UN FOU LITTERAIRE EN FRANCE A LA FIN DE L’ANCIEN REGIME

LE THEME RECURRENT DES « FOLLES PAR AMOUR » A LA VEILLE DE LA REVOLUTION
22 avril 2024
LE THEME RECURRENT DES « FOLLES PAR AMOUR » A LA VEILLE DE LA REVOLUTION
22 avril 2024

Un Fou littéraire en France à la fin de l'ancien régime

 

Sous le règne de Louis XVI, paraissait en 1779 un ouvrage en quatre tomes, dont le titre peut à bon droit intriguer nos contemporains, comme il a peut-être surpris aussi les lecteurs du XVIIIe siècle : « Cataractes de l’imagination, Déluge de la scribomanie, Vomissement littéraire, Hémorragie encyclopédique, Monstre des monstres, Par Epiménide L’Inspiré ». L’auteur en était un certain Jean-Marie Chassaignon. Le programme décrit dans ce titre à rallonge n’est-il pas en lui-même un symptôme de la forte névrose, voire de l’aliénation mentale de son inventeur? Ou, à l’inverse, celui-ci feindrait-il la folie pour mieux dénoncer les travers de son siècle ? Epiménide auquel Chassaignon s’identifie était un Grec de l’Antiquité, originaire de Cnossos, où Apollon avait un sanctuaire et pratiquait la divination. Adepte du jeûne, le dieu se nourrissait exclusivement d’une substance végétale, qu’il conservait dans un sabot de bœuf et qui favorisait l’inspiration divine. Plus loin, l’auteur décrit ce qu’il ressent, lorsqu’il subit cet élan créateur : « une secousse qu’on éprouve dans les nerfs, une dilatation et un resserrement des intestins, une violente contraction du cœur, un cours précipité de ces esprits de feu qui montent des entrailles au cerveau quand on est vivement affecté »(t. III, p. 97). L’écriture qui s’en suit est alors assimilée à un flot irrépressible, semblable à l’hémorragie d’un sang impur, ou à une sécrétion malsaine, que le sujet doit absolument évacuer s’il ne veut pas périr empoisonné ou étouffé par cet engorgement. Lorsqu’il ouvre les vannes de son imagination, de véritables « cataractes » se déversent pour donner naissance à une écriture frénétique et convulsive offerte à un lecteur qu’il espère à la fois médusé et complice. Si, par malheur, l’opération échoue, le scripteur sera alors terrassé par une déception foudroyante, semblable à une douleur physique.

Avec une infinie complaisance, l’écrivain s’étend longuement sur les affres qui le saisissent, lorsqu’il se met se met à écrire : « Je n'écris jamais plus d'une heure de suite, souvent même je cesse au bout d'un quart d'heure, une crispation dans les nerfs, un éblouissement dans la vue, une palpitation de cœur, une ébullition de cerveau, m'empêchent de tenir la plume, de regarder le papier, et même de combiner mes idées. Souvent au moment où j'entre en verve, mes fibres organiques s'ébranlent et se déchirent, je retiens une explosion qui m'accablerait ». On notera qu’il ne cesse de s’observer, assume son délire et même le légitime, en affirmant qu’il satisfait ainsi le désir d’un ami qui l’encourage à poursuivre l’expérience :« Agité par un esprit de vertige, je jette, j’arrange sous les yeux de mon ami, que mon délire amuse, toutes les idées extravagantes que se précipitent en bouillonnant dans mon cerveau » (t. I, p. 74). Mais la situation s’inverse, car l’ami qui l’avait encouragé à réaliser cette entreprise apparemment littéraire « recule de dégoût et d’horreur à l’aspect de l’ensemble qui est devenu hideux »(Idem). Toute tentative pour exprimer une idée forte, perçue à l’origine comme un éclair de génie qu’il faudrait rapidement capter, avant qu’il ne s’efface, se solde par un lamentable échec, lorsqu’elle est couchée sur le papier et offerte au regard de l’autre. Surgissent alors des images rebutantes, voire abjectes, qui disqualifient à jamais le résultat obtenu.

