CONTROLE SCOLAIRE DISCONTINU
31 octobre 2022CORPS ET AUTISME DE L’ENFANT
1 janvier 2023DE L’ANIMAL A L’HOMME : CONTINUITE OU RUPTURE ?
Il semble qu’aujourd’hui une véritable révolution philosophique se produise et que la frontière entre l’homme et l’animal tende à s’estomper. Nous savons en effet maintenant non seulement que l’homme a des origines communes avec les grands singes, mais aussi que les animaux sont capables d’apprendre et de transmettre et qu’ils ont développé ce que l’on n’hésite plus à nommer des « cultures » animales. Ce qui commence ainsi à faire question, c’est l’idée même d’un propre de l’homme, et avec lui tout l’humanisme métaphysique qui a formé l’axe directeur de l’ensemble de la philosophie moderne depuis Descartes.
Il y eut pourtant déjà, avec la parution en 1859 du livre de Charles Darwin intitulé De l’origine des espèces un « démenti infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité », selon les termes employés par Sigmund Freud qui, dans son Introduction à la psychanalyse de 1916, soulignait qu’après la révolution copernicienne, qui a montré que la terre n’était pas le centre de l’univers, la révolution darwinienne « a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale ». Mais il faut cependant reconnaître que si la question de l’animal apparaît aujourd’hui comme une question centrale du point de vue philosophique, éthique et juridique, c’est essentiellement parce que, depuis une quarantaine d’années, s’est éveillée la conscience de l’appartenance de l’homme à une « seule Terre » aux ressources limitées et à un destin qu’il partage avec l’ensemble des espèces vivantes.
Certes l’écologie, la science qui étudie l’interaction entre le vivant et son environnement et qui repose donc sur l’idée que la terre est considérée comme l’habitat, l’oikos, de l’ensemble des vivants, a une origine plus lointaine, puisque le mot apparaît déjà en 1866 sous la plume d’Ernst Haeckel (1834-1919), disciple allemand de Darwin, dont l’idée maîtresse est celle du partage par tous les organismes vivants d’un seul et même ensemble économique. Mais c’est en réalité avec le concept d’« écosystème », apparu dans les années 1930, que les activités humaines se voient intégrées aux autres facteurs naturels et n’occupent plus la place à part qui leur était reconnue par la philosophie classique, de sorte que l’opposition traditionnelle entre nature et culture – une nature qui du reste n’existe pratiquement plus qu’à l’état de vestige dans un environnement de plus en plus modifié par la technique humaine – commence à perdre toute pertinence.
C’est dans ce contexte général que s’explique le succès du livre d’un philosophe australien, Peter Singer, publié en 1975, Animal Liberation, traduit en français en 1993 sous le titre La libération animale, qui est devenu par la suite la « bible » du mouvement de libération animale. Ce livre se caractérise par le caractère cohérent de la critique qui y est menée de l’anthropocentrisme moral en faveur d’une reconnaissance de l’égalité de tous les animaux, humains et non humains. Singer se réclame à cet égard de la pensée du philosophe anglais Jeremy Bentham (1748-1832), qui déclare, dans son Introduction aux principes de morale et de législation, ouvrage publié en 1789, que la souffrance des animaux est aussi importante que celle des hommes et que « le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ces membres autrement que par la main de la tyrannie »
Mais si Singer s’appuie sur la pensée de Bentham, qui exige l’extension du droit à tous les êtres capables de souffrance, et s’il se reconnaît l’héritier de ce pionnier dans la revendication des droits des animaux que fut l’écrivain anglais Henry Salt, dont le livre paru en 1892 s’intitulait Les droits de l’animal considérés dans leur rapport avec le progrès social, son propos n’est cependant pas confiné à la stricte sphère juridique, mais se veut de portée proprement éthique. C’est donc du point de vue du principe d’égalité de tous les êtres sentant que Singer est amené, sur le modèle de la lutte antiraciste et antisexiste, à combattre ce qu’il nomme le « spécisme », c’est-à-dire l’attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce. Car la véritable question posée dans ce livre est celle du droit à l’instrumentalisation des animaux non humains et donc corrélativement celle de la limitation de la notion kantienne de devoir moral aux seuls êtres raisonnables. Bien qu’il ne se présente nullement comme un inventaire exhaustif de tous les sévices infligés par les humains aux autres animaux, il vaut autant par son argumentation philosophique que par les faits qu’il porte à la connaissance d’un public qui les ignorait dans des chapitres qui traitent, avec photographies à l’appui, de l’expérimentation animale et de l’industrie agroalimentaire ainsi que des solutions qu’il serait possible d’y apporter. Il faut cependant souligner avec force que ce livre ne relève nullement de la zoophilie et que c’est à la raison et non au sentiment que Peter Singer, digne représentant de la pensée anglosaxonne, fait constamment appel dans ses analyses. On a ici affaire à un travail qui s’inscrit dans une dimension proprement argumentative et dont la rigueur ne le cède en rien à celle des philosophes dont il se présente comme l’héritier.
