POURQUOI LES FILLES ?
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1 novembre 2024Aux termes des « cent jours » qui ont marqué le début de la présidence de Donald Trump en 2017, un groupe de vingt-cinq psychiatres américains a lancé un cri d’alarme dénonçant la « dangereuse maladie mentale » dont était affecté le président. Un psychiatre expert utilisa le terme de paranoïa. Déjà, pendant la campagne, une pétition sur le même thème avait recueilli quarante et un mille signatures. D’autres spécialistes déclarèrent qu’il ne fallait pas être expert pour reconnaître que cet homme était dangereux. La réponse de l’American Psychiatric Association fut sans ambiguïté : les psychiatres ne doivent pas donner d’avis professionnels sur les personnes qu’ils n’ont pas personnellement examinées. Elle a en outre déclaré que ce n’est pas parce que Trump présentait des symptômes qu’il était fou, ce qui, de plus, constituait une insulte envers les personnes souffrant d’une maladie mentale. D’aucuns ajoutèrent que le fait de présenter un trouble narcissique de « classe mondiale » ne signifiait pas que la personne concernée était malade mentalement. La question fut close, le problème reste entier.
PSYCHIATRIE, PARANOÏA ET POLITIQUE. LES DEUX NORMALITES HUMAINES.
Tentons de saisir cette difficulté du rapport de la psychiatrie avec le politique (et non la politique pour autant qu’elle repose sur des champs partisans) par un autre chemin tendant vers cette neutralité axiologique prônée par Max Weber. Il arrive que des dirigeants autocratiques, totalitaires soient qualifiés de paranoïaques dans la presse : Poutine, Erdogan, Xi Jinping, les talibans, des dirigeants confessionnels, et tant d’autres, dans le passé : Ivan le Terrible, Franco, Pinochet, Castro et, bien sûr, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, etc. Au-delà du fait qu’à la réflexion leur nombre est considérable, tant dans le présent que dans notre histoire, il convient de remarquer que les journalistes n’en déduisent explicitement rien, pas plus que bien d’autres.
Quant aux « psy », ce n’est pas parce qu’ils ne reçoivent généralement pas dans leur cabinet des personnalités comme Trump qu’ils seraient dispensés de considérer avec attention les problèmes que pose ce type de fonctionnement dans un champ social qui, pour une part significative, les adoube : les deux font structurellement couple, et couple indéfectible. Pas de leaders, de dealers de rêves, sans leur cohorte de fidèles et de servants-exécutants (dont le chiffre atteint plusieurs dizaines de millions en Russie selon l’historienne Galia Ackerman). Les discours des meneurs et guides sont si explicites quant à la violence requise pour conduire leur projet vers le Bien, le leur, que nous en avons conclu que leurs partisans sont animés par la même trame logique. À la suite de quoi, et avec la logique inductive, nous avons été amené à proposer qu’il existe globalement chez l’Humain une commune composante paranoïaque diversement exprimée ou désactivée, mais conjoncturellement activable. Elle confère à l’Humain une grande dangerosité potentielle. La banalité de cette composante éclaire, à notre sens, ce qu’Hannah Arendt tentait de cerner avec le concept de « banalité du mal », déclaration constituant une mutation épistémologique. De ce fait est posée à nouveaux frais la question de la normalité, ainsi que les classifications discriminatoires entre les paranos et ceux qui ne le seraient pas (cf. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique). Aussi bien, paranos, nous le sommes tous un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ou presque pas du tout.
Pourquoi Trump n’est-il pas susceptible de consulter quelque arpenteur des âmes ? Parce qu’il se sait détenteur de La Vérité, envers et contre tout. Proposons ce théorème :
La conviction absolue que l’on détiendrait la seule et indissoluble vérité sur toutes les choses du monde (La Vérité, séculière ou religieuse, économique ou autre), pour la gouvernance du monde dont on s’auto-attribue la propriété exclusive, a pour conséquence systémique, inéluctable, la production infinie de l’« ennemi » persécuteur qu’il conviendra d’éliminer de quelque manière, de la censure à l’exclusion, jusqu’à l’extermination. Système binaire radical, millénaire, nœud de la lutte du « Bien » contre le « Mal ». Dans cet universalisme exclusiviste, les « ennemis » sont les toujours possibles contradicteurs soutenant un autre mode d’être qui est vécu comme menaçant le dogme dans sa supposée légitimité univoque, auto-validée.
