FACE AUX TENEBRES – REFLEXIONS D’UN ETAT DEPRESSIF

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FACE AUX TENEBRES – REFLEXIONS D’UN ETAT DEPRESSIF

 

L’Association Française de Psychiatrie organisa une journée d’étude consacrée à la place de la psychothérapie en psychiatrie. Au cours de cette journée, une communication (seulement une !) a retenu l’attention des organisateurs de cette journée. En effet, le Docteur Naudy nous invita dans sa communication à saisir que ce qui est qualifié de dépression, nous impose d’autres approches que celles des psychotropes. Nous avons profité d’une grande expérience clinique : médecin interniste, il a exercé pendant cinquante années à l’assistance publique dans un service de médecine interne. Il est un familier de la réflexion philosophique, psychanalytique, sans méconnaître l’importance du « médicament. » Il nous offre cinq lectures possibles d’un état dépressif tel qu’il fut rapporté par William Styron dans son livre traduit en français par « Face aux ténèbres. »

 

Présentation de l’ouvrage « Darkness visible, a memoir of madness » de William Styron

Dès la réception du livre « Face aux ténèbres, chronique d’une folie » de William Styron, j’ai cherché la première édition, et sa couverture d’origine m’a frappé. La couleur du fond est une braise apaisée, ‘a memoir of madness’ est écrit tout fin, pris en étau, entre en haut « DARKNESS VISIBLE » et en bas le nom de l’auteur WILLIAM STYRON ; comme si deux pugilistes en combat à mort écrasaient entre eux la mémoire d’une folie.

Les mâchoires d’un piège s’annonçaient déjà là…

Cette mise en scène se confirme dès les premières lignes et donne aussitôt une tonalité d'angoisses existentielles. C’est a posteriori de la dépression que fut écrit ce livre, les verbes sont aux trois temps du passé et indiquent que cette histoire fut une étape personnelle cruciale.

Nota bene : Dans la rédaction de ce texte, la pagination (xx) retenue est celle de l’exemplaire folio de 2017.

L’auteur, William Styron, y raconte son ‘parcours du combattant’ dans une « dépression atypique » (26), « je le comprends maintenant » (21) dit-il….

Clinicien, j’ai lu d’un trait son texte, tellement les affres de sa souffrance étaient bien décrites avec l'effet d'une résonance étonnante dans les dix chapitres où William avait le statut horrible d’un homme prisonnier de sa pathologie.

La première phrase situe l’acmé du drame à Paris, en octobre 1985. En arrivant dans cette ville William prend conscience que sa lutte prolongée contre une souffrance psychique « risquait d’avoir une issue fatale » (15). Cette révélation lugubre est obtenue en passant par hasard en taxi devant l'hôtel Washington de sa jeunesse, et William comprend pour son malheur que la boucle est bouclée, la fin est imminente…avec une « haine envers soi-même » (17).

Quelques jours plutôt il avait abouti à la conclusion d’une grave maladie dépressive résistant à ses efforts.

Accablé d’un sentiment croissant d’inutilité (18), d’une défaillance de l’amour-propre, c’est dans une ironie morose que William va, au faîte de sa gloire, à la cérémonie lui attribuant le prestigieux Prix Mondial Cino Del Duca décerné pour son œuvre « empreinte d’humanisme », prix qu’il avait auparavant accepté avec gratitude et fierté.

Dans la répugnance de recourir à un psychiatre (28), il subissait confusion, trous de mémoire au point de confondre deux déjeuners le lendemain de la remise du Prix… L’excuse de ‘problème psychiatrique’ est formulée (31) et au cours de la visite au musée Picasso surgit le pire : « un flot délétère et innommable oblitérait toute réaction agréable au monde et à la vie » (32) . Vivre devint une lutte exténuante contre l’indicible douleur d’un mal insaisissable (33).

Telle « une noyade » (33) ou une « névralgie psychique étrangère », la féroce intériorité de cette torture l’empêchait de parler, et le paralysait par une transe de souffrance désertée de lucidité (34). Son état d’épuisement et des insomnies constantes empiraient de façon mesurable (35).

L’égarement du chèque de 25 000 dollars dans une poche concluait qu’il n’était pas digne de ce prix prestigieux Cino Del Duca (36)…

Dans le taxi du retour, en proie à la déliquescence il pense à des amis parisiens, eux aussi dépressifs : Camus, Gary (37). Jadis il avait été incapable de mesurer l’intensité de leurs « maux abstraits »(46). Incarcéré dans sa maladie, William repense à la solitude cosmique (39) de Meursault et se voit dans la cellule de prison avant exécution (40). Le suicide n’est-elle pas la seule vraie question de la philosophie ? La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? (42)

Dans le reste du livre, William raconte sa maladie, ses efforts vains, l’incompréhension de son médecin. Heureusement un air de musique classique a la magie de le propulser à une hospitalisation….

