LE TRAVAIL, CET INSAISISSABLE OBJET DE REFLEXION

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LE TRAVAIL, CET INSAISISSABLE OBJET DE REFLEXION


Dévaloriser le travail, n’en désigner que les aspects les plus sombres sont devenus le sport préféré des Français. Il serait donc juste et souhaitable de fuir au plus tôt cet univers de souffrance, d’usure du corps comme de l’esprit. Et tout le monde s’y met, psychologues, sociologues, chroniqueurs espérant y apporter son petit savoir ou sa part obligée de compassion.

"Moi", c’est le titre d’un récent article mis en avant par un journal réputé sérieux qui me met en colère. Reprenant un sondage, celui-ci n’hésite pas à nous dire en effet, écrit en gras, que pour la majorité des salariés français, le travail est désormais source de détresse psychologique !
Rien que ça ! Le diagnostic me paraît un peu fort, pour user d’euphémisme.

Mon propos ici n’est pas de contre-argumenter. Ma longue expérience de sociologue des entreprises et des organisations m’amènerait plutôt à ne voir au contraire, dans ces situations de souffrance au travail bien réelles, qu’une faible minorité de salariés (qu'ils soient ouvriers, employés ou cadres).

Au-delà des polémiques orchestrées, des discours enflammés, des récupérations politiques, c’est la réflexion que chacun d’entre nous peut tenir en son for intérieur sur la question du travail qui m’intéresse ici. Réflexion personnelle, honnête et franche, silencieuse et interrogative qui émanerait simplement et uniquement de sa propre expérience professionnelle. (A noter que ce travail d’introspection ne peut résulter d’un sondage aussi sérieux soit-il.)

Le travail est une aventure individuelle et sociale, avec ces moments de réussite, des situations d’échec, des périodes de calme, de tranquillité identitaire, le souvenir de tensions fortes ou d’affinités rassurantes, des pertes de confiance ou des assurances éphémères, bref, toute une série d’oscillations contraires qui se gèrent au quotidien et s’accumulent dans le temps. Des savoir-faire que l’on acquiert, une habileté particulière que l’on développe. Des relations positives que l’on tisse, des conflits que l’on entretient pour de bonnes ou mauvaises raisons.

On le voit, le travail est une réalité flottante, insaisissable dans son essence pour chacun d’entre nous… Source d’épanouissement, de créativité par période ou de détresse momentanée. Ces ruptures brutales, inattendues dans la perception des choses fabriquent au bout du compte ce que les sociologues appellent l’apprentissage culturel. C’est-à-dire cet apprentissage, ce processus d’intégration de normes et de valeurs que l’on se forge au fil du temps au contact des autres et des expériences de travail vécues. De là naît une source d'opinions légitimes et contrastées si ce n'est contradictoires et conflictuelles.

Double aventure toujours imprévisible, toujours incertaine : l’aventure sociale, l’aventure psychique. Mais ces parcours sont prenants, souvent épuisants. L’investissement physique ou intellectuel est toujours important sinon crucial. On y fait la lourde expérience de la stratégie personnelle, la sienne et celle des autres, du pouvoir et des abus de pouvoir. On a appris à lire les jeux d’acteurs et à y vivre malgré nous.

Le travail n’est pas seulement une tâche à accomplir, une fonction à remplir, une expertise à proposer c’est aussi et surtout un « souci de soi » permanent qui éclaire le travailleur et l’amène à découvrir comment en partie s’échapper des contraintes les plus lourdes, des pressions hiérarchiques les plus pesantes ou des règles formelles imposées. Une marge de liberté plus ou moins grande laissée à chaque acteur du jeu social existe toujours. Cela permet à toute organisation de fonctionner. Pour chacun cela atténue les contraintes ou la pénibilité de la tâche, cela fait naître de la relation humaine, de la coopération et de nouveaux conflits. Cela change et pas qu’un peu l’organisation « rationnelle » qui avait été pensée au préalable. Cela donne vie au collectif. Ainsi naissent les sociologies dans leur diversité.

Voilà, je voulais vous montrer l’insaisissable de cette notion de travail sinon qu’au travers des nuances qui le caractérisent, de ces variations permanentes, socialement et individuellement, de ces moments si différents qui produisent nos perceptions et nos représentations.

Les forces sociales et politiques s’emparent toujours des impensées qui circulent dans une société pour en faire un combat métaphysique. Les tenants de la nuance, tout comme les nombreux réformateurs locaux qui agissent en silence et tentent d’atténuer l’insupportable seront toujours inaudibles dans le vacarme du débat caricatural et brutal que l’on aime à entretenir. Ce qui progresse tous les jours à bas bruit n’a pas la chance de devenir utopie.


Roland LUSSEY

Sociologue
Ancien chercheur au centre de sociologie des organisations (CNRS) fondé par M. Crozier.
Consultant auprès des grandes entreprises publiques et privées.

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