Cet universalisme concerne donc les « bons », ceux qui resteront lorsque l’on aura éliminé les « mauvais », en quoi il est dit exclusiviste.
C’est ainsi que s’opposèrent au XVIe siècle Réformés et Catholiques jusqu’à l’acmé de la Saint-Barthélemy en 1572 qui heurta si profondément le sceptique Montaigne. Cet événement permet de souligner combien supposer détenir absolument La Vérité relève d’un délire métaphysique au sens où le signifiant délire désigne le processus par lequel l’Imaginaire d’une idéologie se confond avec le Réel sous l’effet d’une opération magique inconsciente où, comme il se dit trivialement, telle personne prend ses désirs pour des réalités. Cette opération assure l’irréductibilité de la conviction absolue, de la croyance, dont aucun raisonnement dit rationnel ne peut venir à bout. D’où, les conflits répétitifs, meurtriers dans le domaine religieux comme dans d’autres où la trame logique de base, binaire radicale, est la même (on compte actuellement plus de 50 zones de conflits armés dans le monde qui compte 200 États reconnus).
Les visions du monde réel réifié sous un mode binaire radical entre le Bien (lequel ?) et le Mal (lequel ?) sont une imposture qui laisse supposer que l’élimination du Mal serait la promesse de l’avènement glorieux du Bien. Fin de l’Histoire. Or, cette représentation ancestrale repose sur l’utilisation d’un couple différentiel symbolique, langagier, où les deux éléments sont si structurellement liés que supprimer l’un fait se volatiliser l’autre. D’où la quête infinie de théologiens pour fonder du Un (Bien), sans aucun attribut qui le plongerait à nouveau dans la déchéance de ne pouvoir se suffire à Lui-même. Ce qui se convertit dans le réel par le combat perpétuel contre des forces adverses maléfiques très diverses (les Noirs, les assistés, les femmes, les homosexuels, les « terroristes », le capitalisme, le marxisme, les écolos, les Juifs, les Arabo-musulmans, les Ouïghours, les Ukrainiens, et autres relaps, apostats, etc.).
Ce que serait La Vérité n’existe pas, bien que, déjà, les premiers mythes fondateurs connus s’en soient réclamé. Ce qui semble bien en faire un problème originel. Notre regard nettoyé du goût de l’exotisme et de la poésie merveilleuse et magique des mythes fondateurs laisse percevoir qu’ils sont tous liés dans leurs fondations à des actes de cruauté, des luttes à mort, des guerres et des massacres qui appartiennent à l’organisation structurelle de leurs assises. À titre d’exemple nous ne ferons qu’évoquer l’Enfer, lieu éternel et banalisé de la pire torture imaginable puisque la mort même, comme issue, y est inconcevable. L’Enfer est la garantie inversée du Paradis, pas l’un sans l’autre. Nous pouvons actualiser avec les goulags et autres camps de concentration dont se servent tant de systèmes autocratiques, religieux, sacrés ou séculiers dans leur logique éliminationniste.
Ce qui signifie que les délires métaphysiques, qui s’opposent aux systèmes reposant sur des vérités pragmatiques laïques, s’appuient sur un fonctionnement agonistique, vindicatif et vengeur paranoïaque. Surprise : une large palette de nos mythes fondateurs originels reposent sur une structure de fonctionnement paranoïaque, ce qui fonde une normalité première dont nous ne sommes pas sortis, comme l’actualité le démontre. Il existe donc une multitude de constructions, de fictions existentielles, instituantes, dont les assises paranoïaques font lien social.