Les derniers chapitres traitent de l’atmosphère de l’hôpital, de l'incompétence du bien nommé Docteur Gold et la dernière phrase du livre est une ode à la santé radieuse pleine de joie, celle de Dante à retrouver les étoiles.

Après lecture de cette confession, cinq domaines surnagent : le médical décrivant un syndrome dépressif, le littéraire où ‘je’ est un autre, le métaphysique basé sur une peur culpabilisante, le philosophique du ‘face-à-face’ non plus avec l’Autre mais avec soi-même. Et enfin un questionnement psychanalyste : quel était donc cet air de musique salvateur ?

 

1- Le syndrome médical

Le syndrome médical émerge dès la première phrase de la première page (15), « le trouble dont souffrait mon esprit ». Dans les six premiers chapitres, les instants de vie sont des morceaux erratiques d’un puzzle ténébreux et incompréhensible sont évoqués par l’auteur.

Défaillance de l’amour-propre (17), mystère de l’origine des troubles. Un sevrage alcoolique volontaire (22) ? La prise inappropriée d’un Halcion (22) et l’extension d’un affreux marasme (22) le tarabustaient dans « un stade où j'enregistrais minutieusement les moindres phases de mon état et de sa dégradation ». (22). Mais pourquoi donc était-il entré dans cette galère ? Dans une phase de lucidité, prédisposé à la dépression, n’avait-il pas rejeté ce qu’il importait de savoir en l'écartant comme inopportun ? (23)

Ne connaissant aucun remède efficace, dans l’impuissance à soulager (24) les troubles sont argués à l’incompétence médicale, un argument pour dédouaner l’auteur. Le désarroi et une invalidité psychique constante louchent sur le suicide, l’exemple de Romain Gary apporte une brusque et féroce certitude stupéfiante, qui apporte une frayeur nouvelle (49).

Dans le chapitre III, c’est quatre ans plus tard, guéri, que l’auteur essaye de comprendre le phénomène suicide. Pourquoi ceux de Abbie Hoffman à 50 ans, de Randall Jarrell, de Primo Levi ? Faute ou aveu d’impuissance ? (56). La dépression accable des millions de personnes principalement les gens de tempérament artistique (59). Tout une liste de célébrités s’étant suicidés fait interroger sur la qualité de leur enfance (60)…

Les mots « dépression, mélancolie » sont parfaitement invertébrés (61). « Se faufilant en inoffensives limaces dans le langage, tout le monde a ses mauvais moments » (63), dans l’erreur de croire qu’il existe une réponse clé au suicide (64). Dans l’ensemble les gens endurent avec sérénité, pourquoi certains sont engloutis dans et par l'abîme de la dépression ? (65)

L’auteur analyse son cas : ne pouvant plus boire ni par volonté, ni par choix (67), « je me retrouvais trahi » (67). Sa théorie sur l’alcool est significative, considéré comme dépresseur majeur, cet allié tenait pourtant en échec les démons de l’anxiété et les empêchait d’envahir en masse le subconscient. (70)

Des douleurs constantes laissaient présager toutes sortes d’infirmités physiques redoutables (71), mélancolie et hypocondrie se confondent, Répugnant à se résigner, l’esprit annonce à la conscience que c’est le corps avec ses défauts incorrigibles qui menace de se détraquer.(71)

Anxiété, perplexité, érosion quotidienne donnent une atmosphère délétère et à son domicile, sa ferme bien-aimée, un caractère sinistre et menaçant, quasi palpable malgré la présence de Rose, une épouse attentive et aimante (73). Le vent de l’aile de l'imbécillité (74) le pousse à trouver une explication scientifique médicale, un dérèglement de 3 neurotransmetteurs : sérotonine, dopamine, noradrénaline.(75). La folie de la dépression est une introversion antithèse de la violence, « une tempête dans les ténèbres » (76).

Revenant en automne 1985, juste avant le voyage à Paris, l’auteur signale que ses troubles contrôlent l’organisme, noyant les circuits normaux (76). Tout défaille : voix de nonagénaire, perte de la libido (77) et du sommeil. Le regard perdu dans les ténèbres sent les rafales glacées de la mort… (79). N’ayant aucun moyen d’échapper à cette réclusion étouffante, en victime il en vient à vivre sans trêve une plongée dans le néant (80).

