LE THEME RECURRENT DES « FOLLES PAR AMOUR » A LA VEILLE DE LA REVOLUTION

UN FOU LITTERAIRE EN FRANCE A LA FIN DE L’ANCIEN REGIME
20 novembre 2023
UN FOU LITTERAIRE EN FRANCE A LA FIN DE L’ANCIEN REGIME
20 novembre 2023

LE THEME RECURRENT DES « FOLLES PAR AMOUR » A LA VEILLE DE LA REVOLUTION

 

De Don Quichotte de Cervantès aux premiers romans de Marivaux, le scénario est bien connu, peut-être même usé, et pourtant il ressurgit sous des formes paroxystiques dans de nombreuses nouvelles publiées durant les dix années qui précèdent la Révolution française, celui des folles par amour. Un périodique doté de nombreux lecteurs l’Année littéraire signale, pour s’en étonner et s’en indigner, cet étrange fait culturel, nous dirions « médiatique » : « Voici les folies par amour bien à la mode, Monsieur. Depuis Le roi Lear, surtout depuis Nina, on n’entend parler que de fous et de folles ; tout Paris en raffole lui-même. Comme si nous n’avions pas assez de fous véritables, on en imagine, on en crée de nouveaux ». Nina ou La Folle par amour est une comédie en un acte et en prose créée par un certain Marsollier de Vivetières, et représentée pour la première fois le 15 mai 1786 aux Comédiens italiens. Le canevas est des plus invraisemblables et pur prétexte pour dépeindre la folie : Le bien aimé de Nina, Germeuil, est apparemment tué en duel par un rival. Or le père de la jeune fille lui ordonne d’épouser le meurtrier de celui qu’elle aimait. Nina refuse, bien sûr, un tel choix et sombre dans le plus grand égarement : délire, aphasie, perte de la mémoire (seule trace mémorielle : l’image d’un Germeuil tendre et fidèle). En fait celui-ci n’était pas mort, rebondissement fréquent dans le roman sentimental, bien médiocre à nos yeux, mais qui fait fureur dans les années 1780. Nina finira par épouser celui qu’elle aime et retrouvera l’amour d’un père qui acceptera bien volontiers le mariage de sa fille. On aura deviné que les procédés ou plutôt les ficelles d’un genre fort à la mode, sont surtout ici l’occasion de montrer au public les symptômes inquiétants et fascinants à la fois d’un trouble mental provoqué par les exigences d’un père abusif.