Pourquoi La Vérité n’existe-t-elle pas ? Si l’élan évolutif de l’Humain se situe dans une continuité disruptive par rapport aux grands primates, c’est pour autant qu’il dispose de capacités cognitives, affectives et comportementales plus complexes que celles de nos cousins primates. Ce qui nous affecterait d’un quelque chose en plus. Sauf, qu’à ce en plus est indexé un en moins, ce qui est largement ignoré. En effet, par exemple, la génitalité animale est essentiellement gouvernée par des processus instinctuels que nous avons perdus. Nous sommes ainsi affectés d’un trou existentiel, d’une faille ontologique comblés par nos productions mythiques fondatrices qui prescrivent les modes de la sexualité avec des formes d’identifications sexuelles et de pratiques propres à chaque culture. Nous ne sommes plus seulement des femelles et des mâles, mais des femmes, des hommes, et autres genres, dont chaque système-monde organise les modalités d’être. Sur les bords de notre faille ontologique et depuis des millénaires, nous avons fait germer au moins 5 000 mythes fondateurs suspendus au génie créatif de chaque communauté usant du langage, de la conscience réflexive et de l’imaginaire, et ce, sous la pression de la nécessité pour assurer notre existence. Et ils sont tous vrais, auto-validés.
Au mieux, ces systèmes-mondes devraient être considérés comme des vérités pragmatiques agissant nos vies, et pouvant coexister entre elles. Mais, les choses ne se sont pas passées ainsi. L’histoire et l’anthropologie démontrent que la plupart de nos vérités ont été instituées d’une manière absolutiste et exclusiviste sous la forme de ce que nous nommons des délires métaphysiques. La prétention pour une vérité de vouloir s’imposer comme étant La Vérité ne peut se réaliser qu’en lien avec des coulisses guerrières plus ou moins violentes, et tous les mythes fondateurs exclusivistes contiennent de telles scènes.
Quelle place occupe la science dans cette affaire si nos mythes fondateurs sont tels des organes existentiels ? Nous avons besoin des deux. La science se préoccupe d’exactitude mais pas de la vérité qui concerne ce que nos mythes donnent comme sens à la vie, ainsi que l’organisation de nos indispensables identités, de nos constitutions, de nos institutions, etc. Mais la science peut intervenir pour souligner le caractère erroné, indémontré ou indémontrable de certaines propositions. La Terre n’est pas le centre mégalomaniaque de l’Univers. Les réincarnations hindoues sont des vérités indémontrables et ne peuvent tenir lieu de Réel, mais rien n’empêche d’y croire, dans le cadre d’une vérité pragmatique c'est-à-dire non exclusiviste. Ce n’est pas la science qui peut se prononcer sur le droit du sol, ni même déclarer si le sol doit ou non appartenir à quelqu’un. Le sol lui-même n’en peut rien dire.
Ainsi délinéé, il apparaît que le vaste champ de logiques paranoïaques souffre d’un point aveugle où la psychiatrie a pris en charge une partie socialement disruptive indexée à la pathologie mentale. Elle a ouvert la voie, mais reste dans l’ombre le fait qu’une trame paranoïaque organise la logique de fonctionnement d’un grand nombre de communautés, et d’une manière si commune que ce fait se dérobe à notre entendement. D’où notre proposition de dé-psychiatriser partiellement le champ paranoïaque.