Chapitre V, soumis à l’implacable martèlement du désespoir, de retour de Paris William appelle au secours en consultant un psychothérapeute, une démarche semblable à celle de Mme Bovary auprès d’un prêtre. Des autorités qui ne réagissent pas à l’aveu d’état suicidaire (83). Leurs platitudes inefficaces abandonnent le malade à la prescription de Ludiomil qui bloque la vessie (85), augmente un désarroi frénétique (90) et l'intuition que la vie s’enfuit dans une souffrance où il n’y a aucune certitude d’un éventuel soulagement.

Tout vestige d’espoir a disparu en même temps qu’un possible futur, le cerveau est capable seulement de constater la contrainte d’un alitement l'après-midi pendant six heures, virtuellement paralysé…(91) Chapitre VI, devant cet échec autre tentative d’opothérapie du Dr Gold avec un nouvel antidépresseur le Nardil, qui agirait dans 4 à 6 semaines (94)… Une condamnation plus qu’une aide !. Un tel délai casse l’endurance à la douleur, l’absence d’espoir broie l’âme du dépressif (96).

Dans toute autre maladie son invalidité de blessé ambulatoire serait incontestée et nullement déshonorante (97), mais là c’est la honte !. En décembre 1985, lors d’un dîner avec des amis une convulsion intérieure, « une désespérance au-delà de toute désespérance »(98), pousse l’auteur à extirper son calepin intime ( son âme ?) de sa cachette. Dans un rite solennel il s’en débarrasse en l’enveloppant des emballages symboles de la vie. En rejet du système il s’abandonne, et « Le livrer aux ordures impliquait une annihilation du moi » (99).

Cette décision irréversible est une forme de suicide, avec le cœur en chamade de l’homme en face le poteau d’exécution (99). Ainsi, « un second moi » est capable d’observer, de « préparer avec flemme ma disparition, acteur solitaire et unique sectateur de mon trépas » (100). Rien à voir avec la morale ou la science, ni même avec la vérité. Rien à voir avec la réclusion qui facilite une contemplation extatique, celle de St Jean de Lacroix, les Trappistes.

Réécrire mon testament et gratifier d’une lettre d’adieu fut impossible (101). Dans cet anéantissement, même la chaudière était tombée en panne…(102) Parmi les angoisses mortelles de cette « torpeur insensible depuis des mois », « la soudaine envolée d’un passage de la rapsodie de Brahms me transperça le cœur comme une dague »(102). Fini « de se profaner » (103), quelques ultimes lueurs de bon sens lui font réveiller sa femme…pour entrer à l'hôpital le lendemain…

Dans ce sanctuaire aux portes verrouillées (106), les fantasmes d'autodestructions disparurent (109), l’esprit retrouve la paix (110), le rire y est banni et on « tente d’expectorer les semences de notre détresse » (114).

Trois mois après, il n’avait plus l'impression d’être « une gousse vide », (116) et l’aide apportée est source d’amitiés durables (119).

 

2- Domaine littéraire

En 1988, William Styron apprenant les nombreuses de critiques dirigées contre le suicide de Primo Levi, écrivit un éditorial pour le New York Times en décembre, il raconta son intimité, affirmant que Levi a mis fin à ses jours non pas à cause d’un manque de moralité, mais à cause d’une maladie réelle et dangereuse qui menaçait la santé et la vie de nombreuses personnes. Cet éditorial altruiste reçut un accueil si positif que de nombreux lecteurs osèrent parler ouvertement de leurs dépressions.

Mobilisé par ces réactions, William Styron donna en mai 1989 une conférence sur son expérience de la dépression lors d’un symposium sur les troubles affectifs à la Johns Hopkins School of Medicine. Adapté en essai, le texte de son discours est publié dans le numéro de décembre 1989 de Vanity Fair. L’année suivante, cette narration est plus étoffée, devient un mémoire complet intitulé ‘’ Darkness Visible, a memoir of madness ‘’.

À sa sortie, éloges des critiques et des lecteurs pour avoir osé parler de la dépression, une maladie obscure et très répandue. Deux exemples : « Un récit magnifiquement écrit, profondément émouvant, courageusement honnête d’une maladie qui est éminemment traitable, mais qui passe souvent inaperçue » et « un rapport effrayant mais plein d’espoir d’un désert mental dans lequel un Américain sur dix disparaît ».

Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous, comment ne le sentez-vous pas ? disait Victor Hugo. La confession de William touche à l’universel, d’où le succès. La chronologie progressive de la diffusion de ce texte est significative. L’engouement à sa parution avait suscité la curiosité et fait préciser les symptômes, d’où la genèse de ce livre. Un succès selon la phrase de Marcel Proust : « On ne guérit d’une souffrance qu’à condition de l’éprouver pleinement ».

Ainsi ce texte est devenu historique, il a mis en lumière une maladie qui n'était pas bien connue ni bien documentée à l'époque, et il a servi de liaison entre les personnes déprimées et celles sans dépression.