Ce plaidoyer en faveur de l’égalité de tous les vivants du point de vue de ce qui pourrait être une éthique de la compassion, d’une éthique fondée sur le sentiment et non sur la raison – éthique dont il faut souligner qu’elle n’est pas propre à l’époque moderne, puisqu’on la voit déjà se développer dès le VIe siècle de l’ère pré-chrétienne avec l’apparition du jaïnisme et du bouddhisme et en Inde –, présente donc l’intérêt de rompre avec l’humanisme classique qui voit dans la raison le fondement de cette supériorité que la tradition philosophique a reconnue à l’être humain, qu’elle a défini comme un « animal rationnel ». Il faut à cet égard souligner le parallèle que fait, d’entrée de jeu, Singer entre la tyrannie exercée par les humains sur les animaux et celle que les blancs ont exercée sur les noirs. Voici ce qu’il déclarait dans la préface de son livre : « Ce livre porte sur la tyrannie que les êtres humains exercent sur les autres animaux. Cette tyrannie a causé et continue à causer aujourd’hui une quantité de douleur et de souffrance qui n’a de comparable que celle que causa la tyrannie que les humains blancs exercèrent des siècles durant sur les humains noirs ».
Il faut rappeler ici que l’on trouve déjà dans la pensée grecque, et en particulier chez Aristote, le même déni de l’appartenance au règne humain des esclaves. Selon Aristote en effet, ce simple « objet de propriété animé » et cet « instrument précédant les autres instruments » qu’est l’esclave « ne possède pas » la raison même si, contrairement à l’animal, il peut la percevoir. De même le Code Noir, ce texte promulgué par Louis XIV en 1685 qui réglementait l’esclavage aux Antilles et en Louisiane, considère l’esclave noir comme un être hybride et à demi humain seulement, puisqu’il est d’une part réduit à un simple bien-meuble, mais d’autre part susceptible du salut par le baptême. Ce qui le rend instrumentalisable, c’est précisément son statut ambigu, de sorte, bien que relevant du domaine juridique, il ne fait pas véritablement partie du domaine moral, dans la mesure où celui-ci a été déterminé, dans l’éthique moderne la plus fidèle à la tradition métaphysique, l’éthique kantienne, comme se limitant aux seuls animaux rationnels.
Certes, la formule que Kant donne de son impératif catégorique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » est en elle-même une condamnation sans réserve de l’esclavage, puisque traiter les êtres humains comme fins veut dire les traiter comme des absolus que ne peuvent ni être dominés, ni être asservis. Mais elle s’appuie pourtant sur une notion de la personne humaine qui consiste à la définir de manière essentielle par la seule rationalité, l’humanité n’étant rien autre pour Kant que la raison en tant qu’elle prend conscience de soi et se fait finie. L’éthique kantienne consacre par là le statut d’infériorité de l’animal, qui est exclu de la sphère de la fin absolue et peut donc à bon droit être instrumentalisé.