Existe-t-il la possibilité que l’Humain se dirige vers une normalité seconde qui reposerait sur d’autres assises ? Son essor est difficile et doit être appris, mais cette normalité seconde a commencé son chemin avec la Déclaration universelle des droits des Humains qui repose notamment sur l’égalité en dignité et en droit de tous, la non-discrimination et la liberté d’expression, soit un universalisme inclusif cette fois. Avec cette Déclaration, des communautés apaisées tentent de s’organiser, en Europe par exemple, où le respect des principes précités assure leur coexistence pacifiée. Mais, il existe un point de rupture actif. Ces mêmes principes sont absolument antithétiques des fondements des autocraties, des thèses absolutistes et des extrémismes de tous ordres, et même en diamétrale opposition dans leurs principes Si les démocraties se présentes telles des antidotes, des antipoisons par rapport aux autocraties, ces dernières voient dans les démocraties leurs pires ennemies, persécutrices, à combattre sans relâche. Ce qui ne semble pas avoir alerté les démocraties à la juste mesure du risque encouru. D’autant moins, qu’à notre insu, du fait même que nous abritons une commune composante paranoïaque, nous pouvons être complices de systèmes qu’apparemment nous réprouvons, ne serait-ce que par notre silence ou notre inaction.
Après ces prémisses, nous pouvons revenir à Trump et à la place du psychiatre par rapport à ce type de fonctionnement. Bien que Trump, ainsi que ses soutiens, agisse sur le mode d’une logique paranoïaque plus ou moins exacerbée, pouvons-nous considérer que les propos et les actes publics de Trump relèveraient d’une pathologie mentale ? Eh bien, et d’une manière surprenante, disons-le : non. Trump s’inscrit, selon une typologie personnelle, dans le registre d’une normalité sociale première, certes problématique.
Mais, nous devons essayer d’être précis, parler de tendance totalitaire ne fait souvent que souligner un trait autoritariste de fonctionnement, alors qu’invoquer une logique paranoïaque de gouvernance implique un ensemble de composantes diversement concaténées, structurellement liées, où des faits discriminatoires, éliminationnistes et une impossibilité à nouer des négociations fiables sont hautement prévisibles. Nous pouvons en conclure qu’affirmer que Trump est animé par une logique paranoïaque n’est pas un jugement réservé à une autorité experte qui en ferait son domaine au titre d’une pathologie mentale. Par contre, il est citoyennement crucial que soit souligné que cet homme politique s’inscrit dans l’une des formes dangereuses de normalité sociale agonistique en totale contravention avec la toute neuve et courte Déclaration universelle des droits des Humains (1789, charte ONU 1948), que bien peu ont lue.
Jean-Pierre Bénard
- Psychiatre, psychanalyste - bengod@orange.fr
Auteur de La Malédiction de la violence – La démocratie en danger, Éditions Vérone, 2024.
2 Comments
Votre publication présente beaucoup d’intérêt Pose de nombreuses questions sur la vérité, l’utopie, peut-être la paranoïa, mais je me permettrai de vous faire remarquer que la dépression et la mélancolie conduisent. Probablement de tel comportement. Dans l’histoire de la psychiatrie de nombreux débats ont lieu entre français et allemand pour discuter la dépression, et en face la paranoïa, cette discussion représente présente un grand intérêt
Comme beaucoup je ne me permettrai pas un diagnostic quelconque concernant les hommes politiques sur leurs conduites et leurs propos. Votre discussion de la paranoïa et des gestes paranoïaques, si on veut être exact, soulève une foule de questions quant aux mouvements humains, à la religion, à la vérité et aux utopies. J’aurais bien envie de discuter avec vous les bienfaits et les crimes liés à l’utopie. Si très souvent il s’agit de vérité en majuscule, la menace qui pèse sur le groupe provoque des conduites aberrantes et idéologiques. La volonté de puissance est clairement identifiée. Mais à défendre la paranoïa je me demande si vous n’escamotez pas un débat que les psychiatres français avait tenté en défendant la dépression face à la paranoïa il y a bien longtemps. N’y a-t-il pas dans ce refus de considérer l’importance de la vie intérieure une tentative de défendre une illusion maniaque et par là même de conduire un traitement néfaste d’un mouvement mélancolique. Certes la paranoïa est d’importance, mais parle t’on assez de cette puissance rêvée capable de chasser toute mélancolie qui donne force à tous les dictateurs.
Yves Manéla.
Psychiatre. Psychanalyste.