Décrire cette expérience, l’éditer, c’étaient la partager, rendre digne la dépression et la sortir du royaume de la honte.

D’autant que William Styron souligne la fréquence de cette maladie chez beaucoup d’auteurs célèbres, au point qu’elle aurait une relation avec l’expression artistique…

Ce que Jamison a confirmé en 1995 dans son autobiographie scientifique An Unquiet Mind, où la maniaco-dépression est cinq à six fois plus fréquente chez les écrivains. 20 % d’entre eux se suicident quand ‘dans un aveu d’impuissance ils n’ont plus la force nécessaire pour endurer la souffrance de cette vie qui s’enfuit à une vitesse croissante’.

Faut-il que l’artiste porte en lui l’attirance du gouffre, le goût du néant, pour appliquer à lui-même son tourment ?

La place littéraire de William Styron est importante : membre de l'Académie américaine des arts et des lettres. Sa nature philosophique se dévoilait déjà dans le slogan au-dessus de la porte de son bureau : « Soyez régulier et ordonné dans votre vie comme un bourgeois, ainsi vous pourrez être emporté et original dans votre œuvre. » ,citation de G. Flaubert.

Replacer l’œuvre de William dans la littérature anglo-saxonne fait découvrir un autre « Darkness Visible », roman à succès paru onze ans avant, en 1979, de Sir William Golding, un Britannique, Prix Nobel de littérature !

Centré sur la lutte entre le bien et le mal, ce roman, sombre et complexe, raconte deux fictions de folie. Dans l’une, Matty horriblement défiguré est divisé entre ses deux visages, intérieur et extérieur ; dans l’autre, Sophy étant schizoïde, vit le drame d’être divisée de sa sœur jumelle et des autres.

Le titre de ces fictions « Darkness Visible », vient de Paradise Lost, (vers 63), de John Milton dans le Paradis Perdu de 1667 :

« Pas de lumière, mais plutôt des ténèbres visibles ».

La suite du poème est une succession de malheurs. :

« Servi seulement pour découvrir des vues de malheur,

Régions de chagrin, ombres lugubres, où la paix

Et le repos ne peut jamais habiter,

l'espoir ne vient jamais

Cela vient à tous, mais torture sans fin

Encore des envies, et un déluge de feu, nourri

Avec du soufre toujours brûlant non consommé. ».

On n’est pas loin de l'Enfer de Dante qui imagine un ordo ab chao, puisqu’enfoncé dans une impasse où rien ne peut venir.

Pour mieux apprécier la nature de ces deux titres « Darkness Visible », il faut retenir qu‘en anglais darkness est le seul mot pour traduire obscurité et ténèbres, le premier signifiant : ‘pas de lumière’, alors que l’autre est toujours au pluriel, tellement il y a dedans des maléfices avec une connotation sulfureuse de malédiction et d’incompétence.

Alors le titre anglais darkness est-il bien traduit en français ?

Le titre ‘Darkness Visible’, de Sir William Golding, fut traduit en 1979 ‘Parade sauvage’, par Marie-Lise Marlière et le titre ‘Darkness Visible’ de William Styron devient en 1990 ‘Face aux ténèbres’…

Ces interprétations significatives n’orientent-elles pas déjà la pensée ?

Est-ce le rôle du traducteur ?

Pour William, le mot Ténèbres ne trahit pas la tonalité du livre. Dans la nuit cruelle des temps et l'incompréhension de la condamnation de l'homme réduit à ses misères, à sa futilité, à son existence éphémère soumise aux douleurs d'exister, la vie se heurte aux mystères de la finalité de la pensée, celle qui gît au cœur de la saga humaine.

‘Avoir d'assez bons yeux pour voir dans les ténèbres, cela n'existe nulle part', disait Érasme dans Éloge de la Folie.

Dans « Darkness Visible », William Styron essaie d’être rationnel après avoir été un voyant des Ténèbres.

On se fait voyant, disait Rimbaud, '’par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens avec toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; on devient alors le grand malade, le grand criminel, le grand maudit'’.

Si ‘Darkness visible’ est un oxymore, seul le poète a la solution et il n'en fait pas une aporie.

Avec l’injonction « Revoir les étoiles » à la fin du livre, William Styron s'enrobe de la poésie de Dante : « il était dans une forêt obscure ... » , il transpose dans le schéma de la Divine Comédie sa problématique. Ainsi il conclut qu'une dépression est une expérience des maux de notre univers, elle n'est pas une destruction de l'âme, mais une descente dans les entrailles de l'enfer. L'ascension vers le Paradis est le monde radieux de la santé où l'on revoit les étoiles. William Styron confond la souffrance de sa mélancolie à la quête éperdue d'amour de l'Italien.