On retrouve donc ici une critique de la morale kantienne qui a déjà été développée par le philosophe allemand Arthur Schopenhauer dans son mémoire intitulé Sur le fondement de la morale de 1840. Schopenhauer y déclare en effet trouver « révoltante et détestable » la proposition des Fondements de la métaphysique des mœurs selon laquelle « les êtres dépourvus de raison (c’est-à-dire les animaux) sont des CHOSES, et qu’ils doivent par conséquent être traités comme des MOYENS qui ne sont pas en même temps des FINS ». Il y voit la preuve que cette « morale philosophique, qui n’est qu’une morale théologique déguisée (...) est au fond complètement dépendante de la Bible ». Ce qui est donc mis ici en question, par celui qui se réclame de la philosophie indienne, c’est la conception judaïque et chrétienne du rapport de l’homme aux animaux, tel qu’il est dépeint dans le premier chapitre de la Genèse, où il est dit : « Elohim dit : Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance ! Qu’ils aient autorités sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur les bestiaux, sur toutes les bêtes sauvages et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre ». À cela fait encore écho Descartes, qui dans le Discours de la méthode, affirme que la science pourrait « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », même si le « comme » tempère quelque peu cette proclamation de la supériorité de l’homme, Dieu demeurant pour lui le seul vrai maître de la création.
Si l’on tente maintenant de tracer les grandes lignes de l’histoire des relations entre les hommes et les animaux en Occident, on commence généralement par mentionner le nom de ce penseur présocratique qu’est Pythagore (580-495 av. J.-C.) qui, s’appuyant sur la croyance en la transmigration des âmes, demande de traiter avec respect les animaux. Cette croyance, dont l’historien grec Hérodote affirme qu’il l’avait rapporté de son voyage en Égypte, est en réalité beaucoup plus répandue dans l’Inde ancienne, que Pythagore a fort vraisemblablement elle aussi visitée. Il est en effet fort étonnant de voir les défenseurs des animaux s’intéresser si peu à une tradition qui remonte elle aussi à cette grande époque du VIe siècle avant J.-C. et qui est celle, en Inde, du jainisme et du bouddhisme. On sait que le bouddhisme a lui aussi adopté cette croyance en la transmigration des âmes, dont on trouve encore un écho dans le mythe sur lequel Platon conclut son long dialogue consacré à la Politeia, la République, le mythe d’Er, fils d’Arménios, originaire de la Pamphylie, une contrée d’Asie Mineure proche de l’Iran, On trouve en effet dans ce mythe un écho de l’orphisme, ce mouvement qui, dans la Grèce du VIe siècle, se caractérisait par une contestation de l’ordre social et par une recherche mystique et ascétique du salut à travers des liturgies initiatiques nommées orgia (mot qui désigne les mystères) dont le but essentiel était de purifier l’âme du croyant et de la rendre ainsi capable d’échapper à la « roue des naissances », idée d’origine indienne, celle du cycle infini des naissances et renaissances régi par les lois du karma, c’est-à-dire de la rétribution des actes. Dans le mythe de la République, on voit ainsi le poète Orphée choisir de se réincarner dans un corps animal, celui d’un cygne, Ajax dans celui d’un lion, et Agamemnon dans celui d’un aigle.
C’est cette théorie de la réincarnation, qui est au cœur de l’hindouisme, et qui a conduit dans le bouddhisme à l’idée d’une compassion universelle, karuna, définie comme l’aspiration à éteindre toutes les souffrances et les causes de souffrance que peuvent connaître les êtres sensibles dans le monde entier, et dans le jaïnisme, dont le fondateur, Mahâvira, est un contemporain du Bouddha, à celle de l’ahimsa, la non-violence. L’interdiction de tuer, contrairement au sixième commandement de la Bible qui ne concerne que les humains, s’étend ici à tous les vivants et est à l’origine de la longue tradition de végétarisme qu’a connue et que connaît encore l’Inde, où aujourd’hui environ 30 % des habitants s’abstiennent toujours de se nourrir de viande et de poisson. On voit que le plaidoyer en faveur de l’égalité de tous les vivants du point de vue de ce que l’on pourrait nommer une éthique de la compassion, d’une éthique fondée sur le sentiment, n’est pas propre à l’ère moderne et qu’elle a formé le principe fondamental d’une tradition trimillénaire.