En s’appuyant sur ces quelques éléments, peut-on dire que nous sommes ici en présence d’un malade mental, qui témoignerait, dans cette expérience de l’écriture, des troubles qui l’affectent, en gardant une demi-conscience de la réalité ? S’agit-il d’un délire plus ou moins contrôlé et mis volontairement en scène à des fins publicitaires, comme certains commentateurs l’ont affirmé ? S’il est difficile de trancher la question, nous pouvons, en revanche, qualifier Chassaignon de « fou littéraire », une appellation inventée par Charles Nodier en 1835 et constamment reprise au XXe siècle par des écrivains comme Raymond Queneau. Certes, on peut récuser une telle définition. L’expression rassemble, en effet, deux notions, en principe, antinomiques : la maladie mentale et l’art littéraire. Les troubles du langage qui affectent une personne ayant perdu toute possibilité de maîtriser l’écriture, ne peuvent être assimilés aux jeux verbaux auxquels s’adonne un écrivain, même lorsque celui-ci s’abandonne à ce que les surréalistes ont appelé l’écriture automatique. Laisser parler son inconscient est une démarche, au départ volontaire, qui doit être distinguée de ce qui est le produit d’un trouble organique ou psychique. On peut bien sûr discuter cet argumentaire, à première vue superficiel voire erroné s’il n’est pas davantage développé et approfondi, mais nous ne trancherons pas ici de la question éminemment complexe des liens possibles entre « folie » et « littérature », préférant envisager sous un autre angle le cas de Chassaignon. L’auteur des Cataractes de l’imagination peut être appelé un « fou littéraire » dans la mesure où il possède une immense culture littéraire et bénéficie d’une mémoire intense, sans parvenir pour autant à tenir une démonstration suivie et cohérente. Totalement immergé dans la littérature de son temps, Chassaignon peut citer de mémoire des phrases entières des philosophes. Il a lu attentivement tous les poètes du XVIIIe siècle et une très grande partie de la littérature universelle. On dirait même qu’il vit quotidiennement avec les écrivains cités, comme s’ils étaient des personnes familières dont il connaîtrait la vie intime ; leurs œuvres minutieusement commentées donnent l’impression d’avoir été constamment relues. Toutefois, il ne cesse de se répéter, sur un mode obsessionnel, et use, à l’appui de ses thèses, d’un arsenal d’images relevant de la violence physique, de l’agression, de la cruauté, témoignant même parfois d’une tendance à la coprophagie, à peine déguisée. C’est ce « patchwork » de démonstrations laborieuses et jamais closes qui nous incitent à repérer en elles les marques d’un trouble mental. 

Toutes les manifestations d’une paranoïa aiguë surgissent dans Les Cataractes de l’Imagination : le sentiment d’être constamment épié, et même agressé: « Dans les rues où je me plais à marcher seul, je suis dans la crise d’un homme égaré dans un bois rempli d’assassins ou de bêtes féroces : le moindre objet m’alarme ; l’éclair de mon œil va saisir le regard du premier qui me coudoie : s’il m’envisage, je recule ; c’est un attentat qu’il médite ; il en veut à la jouissance de moi-même ; il ne m’aborde que pour me nuire ; il va supplanter en me parlant, le génie avec lequel je converse ; et dont son entretien ne peut me dédommager » (I, p.80). On trouve également des évocations sadomasochistes, insistantes et prolongées et une propension au dolorisme. Chassaignon dénonce« la lente et réfléchie cruauté des bourreaux, [qui] par une combinaison atroce, et des ménagements affreux s’exerce pendant quinze jours sans relâche à [lui]enlever la peau, à [lui] déchiqueter les membres, à multiplier [ses] plaies, à graduer [ses] douleurs sans [l’]arracher la vie » (I,p.66). On pourrait penser que de telles images sont à prendre au second degré ? Cependant, leur répétition, même si elle est apparemment volontaire, prend une signification obsessionnelle :« Broyez-moi dans un mortier avec des morceaux de fer[…] ; que la lente et réfléchie cruauté des bourreaux, par une combinaison atroce, et des ménagements affreux s’exerce pendant quinze jours sans relâche, à me déchiqueter les membres , à multiplier mes plaies, à graduer mes douleurs sans m’arracher la vie ». (I, p.106). On trouve aussi à chaque page, et surtout dans la composition générale de l’œuvre, la présence simultanée d’états psychologiques contradictoires ou encore des avis sur son projet littéraire, différant totalement d’un chapitre à l’autre. L’imagination passe pour une puissance sacrée, donnant naissance à un flux scriptural, qui tire sa légitimité même de son débordement, de son extravagance et de l’absence apparente de tout contrôle exercé par le sujet. Pourtant, quelques lignes plus loin, l’auteur conspue ses « persécuteurs » qui le traitent d’ «extravagant », et reproche aux « esprits froids, apathiques et géomètres » de n’avoir pas éprouvé ce qu’il ressent : « le bouleversement d’une âme impétueuse, accablée du poids de ses idées, tourmentée par une excessive énergie et par un besoin d’explosion » ( t. I, p.65-67) . 