Aucun souffle mythique dans le texte de William Styron, car pour lui le mal est endogène alors que pour Dante il est exogène. Et puis surtout, il manque à William la foi dans l'amour transcendantal pour une Béatrice. Sa femme Rose accompagne la déconstruction de l'individu, sa déliquescence, l'extinction de son moi. Elle lit dans la chambre quand lui est seul dans le froid ! Heureusement un rappel musical a eu la magie de le récupérer…

Y aurait-il une leçon à retenir ?

« La folie est pour l'homme la possibilité sans laquelle il ne serait pas ce qu'il est » (Comprendre la psychose). Être privé de ce dont on est capable, sans raison évidente, est un tourment digne des Ténèbres. On découvre que l'on n'est pas ce que l'on croyait, on sent que l'on a perdu, que l'on est perdu dans ce que Pascal appelait le clair-obscur, entre ignorance et désespoir. C'est « la connaissance de la condition humaine, si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près ».

Désarmé face à ce réel, Pascal nous encourage à vivre dans l'inquiétude les yeux ouverts. Tout le monde n'est pas capable de « rester sur ses gardes, de s'attendre au pire parce que c'est le pire qui finit par arriver ».

Alors le thème du livre devient expérience de dénuement. Se libérer du camouflage (36) devient traumatique, permet à des démons d'envahir le subconscient dans des tempêtes de ténèbres.

Ne faut-il pas comprendre plus ?

Quel est le sens que William Styron ne puisse vivre sans « l'aiguillon archique », c'est-à-dire le principe d'un gouvernement sur soi, l'alcool dans ce cas? Quelque chose était tombé avec l'arrêt de l'alcool, l'auteur avait quitté une enveloppe primordiale pour subir la nudité et la dure loi d'avoir à saisir ce dont il a besoin. Sorti de la matrice alcoolique, était-il redevenu un nouveau-né cherchant des bras pour combler ce manque?

Adulte désarmé, seule l'autorité de l'autre, au beau nom de Dr Gold, pourrait le sauver du désarroi frénétique ... Aide refusée, un suivi médical sans résultats.

Soudain, l'envolée d'une musique faisant lien avec des souvenirs archaïques (chants de la mère ?) et constitutionnels (joie, fêtes, amour) cristallise quelque chose… Qu'il appelle quelques ultimes lueurs de bon sens, et le convainquent aussitôt d'entrer au sein de l'hôpital.

Une maison, retour aux sources ?

Dès son entrée dans ce giron sanctuaire, illico disparaissent ses fantasmes autodestructeurs.

Le jeu avec soi est fini. Le lâcher prise acceptant l'hospitalisation devient salutaire, et l'évolution sera un pas de côté, vers la poésie de Dante.

Un autre homme est-il né?

« Ce qui fait l'homme est d'avoir fait entrer l'incommensurable dans le monde », dit François Jullien à la fin de Moise. Cet incommensurable, n'est-il pas l'amour oblatif de la mère, cet infini maternel incoercible intensifiant la vie ?

 

3- Métaphysique

Dès l’avant-propos, l’abîme de condamnations éternelles annonce la couleur puisque est mise la plainte de Job : « ne connaissant plus ni paix, ni sécurité, ni repos ; enfin des tourments m’envahirent ».

La peur et l'anxiété sont des thèmes trouvés assez courants dans la Bible. En sémantique métaphysique, les Ténèbres sont évocateurs des préoccupations humaines, néant, mort, âme privée de Dieu. Dans ces ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté ni la joie.

‘ Avoir d’assez bons yeux pour voir dans les ténèbres, cela n’existe nulle part’, disait Érasme dans Éloge de la Folie.

Et là, dans ce livre « Darkness Visible » de William Styron, les ténèbres seraient en anglais présentés visibles, et en français une confrontation ?

Parlent aussi de Ténèbres, les mystiques inavoués en quête d’une impossible transcendance. C’est le Premier homme, Ormuzd de Zoroastre, attaqué par les démons qui tombent dans les Ténèbres avec ses alliés les 5 éléments : air, vent, lumière, eau et feu. Le roi des Lumières, l’esprit vivant, accompagné de la Mère de la Vie, va tendre la main pour le délivrer. Cette poignée de main symbolise cette union entre les gens qui veulent s’élever, elle sera renouvelée jusqu’à nos jours, en ayant perdu sa signification…

Puisque "C'est l'absence d'espoir qui, plus encore que la souffrance, broie l'âme", quel homme ne serait pas aiguillonné par l’attrait de rentrer dans des vérités révélées ? Dans les coulisses de la pensée confrontée malgré elle aux Ténèbres, aux misères injustes et universelles de l'homme, quand on est plongé dans l’enfer de l’existence, n’est-on pas en attente d’une envolée musicale mystérieuse divine, et salutaire ?

