MON PROCHAIN ?
10 décembre 2024CONFUSION ET CHAOS
10 janvier 2025LE LAMBEAU
QUEL VECU APRES UNE ATTAQUE TERRORISTE ?
Le témoignage de Philippe Lanson
D’après son livre « Le lambeau » (Gallimard ed.)
Ph Lançon est le héros involontaire d’une tragédie, le massacre survenu le 7 janvier 2015 à la rédaction de Charlie hebdo, et dont, journaliste et grièvement blessé, il est l’un des rares survivants.
Le livre en développe moins l’évènement même, que les mois de réparation chirurgicale ; il lui vaut un très grand succès éditorial, largement appuyé sur la mauvaise conscience des survivants, que tous nous sommes, de ce massacre qui a inauguré un émoi : « nous sommes Charlie », une prise de conscience collective et une crainte légitime.
Le récit débute le 6 janvier, la veille du massacre, et le cours minutieux de cette journée, pour le lecteur averti, soutient un lourd suspense. Puis vient l’attentat lui-même, limité à l’expérience de se retrouver sous la table à proximité des jambes noires de celui qui exécute un à un les membres de la rédaction et aussi le voisinage –image insoutenable – de la cervelle palpitante qui coule du crâne fracassé de Bernard Maris. Puis l’auteur nous emmène rapidement à l’hôpital de la Pitié et c’est là que commence le cœur du récit.
Il semble qu’après les premiers soins de réanimation, Lançon ait rapidement commencé à prendre des notes au moyen d’une ardoise puis d’une tablette avec deux doigts valides. Il signe d’ailleurs une rubrique pour Charlie dès le13 janvier ; d’autres suivront qui seront incorporées au récit d’ensemble. Celui ci –l’auteur ne s’en explique pas clairement- paraît ainsi avoir été écrit après coup, une année au plus après le traumatisme de l’attentat, et nourri des nombreuses notes prises en cours de route dans le service de chirurgie/ stomatologie puis pendant la convalescence et la rééducation aux Invalides.
Le récit ne manque pas d’intérêt, il relate avec authenticité la profonde étrangeté à soi-même dans laquelle font plonger les dégâts physiques, le trou béant au quart inferieur du visage, la douleur, la perte complète de l’usage de la bouche, la description minutieuse des actes chirurgicaux répétitifs.
Etrangeté du sujet aux autres aussi et même à ses compagnons assassinés. Son moi n’est suspendu qu’à ceux qui assurent sa survie, infirmières, chirurgiens et les fidèles amis qui se relaient sans relâche à son chevet pour assurer tous les petits soins indispensables du quotidien. Parmi ceux-ci, le jeune frère est particulièrement dévoué et compétent mais totalement transparent dans les dires de l’auteur en mal de capacité d’identification à autrui.
Le texte s’agrémente aussi de digressions littéraires et artistiques, de Proust à Martin du Gard, en passant par Velasquez entre autres, Lançon de façon un peu irritante, n’abdique jamais de son identité de journaliste, critique d’art, et son apparente absence d’appropriation subjective de l’évènement qui l’a conduit au seuil de la mort, choque souvent. C’est peut-être la critique majeure de ce livre : l’expérience traumatique paraît n’ouvrir sur aucun retour ni sur soi ni sur les autres. Qu’il s’agisse des frères K, les assassins, ou des collègues de la rédaction assassinés, ou des collègues d’hospitalisation (le service de chirurgie faciale recèle des blessés civils d’une extrême gravité), ou enfin des autres blessés survivants du drame du 7 janvier, qu’il mentionne à peine, aucune question n’est posée sur les autres protagonistes de l’attentat, aucun mouvement d’identification à ceux-ci ne se développe ; tout disparaît derrière l’inflation narcissique de l’auteur. On est bien loin de Primo Levi !
Et une question psychopathologique est aussitôt soulevée : sommes-nous en face d’une victime qui mobilise toutes ses ressources narcissiques pour survivre, quitte à désinvestir ses relations objectales, ou bien la traversée de la survie post traumatique ne fait elle qu’extérioriser un narcissisme triomphant préexistant à l’attentat ?
Les critiques du livre sont élogieuses et il n’est peut-être pas politiquement correct de critiquer le témoin courageux d’un évènement majeur de notre époque... Pourtant le livre mérite d’être lu, son écriture allègre procure un moment agréable, très intéressant, et stimule la curiosité clinique du lecteur psychiatre...