même.

La relation avec ses semblables jamais atteinte, toujours déjà perdue, peut conduire narcissiquement à une identification mélancolique terrible, sévère (l’ombre de l’objet tombé sur le moi) monstrueuse.

On oublie souvent le syndrome de Cotard qui donne une importance hypochondriaque énorme au corps. Il y a une puissance de l’ordre du délire dans cette épreuve du négatif du plus malade du plus souffrant au-dessus de tout. La manie est du même ordre dans sa puissance irrésistible étrange et vide.

Le XXe siècle a connu cette puissance destructrice de la Shoah, des génocides au nom d’une pureté perdue à retrouver quoi qu’il en coûte qui devient une machine à tuer.

Il y a de la mélancolie dans cette destruction collective qui croit apporter une guérison inouïe salvatrice épurée de toute contradiction en effaçant l’histoire vécue et maudite d’individus impropres à vivre, inférieurs. (Menaçant dans leur puissance insupportable réelle ou supposée.)

Il ne s’agit pas d’un diagnostic justificatif mais peut-être de chercher à saisir certains mouvements qui ont un succès collectif étrange, je me répète épidémique.

Le retour à la pureté religieuse des textes sacrés à n’importe quel prix, la restauration de la vraie Russie dans toute sa puissance quelle que soit le coût humain pour sortir de l’humiliation, comme la restauration passée d’une Allemagne aryenne, que de puissance désespérée chez des gens de culture enracinée.

On pourrait m’accuser de vouloir mélanger des conflits très différents. Certes. Mais la réussite est suffisamment troublante. Pourquoi ne pas interroger ce succès effrayant ?

La réaction occidentale est importante, nécessaire, mais elle a pris un drôle de tour qui, par peur, devient idéologique. La liberté, la démocratie attaquée et défendue, le refus de la censure par contraste sont des biens précieux qu’on a bien raison de défendre. Mais la liberté absolue individuelle de l’entreprise, de l’argent de la sexualité, de la lutte contre l’oppression sur le genre, du moi d’abord, du sujet enfin subjectivable, du libéralisme du tout possible, cela contient des aspirations à progrès mais aussi un modèle ou un contre-modèle qui, devant l’ampleur des problèmes posés, a sa dimension de fuite en avant. Il y a aussi un leurre individualiste de ce qui ne doit pas me résister. Certains personnages politiques ont d’ailleurs pris de l’avance en annonçant que ce qui les gêne n’est pas et donc n’existe pas.

Penser le futur demande une réflexion douloureuse et beaucoup de talents, ça ne sera pas facile.

Mais revenons à la psy notre domaine : le narcissisme et les mouvements relationnels sont indissolublement liés réagissant l’un sur l’autre. En supprimer un est individuellement et collectivement catastrophique. Le narcissisme devient vide et pousse une solution mélancolique et destructrice. La puissance cherche à trouver son compte et est insatiable pour rejoindre Narcisse.



Yves MANELA

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