Face aux Ténèbres de la perte de soi et des questions existentielles sur l’inconnu (l’Autre et la Mort) comment connaître ce qui est au-delà de l’apparence ? Que devient l’éthique, sa manière chercheuse, anxieuse, exigeante d’entourer et de vouloir protéger ?

Qu’est-ce qui rend l'éthique possible, la dignité réalisable ?

Grâce à la confession « a memoir of madness », on comprend les personnages des œuvres précédentes de William Styron.

Dans le livre « Un lit de ténèbres », 1951, les êtres sans charpente ont besoin de barbituriques, whisky, succédanés de sectes. Une eau sale, boueuse, chargée d’ordures emporte les personnages : c'est leur destin. Femme " frustrée " par son mari toujours un verre de whisky à la main, elle est pleine de haine pour lui et pour sa fille, elle est jalouse et sans espoir…

Dans le livre « Le Choix de Sophie », 1979, le narrateur Stingo est William Styron, en jeune écrivain attiré par la vie des amoureux Nathan Landau, un schizophrène paranoïde, et Sophie Zawistowska, une belle Polonaise rescapée des camps de concentration. Le thème est le tragique des décisions entre la vie et la mort de sa chair. Le choix de Sophie, à Auschwitz, fut de sacrifier « en catastrophe » et en vain, choisie entre ses enfants, sa fille de sept ans, Eva. La sagesse (Sophie) ne peut être qu’accablée d'une culpabilité déchirante insurmontable..

Comment survivre dans un monde de tels Ténèbres ?

 

4- Philosophique

Le cœur de l’Homme est compliqué et malade, qui peut le connaître ? disait Jérémie (Jr,17,9)

L'esprit et le corps ne constituent-ils pas un piano mécanique qui joue apparemment tout seul, se dérègle quand l'homme va, là où il croit devoir aller ?

Dans le débat de son questionnement, William évoque un simple dérangement de l'esprit, s'aggravant, ou dû à une suppression d’hybris, un sevrage alcoolique qui fut imposé ni par volonté ni par choix (67), son corps ne le supportant plus ! D’autant plus que l'alcool, cet associé inestimable, était une voie magique qui menait à l'imaginaire et à l'euphorie !

Pourquoi s’être privé, « avoir abandonné cet ami secourable » (67) calmant l'angoisse de la page blanche et permettant des visions auxquelles mon cerveau non dopé n’aurait eu accès (66) ?

« Me sentant trahi, d’un coup je ne pouvais plus boire » (67), et rapidement un malaise inquiétant montra que « quelque chose avait dérapé dans l’univers familial. » (68). « Le grand allié qui si longtemps avait tenu mes démons en échec » ne les empêchait plus d’envahir en masse mon subconscient, nu et vulnérable comme jamais… (70)

D’où des questions.

Pourquoi se construire une solitude immense et torturante ? « Dans mon agitation inquiète et l’érosion quotidienne de mon moral », (72), pourtant « je n’étais pas physiquement seul », « ma femme Rose prêtait l’oreille à mes doléances « (73)

Victime et bourreau, comment guérir du mal que l’on s’inflige, qui s’aggrave et dont le terme est la destruction ? Dans cette « tempête de ténèbres », l’esprit « se noie » (76), ses fonctions défaillent : insomnie, « voix d’un nonagénaire », plus de libido, « ce besoin superflu d’un corps aux abois » (77).

Devenu « acteur solitaire et unique spectateur, « escorté d’un second moi », une énergie proche du zéro (76) fait de soi « un blessé ambulatoire » (97). Une torpeur insensible, matinale gagnant toute la journée, annonce un « trépas inévitable comme la tombée de la nuit ». (100-103).

Reviennent les deux vraies questions :

- La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? (42)

- Le suicide n’est-elle pas la seule vraie question de la philosophie ?

La dépression « veine du malheur » est une insondable épreuve atteignant l’imagination de tous, Inexprimable, cette impuissance se décèle dans les œuvres des plus grands. Une image des maux de cet univers qui est le nôtre se majore volontiers dans les relations humaines : discorde et chaos, guerre et crime, torture et violence. Instinct de mort et instinct de conservation sont réunis dans l’intolérable et délicate balance de l’histoire. Pour William, l’âme n’est pas annihilée par la dépression, son côté rédempteur peut vaincre la dépression…

Pour annoncer la dépression, William aurait pu citer le premier vers du Inferno de Dante: ‘Les enseignes du roi de l’enfer s’avancent ‘ Vexilla regis prodeunt inferni.