Chassaignon porte sur les écrivains et les œuvres de la littérature universelle des jugements souvent catégoriques, immédiatement démentis, voire inversés dans la séquence ou le chapitre qui suivent : il défend les grands écrivains contre les petits, mais aussi les médiocres contre les génies prétendus ; il s’en prend à la morgue des académiciens et prêche l’humilité, pour la récuser tout de suite après, car, dit-il, « elle abâtardit les cœurs, émousse, décompose, et dénature le sentiments[..]. L’humilité incline l’âme et la porte dans la fange ». Toute proclamation péremptoire de la puissance créatrice et des talents supérieurs que la nature lui aurait légués est immédiatement démentie par le besoin de se rabaisser et même de s’auto-flageller, dans une mise en scène humiliante de lui-même. Il s’écrie d’abord « Dieu ! Je sens fermenter en mon cerveau un volcan d’idées qui me soulève le crane » (t.1, p.230), mais il en appelle ensuite aux pires tourments pour avoir tenu une telle profession de foi, déclarée mensongère. Surviennent alors des hallucinations. Ce sont des voutes souterraines qui éclatent, des tombeaux qui s’ouvrent, et des animaux monstrueux, acharnés à le mettre à mort. L’hybris dont il fait preuve doit être sanctionnée par une conduite avilissante, voire par la mort de celui qui s’y est adonné sans réserve. 

Si on considère maintenant le contexte dans lequel s’inscrivent les symptômes de ce trouble, on peut tenter une interprétation historique du phénomène. Il faut d’abord rappeler la situation sociale et matérielle de Chassaignon. Il est l’exemple même de ces gens de lettres qui, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, tentent de vivre de leur plume, sans être pensionnés par un Grand ou bénéficier d’une profession annexe, celle de bibliothécaire ou de précepteur, leur permettant d’avoir un revenu régulier. Or les possibilités de publier un ouvrage sont nettement inférieures à la demande et deviennent globalement plus rares dans les années 1770-1789. Cette situation de blocage crée une frustration chez les nouvelles générations d’écrivains, qui se trouvent de surcroit méprisées par les philosophes appartenant aux « hautes Lumières », comme Voltaire par exemple et par d’autres moins glorieux, mais qui ont accédé cependant à la reconnaissance sociale, durant une période antérieure plus favorable aux gens de lettres. On objectera, à juste titre, qu’une telle situation n’est pas suffisante pour expliquer les troubles mentaux dont Chassaignon est manifestement la victime. Toutefois, l’équilibre mental d’un esprit fragile peut être altéré s’il n’a pas le moindre espoir d’obtenir un début de reconnaissance publique, s’il est systématiquement rejeté par ses pairs, alors même qu’il possède une immense culture et que ses talents ne sont pas nécessairement inférieurs à ceux de nombreux écrivaillons vivant au service d’un Grand. Cette situation objective nous invite à conférer une signification particulière à la « folie » de l’auteur. Bien loin d’être singulier dans sa démarche, comme une première approche pourrait nous le laisser penser, Chassaignon ne fait que mener jusqu’à leurs limites extrêmes plusieurs tendances littéraires du siècle . D’abord la « scribomanie » ( nous dirions la graphomanie) inscrite dans le titre de l’ ouvrage, est le lot de plusieurs écrivains de la fin du XVIIIe siècle. Rétif de La Bretonne, en particulier, est animé d’une telle fièvre romanesque qu’il ne pourrait vivre sans remplir quotidiennement un lot considérable de pages. Balzac lui-même, célèbre au siècle suivant, pour l’immensité de son œuvre, sera moins fécond que Rétif ! Il est vrai aussi, comme le souligne Chassaignon, que l’écriture irrépressible à laquelle se soumettent certains de ses contemporains, mène souvent à la prolixité. Les romans publiés sont souvent d’une extrême longueur, encombrés de récits enchâssés et de digressions. L’intérêt économique prévaut parfois chez les petits auteurs rémunérés en fonction du nombre des pages remplies ! Il est aussi, chez les lecteurs, une soif de savoir que les auteurs de dictionnaires et d’ouvrages de compilation toujours plus abondants, tentent d’apaiser en multipliant les rallonges, les suites et les suppléments, sans respecter toujours la cohérence souhaitée. L’imagination, cette faculté dont il est fait tant de cas, est constamment vantée par Diderot comme une puissance susceptible d’inciter l’homme aux plus grandes et aux plus nobles entreprises. En la dotant d’un pouvoir encore plus intense, et en l’exaltant comme une « démence » créatrice, Chassaignon, ne fait, une fois de plus, qu’exacerber une tendance qui est dans l’air du temps. Ce qu’on a appelé le roman gothique, illustré en Angleterre par Horace Walpole, multiplie les images terrifiantes et macabres. Il arrive que des tombeaux s’ouvrent pour y laisser sortir des spectres venus hanter des lecteurs, envoutés par ce type d’écrit. Enfin Rousseau, devient l’auteur vedette auquel Chassaignon s’identifie, au point même de reprendre les expressions de l’écrivain idolâtré. Ses célèbres Confessions représentent une innovation fondamentale. Pour la première fois, un écrivain ose, contre les bienséances ancestrales, évoquer publiquement son moi profond. L’auteur des Cataractes de l’imagination décide d’aller plus loin encore : l’examen intérieur ne mène pas seulement à une réalité authentique, comme l’affirme Jean-Jacques Rousseau, il devient une expérience exaltante et enfiévrée qui ne souffre plus aucune limite dans l’aveu. En faisant sauter les interdits imposés par la société, il découvre un moi sacralisé qui dicte au sujet une conduite, s’inscrivant au-delà du bien et du mal et hors des sentiers de toute approche critique. A cet égard, la raison, si vantée par les philosophes du siècle et Voltaire en particulier, passe pour une faculté desséchante qui finit par étouffer l’esprit. 