Le plus intéressant réside toutefois ailleurs. Après la représentation de la pièce, le sujet a un tel succès, que paraissent coup sur coup une série de recueils racontant presque la même histoire : Les Folies sentimentales, puis Les Folies sentimentales ou l’Egarement de l’esprit par le cœur en 1786. La même année, ce sont encore les Nouvelles folies sentimentales. Le marché éditorial traitant du sujet devient frénétique. Les éditeurs n’hésitent pas pour faire du volume et précipiter la publication, à reprendre certaines nouvelles déjà publiées, en se contentant parfois d’introduire quelques variantes. La célèbre Mme de Staël, encore peu connue à l’époque, sacrifie à la mode en publiant à son tour La Folle de la forêt de Sénart. L’intrigue est présentée et construite comme un fait divers qui aurait réellement eu lieu, ce qu’accrédite un témoin ayant prétendument assisté à la scène. Il aurait rencontré dans un lieu solitaire une femme en proie au délire le plus spectaculaire. A ce propos, les occurrences les plus souvent employées sont : « Je l’ai vue, je l’ai rencontrée, je lui ai parlé ». Un observateur, comme le ferait un reporter moderne, raconte la scène surprenante à laquelle il a eu l’occasion d’assister, en donnant au lecteur le sentiment qu’il pourrait vivre une telle expérience, s’il voulait bien se donner la peine de déambuler la nuit dans les rues du Paris ou dans certains lieux comme la forêt de Sénart, située à 25 km au sud-est de la capitale. Le narrateur s’efforce de décrire chez la femme les symptômes d’un égarement provoqué par une passion contrariée : la montée irrésistible de l’ébranlement nerveux, atteignant un stade extrême : tressaillements convulsifs, cris perçants, paroles inaudibles ou sons inarticulés. Le spectateur se doit d’être fasciné et en même temps interloqué par une conduite qu’il ne parvient pas à interpréter selon les modes d’analyse habituels. Les petits romanciers du temps s’efforcent, en effet, d’entretenir un état de surprise continuelle chez leurs lecteurs. C’est une recette nécessaire si l’on veut s’assurer un succès commercial. Dans La Folle de Paris, ou Les extravagances de l’amour et de la crédulité (1787), le narrateur dit être tombé en arrêt devant une femme qui « était tout à la fois sévère, galante, réservée, peu circonspecte, enjouée et sérieuse ». Le témoin se dit intrigué par des symptômes continuellement changeants et contradictoires : brusque aphasie, suivie d’un flot de paroles incompréhensibles ». Madame de Staël donne de la scène une version voisine : « Elle remuait les lèvres ; une puissance surnaturelle semblait lier sa langue ; elle faisait des efforts inutiles et tous ses traits peignaient l’impatience et la douleur ». (La Folle de la forêt de Sénart). En proie à un immense sentiment de culpabilité, la jeune femme, perd tout sentiment d’estime de soi. Il arrive même que se faisant horreur à elle-même, elle veuille dissimuler son apparence. Elle use alors des grimages les plus outranciers, ou dissimule son visage sous un voile, ou entretient le rêve insensé d’acquérir les traits de sa rivale en amour. Si nous revenons à la pièce de théâtre, source directe des nouvelles évoquées plus haut, on observe encore d’autres symptômes : Nina ne reconnaît plus son père qui a refusé d’épouser l’élu de son cœur et finit par ne plus reconnaître personne. Elle ne parvient même pas à identifier Germeuil, l’être cher, qu’elle croyait mort et qui soudain réapparaît sous ses yeux. L’amnésie, sous l’effet du trauma, se double d’un sentiment aigu de culpabilité. Un transfert finit par se produire et se solder par un effet positif. Nina projette d’abord dans le véritable Germeuil qu’elle ne reconnaît pas, tous les sentiments que lui fait évoquer celui qu’elle croit disparu, jusqu’au moment où elle finit par reconnaître l’identité réelle de son interlocuteur. L’opération menée par celui-ci a été menée à son terme. Le transfert a réussi : Nina est revenue au réel et a recouvré la raison. On ne peut, bien sûr, assimiler l’entreprise à une cure psychanalytique avant la lettre, dans la mesure où la « patiente » est guérie par celui-là même qui a joué un rôle moteur dans la formation du trauma originel, mais on admettra que l’épisode révèle un intérêt puissant de l’auteur et du public pour les troubles de la psyché, lorsqu’un puissant désir est entravé. Le lecteur du roman, et le spectateur de la comédie s’intéressent aussi à la quête d’un moyen psychologique susceptible d’éradiquer la maladie mentale.