C’est donc sur ce que l’on pourrait nommer l’universalité du sentir que se fonde Singer dans sa revendication d’une égalité de statut entre tous les vivants. S’il rompt bien ainsi avec l’humanisme classique, dans la mesure où celui-ci a consacré la domination de l’homme sur l’animal, il demeure pourtant en accord fondamental avec la définition traditionnelle de l’homme qui considère que ce n’est que par l’un de ses attributs, la raison, que l’homme diffère des autres animaux. Pour Singer comme pour l’ensemble des philosophes de la tradition occidentale, la différence entre l’homme et l’animal est donc bien comprise en référence à la présence ou à l’absence de la raison. La question qui se pose alors est de savoir si une telle conception de la différence anthropologique peut parvenir à rendre compte aussi bien de l’être de l’homme que de celui de l’animal. La définition traditionnelle de l’homme demeure foncièrement dualiste, puisqu’elle suppose que la raison ne fait que s’ajouter, en l’homme, à une « nature » qu’il partage avec l’ensemble des êtres vivants. C’est sur cette base que repose l’idée d’une supériorité de l’homme sur l’animal, puisqu’il est lui-même un animal plus quelque chose d’autre, qui ne relève plus au sens strict de l’animalité. Cette dernière est d’ailleurs essentiellement comprise comme se restreignant à la seule sensibilité, à ce que Kant nommait le sentiment de plaisir et de peine, qui constituerait ainsi le niveau commun à l’homme et à l’animal. Tout ce qui relève du sensible en l’homme est donc, pour les Modernes, ce qu’il peut partager avec l’animal.
Il n’en va pas tout à fait de même dans les représentations de l’être de l’homme que l’on trouve dans l’antiquité grecque. Dans l’image que Platon donne de l’âme humaine dans le mythe du Phèdre, cet élément rationnel qu’est l’esprit, le nous, ne s’oppose pas directement à l’epithumia, au désir en tant qu’il constitue le niveau élémentaire de la sensibilité, mais il faut encore faire sa place à cet intermédiaire qu’est le thumos, terme qui désigne certes, en son sens premier, le principe de vie, mais qui renvoie cependant aussi au cœur, à ce siège des sentiments et des passions qui est également celui de l’intelligence. Il faut souligner que dans le mythe de l’attelage ailé par lequel Platon donne une représentation imagée de la nature de l’âme, c’est un homme, le côcher, qui représente la part proprement spirituelle de l’âme, alors que sa part animale est représentée par l’attelage de deux chevaux, l’un noir, laid et mauvais, qui renvoie à ce qui est véritablement commun à l’homme et à l’animal, à savoir le désir, l’autre, blanc, beau et bon, qui symbolise cette part de l’affectivité qui peut, en l’homme, devenir l’alliée de l’intellect. De même, chez les Latins, l’anima est le souffle, l’âme, à savoir ce principe de vie commun à l’homme et à l’animal, alors que l’animus est l’esprit en tant que siège des sentiments et des passions par opposition à mens, qui désigne plus précisément l’activité de l’esprit, la pensée.
Quant à Aristote, il ne différencie pas immédiatement l’homme du reste des animaux, car il fait partie pour lui des animaux vivants en société, comme les abeilles et les fourmis. Certes l’homme est le seul animal capable de délibération et de remémoration, car il est un vivant pourvu de raison. Mais entre l’homme et l’animal, il y a des analogies, qui proviennent de la présence d’une âme en chacun d’eux. Comme il l’explique dans son traité sur l’âme, le Peri Psychès, la plante ne possède que le degré inférieur de l’âme, l’âme végétative, alors que l’âme humaine possède une partie spécifique de l’âme qui manque aux animaux, l’âme intellective, en plus de l’âme sensitive. Tout dans la nature est donc plein d’âmes, et c’est insensiblement, de degré en degré que l’on s’élève vers ce qui constitue l’accomplissement de la nature, l’homme, dont Aristote nous dit, dans ce manuel d’anatomie comparée qu’est son Traité des parties des animaux que « seul parmi les êtres que nous connaissons ou du moins plus que tous ces êtres, il a une part du divin ». Il est en effet le seul être dont les parties naturelles sont disposées dans l’ordre naturel, le haut dirigé vers le haut de l’univers, le ciel. L’homme seul se tient droit, les quadrupèdes ne peuvent supporter leur poids que grâce aux membres antérieurs, l’âme n’étant pas chez eux assez forte pour leur permettre de regarder le ciel ; quant aux végétaux, leur partie nutritive est, au contraire de celles des hommes, placée en bas.