Mais l’ascension du poète échappe aux noires entrailles de l’enfer pour émerger dans « le monde radieux » . Et William cite « Pour revoir les étoiles », le dernier vers du chant XXXIV de Inferno, quand les poètes Virgile et Dante remontent à la surface de la terre. Le dimanche de Pâques, sans se soucier d’aucun repos, ils arrivent à la montagne du Purgatoire, l'hôpital où l’on guérit...

Mais pourquoi donc, contrairement à Dante, devant les Ténèbres de Styron, il n‘y a comme amour que l’amour-propre ?…

 

5-Psychanalyste

La vie in utero est une exception où ‘tout baigne’…La petite enfance est une dépendance totale où l’instant dépend de l’amour apporté par l’autre. En général choyé, irresponsable, protégé, nourri, tout est offert. Avec la croissance et le contact avec le réel ce Paradis est perdu, des marques indélébiles et ineffables en resteront dans l’inconscient. Une impérissable nostalgie dans l’âme où rodent des stigmates indicibles remplis de mystère que l’inconscient est incapable d’exprimer.

Dans « Face aux ténèbres, chronique d’une folie », quel est l’Œdipe non formulé ?

Un manque a-t-il rompu pour cela une digue, provoqué un vide, déclenché le glissement vers l’abîme ?

Tout le monde a ses mauvais moments (63), le suicide de Primo Levi (64) montre que tout le monde ne peut endurer (65) pareillement.

Le concept de perte, « du sens de mon moi, de toute confiance en moi » (89) dégénère en dépendance, en peur d’être abandonné, de rester seul (89).

D’où cette image signifiante d’une régression à l’âge de quatre ans ½ traversant un marché probablement cacophonique dans le sillage de l’épouse dans sa toute-puissance d’inaltérable endurance, à la patience infinie de nourrice, de maman, de consolatrice, de prêtresse, de confidente, dont la sagesse dépassait de loin celle du Dr Gold. (89).

Dans une torpeur insensible à tout, l’envolée du son d’un fragment de Rapsodie en voix de contralto traverse le cœur, il fut une réminiscence brutale de souvenirs rapides de fêtes, d’amour, de travail… et d’enfants qui jadis gambadaient, d’allégresse. Pourquoi renoncer à « des rires, des talents, des soupirs, des robes, et de jolies boucles ? » (103).

Était-ce le chant de sa mère en sa présence dans l’enfance ? Jusque-là silencieux, « il n’avait cessé d’obséder mon esprit ».

D’où vient ce pouvoir de la musique à dire l’indicible et l'ineffable ?

Parce qu’elle « commence là où s'arrête le pouvoir des mots » disait Richard Wagner…

Dans Face aux ténèbres, récit autobiographique d'une profonde dépression, un « désespoir au-delà du désespoir », on perçoit un manque. L'enfance de Styron fut difficile : père, atteint d'une dépression récurrente, mère atteinte d'un cancer du sein alors que Styron n'avait que quatre ans. Explication du rêve du marché où la peur d’être abandonné lui fait suivre sa femme comme une maman ? (89)

D’où le recours à un retour à la vie in utero et pour sortir du marasme dépressif à la Sisyphe, couper court avec le monde est la bonne solution : revenir à la case départ dans le refuge d’un vase clôt. Une hospitalisation immédiate (103), n’équivaut-elle pas au retour dans l’utérus primordial ?

Mais de quelles fautes fallait-il s’acquitter dans cet asile-purgatoire, (109), aux gens plus bienveillants que le monde quitté (113) ?

La thérapie de groupe n’aide qu’à tuer le temps, pas à expectorer les semences de notre détresse » ( 114).

Le premier rêve associant flûte, oie sauvage et danseuse fut « confus mais aujourd’hui encore impérissable » : (116). D’où l’importance de cette vision quelque part, d’une flûte, symbole de joie et de félicité, d’une oie sauvage véritable symbole de pugnacité, de pureté et de sobriété. Oiseau migratoire fidèle, son désir d’aventure a un esprit curieux et une soif de nouveautés insatiables.

Enfin avec le rêve d’une jeune danseuse, avec sa jeunesse et sa virginité elle confectionne les émotions, un moyen de rencontrer une face inconnue de soi et de la mettre en forme. La danse, c’est la vie et son mouvement, elle symbolise la conscience du corps qui se déplace dans l’espace, la joie d’être vivant animé par l’énergie de la vie. C’est la reprise d’une écriture gestuelle…

Reste à aider les autres à sortir de ces idées de mort sans rapport avec le réel (118), à les persuader que le suicide est intolérable (119).

Quant aux causes de « la dépression tapie à la périphérie de ma vie » (121), pourquoi « depuis des décennies elle grattait à ma porte ? « (122).