Une autre tentative de guérison surgit dans La Folle de Paris de Nougaret. Il s’agit cette fois de permettre à Clélie d’assister à la pièce de théâtre citée plus haut Nina ou La folle par amour. Relevons d’abord l’effet de miroir reposant sur l’inscription dans le roman d’une comédie offrant une intrigue quasi identique à celle échafaudée par le romancier. En somme, Clélie doit découvrir dans la pièce à la mode les événements mêmes qu’elle est en train de vivre et s’identifier à celle qui figure comme un double d’elle-même ! Le père de l’héroïne, qui conduit sa fille au spectacle, espère que la représentation de la folie sur scène, provoquera chez la jeune femme un choc émotionnel susceptible de la ramener à la réalité. Une variante surgit. Le romancier confère à son œuvre une note libertine. Le narrateur accompagne lui aussi le père de Clélie et la jeune fille au spectacle, mais, quelque peu pervers, au lieu d’espérer une thérapie il souhaiterait profiter du profond ébranlement que Clélie ne manquera pas d’éprouver, pour faire sa conquête et l’emporter sur son rival ! Les effets escomptés surviennent à foison : « Ses yeux se remplissaient de larmes. Elle ne pouvait plus rien voir ». Les expérimentateurs, en proie à ce qu’on pourrait qualifier d’attitude voyeuriste, examinent les effets de l’opération qu’ils ont conçue « Nous l’observions en silence, aucun de ses mouvements [ ses émotions ] ne nous échappaient ». La jeune femme perd la conscience de son identité : « Je ne suis plus moi, s’écriait-elle quelquefois, je suis là-bas, je me reconnais, je m’entends ». Le montage opérationnel serait-il en passe de réussir ? Rien n’est moins sûr. Clélie se projette, certes comme on s’y attendait, dans Nina, mais confond la réalité et la fiction et n’aspire plus qu’à intervenir dans la scène qui se déroule devant ses yeux. Quant au narrateur-séducteur, il s’interroge en même temps sur l’attirance qu’exerce sur lui la femme extravagante qu’il manipule pour parvenir à ses fins : « N’était-ce pas un commencement de folie de ma part, de courir ainsi après une personne qui vraisemblablement se souciait peu de moi ? ». Ou encore : « Puisque je m’avisais d’aimer une folle, avais-je l’esprit bien sain ? ». Autre question lancinante : On joue La Folle journée [ Le Mariage de Figaro de Beaumarchais ] et La Folle Nina « pièce aussi bizarre, aussi extravagante que La Folle journée]. La folie s’étalerait-elle dans tous les spectacles offerts aux Parisiens ? Elle se manifesterait aussi au grand jour chez Mesmer, ce médecin allemand dont le traitement fait fureur durant les dix dernières années de l’Ancien Régime. Ne prétend-il pas guérir les maladies nerveuses, en reliant ses patients par des cordes autour de son célèbre baquet ? Ce sont surtout des femmes, et souvent de la meilleure société, qui perdent le contrôle d’elle-même et, comme Nina ou Clélie, éclatent d’un rire « hystérique » puis sont prises de convulsions qui auraient, selon Mesmer, une vertu thérapeutique. Nougaret dénonce violemment la méthode de l’Esculape moderne, une supercherie, selon lui, destinée à escroquer les Parisiennes en proie à toutes les maladies à la mode : les affections vaporeuses, les langueurs provoquées par l’oisiveté, ou la noire mélancolie qui empêche toute action. Comment la folle par amour va-t-elle réagir ? « Clélie, que je considérais quelquefois avec inquiétude, avait été assez tranquille jusqu’à ce moment ; tout à coup son imagination est fortement frappée de tout ce qu’elle voit ; elle s’élance de dessus la banquette où elle était assise, court au grand Magnétiseur, l’embrasse plusieurs fois avec transport, et s’écrie moitié riant, moitié pleurant, moitié déclamant : « Tout est unique, extraordinaire, burlesque, sublime, dans le Magnétisme animal […]. Aurons-nous le malheur d’être incommodés, nous guérirons sans médecin..ou la mort nous tuera.. On magnétisera à travers des murailles, à l’approche d’un arbre, à plusieurs lieues de distance... mais il faudra que la personne soit prévenue, afin qu’elle joue bien son rôle… On magnétisera jusqu’à la lune ». Suivent, bien sûr, toutes les extravagances possibles, et apothéose de ce moment burlesque, Clélie se jette dans les bras du grand Magnétiseur, en s’écriant qu’elle l’aime passionnément. Puis elle perd connaissance, revient à elle et, sans une parole, monte dans le carrosse du narrateur-séducteur. L’expérience mesmérienne a fortement desservi ses desseins, car lorsqu’il tente, par quelques caresses, de rappeler à Clélie avec qui elle se trouve, il reçoit un vigoureux soufflet avec l’ordre de se tenir tranquille.

On peut tirer quelques enseignements des analyses précédentes. D’abord la folie fait recette dans les années 1780-1789. En prenant connaissance des aventures de Clélie ou en assistant à la comédie mettant en scène Nina, les lecteurs et les spectateurs veulent être surpris par des scènes pittoresques ou insolites. Nougaret multiplie les extravagances plaisantes de la folle par amour : attitudes indécentes, perte du sens commun, propos abracadabrantesques. Le séducteur libertin s’en donne alors à cœur joie pour manipuler sa victime. Il l’emmène dans tous les lieux à la mode, où d’autres femmes révèlent également leur crédulité et leur vulnérabilité. Il arrive, nous l’avons vu, que la situation souhaitée par l’expérimentateur sans scrupule se retourne contre lui. On ne joue pas impunément avec la psyché féminine, semblent nous dire les romanciers, et le dispositif psychologique plus ou moins subtil qu’il a préparé pour parvenir à ses fins, peut tout à fait se retourner contre lui.