On voit donc que pour Aristote les différences entre la plante, l’animal et l’homme ne sont que de degrés : tout dépend de la force de l’âme, et c’est l’âme qui rend compte du corps : plus elle est forte, plus elle permet au corps de s’arracher à la terre et de s’élever vers le ciel. C’est parce que chez l’homme l’élément rationnel de l’âme est indépendant du corps, incorruptible et impassible, que celui-ci est capable de libre décision, et qu’il détient le privilège d’inaugurer un règne nouveau, le règne politique. L’animal en effet, pourvu d’une âme seulement sensitive, est guidé uniquement par le plaisir et ne cherche que le vivre, alors que l’homme, guidé par la raison, a pour fin le « bien vivre » et le bonheur, objet de l’éthique. Car ce n’est pas seulement pour obéir à des nécessités vitales que la cité se constitue, mais pour donner aux hommes la possibilité d’une vie bonne. On voit qu’Aristote concilie à la fois le principe d’un continuisme « biologique » entre l’homme et l’animal et le principe d’une différence de nature entre le règne proprement vital et le règne humain ou politique. L’homme participe de la nature, il est d’abord un vivant, la parenté qui le lie à l’animal n’est donc pas niée, même lorsque ce qui le différencie est mis en relief.
La ligne de démarcation entre ce qui, en l’homme, relève de l’animal et ce qui constitue en propre son humanité n’est donc pas aussi nette, puisque l’ensemble de ce qui constitue son affectivité se voit distribué sur un double registre, celui de l’animalité proprement dite et celui de l’humanité. On pourrait en conclure que cela implique une impossibilité de déterminer dans toute sa pureté et son indivisibilité la frontière qui sépare l’homme de l’animal, et ce d’autant plus que tout discours sur l’homme comme sur l’animal « en général » a pour conséquence d’homogénéiser les différences qui peuvent distinguer de manière radicale les différents types de comportement à l’intérieur de l’un et de l’autre « règne ». Ne peut-on pas alors mettre alors en question la logique du discours philosophique sur l’animal, en tant qu’elle présuppose la connaissance de ce qu’est l’animalité. Car de quel droit l’homme s’arroge-t-il ainsi la connaissance d’un autre que soi ? C’est ici que l’on rencontre la question que pose à cet égard le philosophe allemand Martin Heidegger dans la lettre qu’il adresse en 1946 au philosophe français Jean Beaufret, lettre publiée par la suite sous le nom de Lettre sur l’humanisme. Il explique que la métaphysique, loin d’être prise dans une « téléologie humaniste », pense au contraire « l’homme à partir de l’animalitas », de l’animalité, et non pas « en direction de son humanitas », de son humanité, même si on y ajoute ce supplément qu’est l’âme ou l’esprit. La métaphysique se caractérise donc par son incapacité à penser le propre de l’homme, et cette incapacité provient de ce qu’elle prétend pouvoir s’appuyer, pour penser la différence anthropologique, sur un concept d’animalité parfaitement clair. Or, comme Heidegger le fait remarquer avec pertinence, ce n’est jamais qu’à partir de nous-mêmes, les êtres humains, que nous nous efforçons de penser ce qui différencie l’humain du simple vivant, de l’animal, la « vie » n’étant accessible qu’à partir de l’expérience humaine. Au lieu de faire abstraction de l’élément rationnel ou spirituel pour dégager le soubassement sensible que l’être humain partagerait avec tous les vivants, comme l’affirme le discours métaphysique, il faut au contraire reconnaître que c’est toujours à partir de l’existence humaine que l’on parvient à trouver un accès à ce qui est seulement vivant. La notion de vie n’est donc pas le concept général à partir duquel on peut définir l’être humain, mais c’est au contraire en partant de l’existence humaine que l’on peut parvenir à cerner, de manière négative, ce qu’est la « simple » vie.