Est-ce la mort de ma mère dans mes 13 ans ? … « Un deuil avorté » (122)…

« Échapper à la mort fut un hommage tardif rendu à ma mère » ?

Triompher d’une mort délibérément choisie est une forme de réconciliation inséparable d’une quête d’immortalité…(124)

La forêt obscure citée n’est pas celle de la maturité de Dante exilé et exclu, mais celle de l’enfance de William où il avait perdu la voie droite (127).

William Styron est donc revenu à la case départ et il a transposé le dilemme : le présent vécu est un purgatoire déguisé, l'enfer est l'incompréhension du sens de l'existence que l'on affadit avec drogues, guerres, religions. Quand on quitte ses béquilles, l’alcool, l'on est perdu face à des Ténèbres sous-jacents. L'on ne peut en sortir que grâce à l'amour oblatif, celui de la maman, la seule qui fasse rêver du Paradis.

William Styron ne s'interroge pas.

La mort de sa mère quand il avait 13 ans, explique-t-elle le grattage à la porte depuis des décennies d'une dépression grave?

Qu'est-ce qui l'empêchait de rompre avec ses désordres intimes s'enfonçant dans sa chair ?

William se contente de recouvrer la santé, sa sérénité et la joie, on ne l'apprécie qu'après avoir enduré la désespérance au-delà de la désespérance, et delà l'on peut revoir les étoiles ...

 

Conclusion :

William Styron n’arrête pas de dialoguer, de parler pour ne pas entendre. Pour suspendre la parole et recevoir l’inouï méconnu il lui faudrait connaître l’amour qui transfigure la lumière, À cause de ce manque il ne parvient pas à utiliser l'art pour transcender sa condition.

Qu'il y ait, ou non, un Dieu pervers, une mélancolie constitutionnelle ou des névroses, les Ténèbres constituent un monde hors du monde, elles ne sont visibles que dans la douleur et l'anéantissement.

Obsédé par l’omniprésence du Mal, l’esclavage, le racisme, la férocité de la lutte pour la survie, Styron a un style somptueux où le foisonnement des fantasmes pare ses romans d’une luxuriance équilibrant la gravité de ses propos qui subissent les affres d’une angoisse existentielle où sont absents l’infini de l’instant, l’amour, la liberté, Dieu, la mort (dans ce qu’ils ont en eux d’ineffables ou indicibles). Ainsi que ces « je-ne-sais-quoi » et « presque-rien » qui font toute la beauté des rencontres où « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » …

Et pourtant malgré ses dépressions il a écrit…

Qu'est-ce ce qui dans l'être ne se gouverne pas, a une résistance prodigieuse qui a à voir avec la vie et à sa capacité d'auto-organisation ?

N’y a-t-il pas des Ténèbres où l'esprit paraît indestructible ? Contre la déchéance, n’y a-t-il pas eu des Ténèbres sacrés dès 1940, au fond de la misère des camps de concentration, là où la lumière a brillé dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas arrêtée ?

Parce que dans l’homme, il y a quelque chose qui le dépasse.

En 2024 nous sommes dans une époque post-métaphysique où l'autonomie du sujet prime, où le confort n’a jamais été si grand. Toutefois rien n'a changé, cela ne dispense pas qu’en étant du genre humain on doit s'attendre aux pires hommeries et accepter les vilenies naturelles, problèmes éternels pour Montaigne.

Qu’est-ce qu’on a raté pour vivre des 7 octobre ?

Où se place la dignité de l’Homme ?

N'en sommes-nous pas tous là, à espérer une clairière musicale salvatrice pour jouir d’une envolée curatrice quand notre instinct d'homéostasie lutte contre le morcellement de soi, contre la mutilation des pensées et l'oubli du corps ?

Aurons-nous la chance de cette réminiscence de Vérité dans notre frénésie consommatrice qui nous aveugle ? Elle est une maladie qui menace la carapace de bonne santé quand la technique nous fait croire être au-dessus des aléas de l'existence et de la finitude.

Cette pandémie humaine d'excès et de facilités est nocive, la frénésie universelle de consommation ne laisse plus le temps de penser, de réfléchir. Déjà contre ces multiples choses irrationnelles, Nietzsche disait : « Je vous vaccine avec la folie » pour vous remettre d’aplomb dans vos ténèbres…

La leçon bénéfique de « Face aux ténèbres, chronique d’une folie », n’est-elle pas, pour voir les étoiles, d’avoir oublié l’amour ?

 

François Naudy

- Spécialiste de Médecine Interne (drnaudy@orange.fr)

1 Comment

  1. G. Briat dit :

    Excellent article. Éclairant .

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