La deuxième leçon est à tirer des symptômes d’une folie qui serait spécifiquement féminine, car convenons-en, dans l’imaginaire collectif, les folles par amour l’emportent de très loin sur les fous par amour ! Triomphe, en effet, l’idée que la nature féminine est potentiellement menacée par l’excès : débordement affectif, pulsion sexuelle particulièrement intense dans certaines conditions, surtout lorsqu’elle est bridée. Un médecin, le docteur Bienville publie en 1771 un ouvrage significatif sur ce point qu’il intitule : « La Nymphomanie ou Traité de fureur utérine ». La notion de maladie mentale, au sens moderne du terme, n’étant pas véritablement circonscrite, toute femme passionnée est soupçonnée de pouvoir basculer dans un désordre sexuel et affectif, parfois irrémédiable. Notons que les déviances morales, et les conduites asociales qui l’accompagnent font partie intégrante de cet état désigné par le nom de « folie ». Le narrateur de La Folle de Paris s’écrie : « chaque femme n’a-t-elle pas sa folie ? L’une ruine son mari par des dépenses outrées ; l’autre passe ses nuits au jeu ; celle-ci s’affiche avec les plus extravagants. Mademoiselle Clélie change d’idées plusieurs fois dans le même jour : eh ! quelle femme n’est pas sujette à ses fantaisies, à des caprices, à des vapeurs ? ». En somme la folie suscitée par l’amour déçu ou contrarié, ne serait que l’aboutissement extrême d’une propension au caprice et à la dispersion, propre à la nature fragile de la femme. Cet antiféminisme radical se retrouve dans de nombreux traités médicaux qui visent à étudier les organes de la femme, à une époque où la sexualité féminine demeure un continent que la médecine commence à explorer, mais qui relève d’interdits, de tabous et est l’objet de représentations fantasmatiques. Les manifestations que nous qualifierons bientôt d’hystériques témoignent d’une attirance pour les modalités féminines des dérèglements psychiques. Selon une tradition qui remonte à l’Antiquité, les troubles nerveux chez la femme trouveraient leur origine dans l’utérus, d’où le mot « hystérie », apparaissant dans la langue en 1730, comme un dérivé de l’adjectif « hystérique » (en grec : qui concerne la matrice). Les « fureurs utérines » décrites et analysées par le docteur Bienville, seraient dues à une continence prolongée, ou à l’impossibilité de satisfaire un puissant désir sexuel, aux fortes conséquences affectives. Les crises convulsives qui résultent de ce manque se traduiraient par des tremblements totalement incontrôlables. Au Moyen Age, on le sait, il est une explication démonologique de l’hystérie : le diable qui réside dans le ventre de la femme possédée par le mal, et tout particulièrement dans celui de la sorcière, est la cause de ces troubles intenses. Au siècle des Lumières, ce type d’explication n’est évidemment plus de mise. A l’inverse, la femme a gagné en reconnaissance sociale et culturelle, sur de multiples fronts : si elle est encore civilement une mineure, elle règne tout de même dans les sociétés de pensée et les salons, en animatrice des conversations, en héroïne d’une sensibilité qui fait défaut aux hommes, en grande maîtresse des usages qui adoucissent les mœurs. Elle est aussi l’élue des cœurs, divinisée, comme la Julie du plus célèbre roman du siècle, La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau. En revanche, sa nature profonde fait problème. Elle serait sujette à des maladies spécifiques, et dominée par une menace singulière : l’hystérie. Il faudra attendre 1859 et le Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie de Paul Briquet, pour que soit admis l’éventualité d’une hystérie masculine.

Le thème de la folle par amour nous permet, enfin, d’anticiper sur le traitement clinique et le mode d’internement auxquels seront soumises de nombreuses femmes, en France, au XIXe siècle. Sous couvert de « folie », la société sanctionnera souvent des écarts conjugaux ou des conduites jugées déviantes qui sont sans commune mesure avec ce que la psychiatrie moderne désigne sous le nom de maladie mentale. A lire l’ouvrage de Laure Murat, La Maison du docteur Blanche, on constate que le célèbre aliéniste avait tendance, comme nombre de ses confrères, à confondre traitement moral, redressement social et thérapie. Combien de femmes à l’esprit fantasque et sans doute psychiquement fragiles, mais pas nécessairement très malades, se sont retrouvées enfermées dans la maison du célèbre médecin ou, sort moins enviable, dans un asile psychiatrique, dont les méthodes reposaient alors sur la contrainte corporelle et l’emprise coercitive du psychiatre. L’enfermement était demandé par un membre de la famille, par l’époux d’une femme récalcitrante, portant contre elle l’accusation fondée ou infondée d’une liaison extra-conjugale. Une jeune fille, assoiffée d’indépendance, dont le comportement était jugé contraire aux normes morales et sociales, en vigueur dans son milieu d’origine, pouvait, elle aussi, subir le même sort. Les folles par amour, ces originales, à la conduite imprévisible et retorse, constamment exhibées, épiées, décriées, moquées et manipulées, dans les romans français des années 1780, impliquent une représentation de la femme susceptible de conduire à un type de violence à son égard qui se perpétuera dans la France du XIXe siècle et peut-être même au-delà.

 

Didier MASSEAU

1 Comment

  1. Dr Evrard M. dit :

    j’ai bcp aimé cet article ( étant une femme …) mais j’ai trouvé indigeste de lire sur une telle largeur de lignes.. J’ai failli abandonné…moi j’en aurais bien fait 2 grandes colonnes l’une a coté de l’autre … Ceci dit, les abus de l’époque m’ont évoqué bien des femmes artistes, ou même une célèbre voyante .M.E.

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