On le voit, le discours métaphysique obéit à une logique qui consiste à attribuer à l’être humain, une faculté qu’il refuse d’accorder à l’animal, à savoir la raison, ce qui veut dire qu’il continue, à son corps défendant, de se comprendre lui-même à partir du règne animal dont il prétend posséder un savoir assuré. À cela il faudrait donc opposer un autre discours et une autre logique, selon laquelle l’homme considère qu’il ne peut se représenter ce qu’est l’animalité qu’en faisant abstraction de ce qui constitue sa spécificité, à savoir l’existence comprise comme la capacité d’avoir rapport à l’autre que soi. Penser l’animalité dans cette perspective, c’est donc demeurer ouvert à cette énigme qu’est l’animal dont nous sommes séparés de manière radicale en dépit du fait que nous puissions en quelque sorte co-habiter avec lui, ce qui veut cependant toujours dire l’intégrer à notre monde. C’est ce qui explique que Heidegger puisse affirmer que « de tout étant qui est, l’être vivant est probablement pour nous le plus difficile à penser, car s’il est d’une certaine manière notre plus proche parent, il est en même temps séparé par un abîme de notre manière d’exister ». La différence entre l’être seulement vivant et l’être humain ne se réduit donc pas à la présence ou à l’absence d’une faculté déterminée, mais elle consiste en une différence de mode d’être. Il ne s’agit donc pas de considérer que ce que nous avons en commun avec l’animal, c’est la corporéité, puisque ce serait retomber dans le piège du dualisme qui considère que l’âme ou l’esprit est substantiellement distinct du corps. C’est ce qui explique que Heidegger puisse affirmer que « le corps de l’homme est quelque chose d’essentiellement autre qu’un organisme animal ». C’est, pour Heidegger, dans son entièreté que l’homme se distingue de l’animal, ce qui implique qu’il ne puisse en aucune façon être considéré en ce qu’il a de propre selon le point de vue d’une science biologique pour laquelle l’être humain ne serait qu’un cas particulier d’être vivant. Voici en effet ce que Heidegger déclare à ce sujet : « Que la physiologie et la chimie physiologique puissent étudier l’homme comme organisme, du point de vue des sciences naturelles, ne prouve aucunement que dans ce “caractère organique”, c’est-à-dire dans le corps expliqué scientifiquement, repose l’essence de l’homme. Autant vaudrait prétendre enfermer dans l’énergie atomique l’essence de la nature. Il se pourrait bien plutôt que la nature celât précisément son essence dans le côté qu’elle offre à la domination technique par l’homme ». Ce côté que la nature offre à la domination technique dépend étroitement des visées humaines, de sorte que le concept scientifique de « nature » est tout entier dépendant du projet scientifique qui présuppose lui-même l’existence humaine comme mode fondamental de rapport à tout ce qui est.
Il ne peut donc y avoir d’accès direct à la nature et à la vie. C’est ce qui ruine d’entrée de jeu toute tentative de comparer l’homme et l’animal, car affirmer que l’analyse de l’être de l’homme ne saurait relever d’une « biologie générale » permet d’écarter la possibilité même de considérer l’être humain d’un point de vue racial, ce que l’on n'a pourtant pas manqué de faire dans le sillage des travaux de Darwin. Il faudrait mentionner à cet égard les théoriciens du darwinisme social, en particulier Herbert Spencer, qui a utilisé la théorie darwinienne pour justifier le colonialisme et la ségrégation entre les noirs et les blancs, en arguant du fait que la nature sélectionnant les éléments les plus aptes d’une espèce donnée, la civilisation occidentale, qui est la plus évoluée de toutes celles produites par l’espèce humaine, est légitimée par nature à dominer toutes les autres. C’est ainsi que Ernst Haeckel, figure déjà évoquée plus haut du darwinisme allemand, en est venu à justifier, en se fondant sur les lois darwiniennes, la supériorité des races indogermaniques sur les autres espèces humaines, contribuant ainsi à former la Weltanschauung, la vision du monde raciale qui sera celle du nazisme.