On peut alors interpréter l’œuvre de Chassaignon, comme un réceptacle, ou plutôt comme la caisse de résonnance d’un certain nombre de représentations et de hantises partagées par plusieurs écrivains du XVIIIe siècle et parfois fort appréciées du public, mais portées ici à leur plus haut degré d’intensité. Son auteur révèle aussi par ses outrances, par ses foucades obsessionnelles basculant dans un délire plus ou moins contrôlé, l’envers négatif de plusieurs tendances littéraires de l’époque. Il traduit, à sa manière, la crise culturelle que traverse la société à la fin de l’Ancien Régime : difficulté de classer un savoir de plus en plus étendu et complexe, notamment à la suite de l’apparition de nouvelles sciences. Il révèle, par ses palinodies et ses contradictions mêmes, les hésitations formelles auxquelles sont en proie de nombreux écrivains du siècle : faut-il résumer les connaissances acquises dans des œuvres synthétiques, au risque de les amputer ou, à l’inverse user d’œuvres immenses et proliférantes, trop volumineuses pour satisfaire une foule de lecteurs souhaitant s’informer rapidement ? Chez Chassaignon, le discours tentaculaire, encombré de notes finissant par l’emporter sur le texte principal, est une illustration de ce malaise. La raison, célébrée par les ténors de la philosophie, a-t-elle réussi à résoudre les problèmes de la société ? Un doute s’instaure parmi le public. Il figure comme une brèche dans laquelle Chassaignon s’engouffre avec jubilation. On assiste en France, dans les années précédant la Révolution, parmi les élites elles-mêmes, à un retour inquiétant des pratiques superstitieuses et à un goût prononcé pour l’ésotérisme. Chassaignon est manifestement séduit par les courants marquant un retour à l’irrationnel. On peut tirer une leçon de cette analyse : elle nous montre que les troubles dont est victime ce « fou littéraire » ne peuvent être séparés du contexte historique dans lequel ils s’inscrivent et qui, dans une certaine mesure, les nourrit. L’œuvre de Chassaignon figure comme un amplificateur des inquiétudes qui s’emparent d’une société, comme le symptôme paroxystique des dérives qui la menacent ou des impasses dans lesquelles elle risque de se laisser enfermer. La folie, apparente ou réelle, ne retentit-elle pas ici comme un cri d’alarme qu’il nous appartient de décrypter ?

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