Affirmer la parenté de l’homme et de l’animal, c’est bien demeurer en accord avec la théorie de l’évolution, mais dire en même temps que l’existence humaine est autre chose que la vie animale. C’est donc reconnaître par là qu’entre l’animal et nous a pris place ce processus d’hominisation qui nous a définitivement séparé de l’animalité, de sorte qu’il n’est plus possible, comme le fait ce philosophe célèbre qu’est Jacques Derrida, de se définir comme « L’animal que donc je suis », titre d’un livre paru en 2006, deux ans après sa mort, mais bien plutôt comme « L’animal que je ne suis plus », suivant le titre qu’un jeune philosophe, Étienne Bimbenet, dont j’ai suivi depuis longtemps le travail, a donné au recueil, paru en 2011, qui rassemble les textes qu’il a consacrés à la question de l’animalité. Cette idée est d’ailleurs fort ancienne. On en trouve la trace dans le mythe grec bien connu de Prométhée, dont l’origine lointaine est d’ailleurs sans doute une épopée sanscrite, qui raconte l’histoire de deux titans, Prométhée, celui qui pense par avance, et Épiméthée, celui qui pense après coup, chargés par les dieux d’attribuer à chaque espèce vivante les qualités qui lui conviennent. Épiméthée ayant demandé à faire seul le partage, il attribue aux animaux des qualités différentes, de manière à ce que chaque espèce puisse survivre à leur destruction mutuelle, mais il se trouve qu’ayant dépensé toutes les facultés existantes, il ne resta rien pour l’homme. C’est donc Prométhée qui, pour réparer l’erreur de son frère, vole le feu à Héphaistos et la connaissance des arts à Athéna pour en faire don aux hommes, ce qui lui vaudra d’être puni par les dieux et enchaîné sur le Caucase, un vautour lui dévorant le foie sur l’ordre de Zeus en punition de son hybris, de sa démesure.
Il ressort de tout cela que l’homme, par contraste avec les animaux, apparaît comme désavantagé et mis en demeure, comme le dira plus tard Karl Marx, de produire ses propres moyens d’existence, et pour cela de transformer la nature par le travail, lequel apparaît dès lors comme ce qui constitue la spécificité de l’être humain. Or le travail est la mise en œuvre d’un projet et présuppose la représentation de la fin ainsi poursuivie. Comme le dit une célèbre citation du Capital, « Ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire ». Cette même idée a été reprise par un des représentants de l’anthropologie moderne, le sociologue allemand Helmuth Plessner, qui met l’accent sur le fait que l’homme est le seul parmi les êtres vivants à transformer son propre environnement en environnement culturel. C’est ce qu’il nomme la position « excentrique » de l’homme par opposition à la position « centrique » des animaux, dont la forme d’organisation est dépourvue de réflexivité. Ce qui caractérise selon lui l’humain, c’est en effet le rapport réflexif qu’il entretient avec la vie, de sorte qu’il distingue par-là radicalement des autres vivants. Plessner, dans un de ses derniers textes, reconnaît que son concept de « position excentrique » de l’homme est compatible avec la pensée heideggérienne au sens où « la vie recèle comme l’une de ses possibilités l’existence ». On voit donc que la différence « abyssale » que fait Heidegger entre organisme animal et corps humain peut être corroborée par les recherches menées dans le cadre des sciences de l’homme. On sait par exemple aujourd’hui, à la lumière de découvertes récentes, que l’adoption de la station debout par l’homo erectus il y a environ un million d’années a non seulement permis de libérer les membres antérieurs pour en faire des organes de préhension, mais est également à l’origine du développement du langage articulé, lequel dépend de l’addition de plusieurs facteurs, le principal étant le facteur biostatique, la flexion de la base du crâne permettant la position basse du larynx de sorte que celui-ci, ventilé par les poumons, peut émettre des sons gutturaux et non pas seulement linguaux comme chez le perroquet. Il faut donc, indépendamment de toute métaphysique, remarquer que la station debout permet à l’homme de se donner un horizon à partir duquel les objets pourront être rencontrés de manière frontale et sur lequel ils pourront dessiner leurs contours de manière prégnante, ce qui facilitera grandement cette possibilité de les mettre les uns avec les autres en rapport que requiert toute activité technique.
Affirmer que ce qui sépare l’homme de l’animal, c’est cet « abîme » qui a pour origine le processus d’hominisation, ce n’est pas refuser l’hypothèse évolutionniste, mais reconnaître, là encore, que les théories scientifiques, lesquelles reposent d’ailleurs sur des hypothèses qui peuvent se voir infirmées par la suite, ne nous permettent pas d’accéder à un savoir « total » de l’être que nous sommes. On peut expliquer le développement des facultés mentales et du langage articulé à partir de la bipédie, mais on ne peut pas rendre compte de cet événement par lequel l’être humain a décidé d’adopter de manière permanente la station debout, sauf à verser dans cette mythologie scientiste (celle du « dessein intelligent ») qui consiste à voir dans l’être humain le but final de la nature qui serait ainsi, après bien des essais infructueux, parvenue à créer un être parfait. On peut en effet mettre en évidence les conditions biologiques de l’apparition du langage articulé, mais non pas percer l’énigme de l’origine du langage, qui ne peut pas être considéré comme le tout premier « instrument » que se seraient donné les hommes. Il est impossible en effet de concevoir la genèse du langage comme le processus qui consisterait à désigner des objets par des mots pour ensuite les assembler en discours, puisque ni les objets ni les mots ne préexistent à l’acte de langage qu’il s’agit au contraire de penser comme la formation simultanée de la pensée et de la parole, du monde et du sens. L’origine du langage demeure un problème insoluble, puisqu’il nous faudrait ainsi toujours poser l’existence d’un langage avant le langage pour en rendre compte. Les hypothèses scientifiques les plus fiables ne sauraient donc faire que nous ne demeurions pas pour nous-mêmes une énigme. Comment devient-on un humain ? On ne peut en effet en rendre compte ni de manière idéaliste ou théologique, ni de manière purement naturaliste ou réaliste.
On le voit, dans le discours métaphysique comme dans le discours scientifique, c’est toujours selon le critère de la rationalité, critère propre à l’homme, que l’animal se voit interprété. Ce qui demeure en effet inaperçu dans la métaphysique et dans les sciences qui en découlent, c’est ce qu’il faudrait nommer « le secret du vivant ». Car ce n’est pas parce que nous parvenons à faire entrer l’animal dans le monde humain au moyen de la domestication que l’énigme qu’il constitue pour nous se voit par-là dissipée. Si nous pouvons alors avoir l’illusion de retrouver en l’animal la préfiguration de ce qui constitue l’art proprement humain, c’est bien précisément parce que nous avons déjà projeté en lui nos propres attentes. Comme Heidegger a su nous le rappeler, nous sommes nous-mêmes toujours déjà co-impliqués dans le regard que nous jetons sur l’animal. Le reconnaître comme cet « absolument autre » que ne pourra jamais être pour nous l’autre humain avec lequel, aussi grandes que soient les distances culturelles qui peuvent nous en séparer, nous sommes nécessairement toujours déjà en rapport, c’est, loin de se donner par là le droit de l’asservir, prendre au contraire conscience de ce qui constitue notre finitude propre.
C’est sans doute, de manière paradoxale, ce qui est requis aujourd’hui de nous, en cette époque où c’est la nature entière qui se voit soumise aux visées humaines et où l’on assiste, grâce au déploiement des multiples moyens d’une puissante technique, à la mise en spectacle d’une libre vie animale menacée de disparition. Il ne suffit pas à cet égard de respecter en l’animal une capacité de sentir qu’il partagerait avec nous, car ce serait encore une manière de l’inclure à notre propre être. Ce qu’il s’agit au contraire de respecter en l’animal, c’est l’entièreté de son être, ce en quoi il diffère fondamentalement de nous, ce qui en lui échappe radicalement à notre compréhension et par là même à notre prise. Qu’il y ait encore quelque chose qui échappe aujourd’hui à la prise humaine, voilà ce dont la vie sauvage, au moment même où des espèces animales entières sont en voie d’extinction, devrait être le signe. Un signe qui pourrait conduire l’être humain à se comprendre lui-même dans ce qui fait son propre d’une tout autre façon et l’amener à prendre conscience que toute sa dignité repose non dans la maîtrise de la nature et dans l’asservissement à ses propres besoins de l’ensemble des espèces vivantes, mais dans la garde de ce mystère que demeure pour lui la vie. C’est en effet cette ouverture à l’absolument autre, lequel se donne à voir de manière privilégiée dans le visage de l’animal, qui constitue ce que l’être humain a en propre, et non pas une quelconque identité de nature avec lui.
Françoise DASTUR
La bibliothèque de l'association: Psychiatrie Française n°3 2019 p. 9-23