L’enfer est pavé de bonnes attentions….
9 janvier 2025test
20 janvier 2025LA NYMPHOMANIE OU LA PLUS DANGEREUSE DES « FOLIES »
L’article du Professeur Didier Masseau est d’un intérêt exceptionnel, car l’auteur interroge une mutation : « Pourquoi et comment s’opère-t-il au siècle des lumières, un déplacement de la condamnation religieuse de la masturbation vers une critique prétendument rationaliste et « scientifique, » tout en maintenant et même en accentuant les maux déjà révélés qui doivent nécessairement découler d’une telle conduite. » Une lecture de survol de cet article manquerait l’essentiel. L’origine de la masturbation n’est plus la tentation du malin, la faiblesse de la nature humaine…
Nous sommes au siècle des lumières : le docteur Bienville est on peut le supposer, car médecin à l’Hôtel Dieu, un clinicien instruit d’origine probablement bourgeoise. En effet, les médecins de cette époque étaient souvent issus de familles aisées et bénéficiaient d'une éducation solide. Il se détache peu ou prou des « arguments d’autorité » et adopte « l’esprit critique » qui sont avec la naissance de l’humanisme, un des piliers de l’esprit des lumières. L’origine de la masturbation n’est plus l’esprit du malin ! Mais le docteur a recours à des éléments rationnels : « la jouissance solitaire aurait des répercutions immédiates et profondes sur la structure cérébrale. » Pouvons-nous vraiment considérer en ce début du XXIème que la Psychiatrie qui se veut strictement biologique, particulièrement dans son usage des médicaments psychotropes, adopte une démarche radicalement différente. Ne nous y trompons pas, le vocabulaire a changé, mais en fin de parcours nous retrouvons par exemple, la sérotonine et bien plus encore...
N’y-a-t-il pas de quoi nous interroger ! Ainsi, le terme de nymphomanie ne fait plus partie du domaine médicale, version D-S-M 5, car ce terme est considéré comme stigmatisant. Il existe pourtant bien des conduites sexuelles addictives ! Combien sont-elles complexes et peuvent révélées des troubles graves du développement sexuel, qui atteignent l’ensemble de la vie d’une personne. Un préjugé est un préjugé et la « stigmatisation » vaut bien par sa déraison, ceux du docteur Bienville, dont Didier Masseau nous montre avec subtilité la présence.
En 1771, paraît en France, un ouvrage intitulé : La nymphomanie ou traité de fureur utérine. Son auteur, le docteur Bienville, est un médecin de l'école de Montpellier, l'une des plus anciennes et des plus prestigieuses d’Europe. Il s’agit d’un traité visant à dénoncer avec la plus grande virulence, les méfaits de la masturbation féminine. Tout en se livrant à une description physiologique des organes féminins, Bienville montre les ravages physiques et psychologiques qu’une telle pratique engendre nécessairement chez la femme. Dans le pire des cas, celle-ci tomberait dans un délire difficile à conjurer et dans plusieurs formes de démence possibles, dont la plus fâcheuse serait la « nymphomanie ». Dans ce cas, la malade serait victime d’une pulsion sexuelle, difficilement maîtrisable, pouvant l’inciter à des conduites violentes pour la satisfaire. Ce seraient alors les normes sociales les plus élémentaires qui seraient sacrifiées sur l’autel du désir, car la nymphomane oublierait toute pudeur pour parvenir à ses fins : excentricités dans les lieux publics, au théâtre, au concert et dans l’espace privé : salons, sociétés de pensée, mais aussi au sein de la famille, un spectacle infamant et pour le mari et pour les enfants. Il va de soi qu’une épouse atteinte de ce mal aurait de fortes propensions à l’adultère, ce fléau de la société moderne, que les interdits religieux ne parviendraient plus à endiguer. Mais il est bien d’autres conséquences fâcheuses, on s’en doute : perturbation de la sexualité, perte de tout sens moral et, pour la jeune fille, une vulnérabilité qui la rend à la merci de n’importe quel séducteur. L’image de la femme tant vantée au XVIIIe siècle pour sa grâce, sa retenue, sa finesse et l’art de mener à bien une conversation en sachant contenir la rudesse masculine, serait alors monstrueusement dégradée.
Bienville est loin, bien sûr, d’être le premier à dénoncer les méfaits de la masturbation. On se rappelle que dans l’Ancien Testament, Onan refusant de féconder l’épouse de son frère défunt, comme la tradition l’exigeait, avait préféré : « laisser sa semence se perdre dans la terre ». Dans ce passage, affirment des exégètes, le texte sacré ne condamnait pas la masturbation en tant que telle, mais le non- respect de la loi divine du lévirat qui contraignait Onan à donner une descendance à sa belle-sœur devenue veuve. Rappelons seulement, pour faire vite, que le christianisme, de saint Augustin au début du XXe siècle, condamne « le crime d’Onan », parce qu’il brise le fondement théologique qui associe tout acte sexuel à une finalité procréative. Or la très sévère condamnation de la masturbation dans le traité de Bienville, ne se situe plus réellement dans une perspective religieuse, même si l’on y trouve parfois des traces d’une culpabilité d’origine chrétienne. Elle s’inscrit dans le droit fil d’un ouvrage, jouissant d’un grand succès au XVIIIe siècle : L’onanisme ou dissertation physique sur les maladies produites par la masturbation (1760) de Samuel-Auguste Tissot, un autre médecin, d’origine suisse, jouissant en France d’une grande célébrité et dont l’influence se fera sentir jusqu’en plein XIXe siècle. La masturbation est dès lors perçue comme une pratique, certes dégradante et avilissante, mais aussi et surtout comme une maladie relevant prioritairement d’une médecine qui prétend s’appuyer sur des preuves et des arguments rationnels, pour la repérer et en écarter les méfaits. C’est le regard d’un clinicien expert qui établit désormais un diagnostic, après avoir longuement observé des symptômes plus ou moins visibles et propose ensuite une série de remèdes pour guérir le patient et tenter de le remettre en même temps dans le chemin de la raison et de la vertu. C’est cette mutation que nous voudrions interroger. Pourquoi et comment s’opère-t-il, au siècle des Lumières, un déplacement de la condamnation religieuse de la masturbation vers une critique prétendument rationaliste et « scientifique », tout en maintenant et même en accentuant les maux déjà relevés qui doivent nécessairement découler d’une telle conduite ? Il est une autre question posée par l’ouvrage de Bienville. Pourquoi fait-il porter exclusivement son analyse sur la sexualité féminine, en lui conférant une importance majeure et une portée spécifique, alors que ce sujet est à peine esquissé par Tissot.
L’auteur de La nymphomanie, ne cesse de se référer à son illustre prédécesseur, qui, dans L’onanisme ou dissertation physique sur les maladies produites par la masturbation, cite Celse, le philosophe romain du IIe siècle, auteur médical, traitant lui aussi de l’onanisme, dans le sillage de la médecine hippocratique et galiénique : « Les émissions fréquentes de semence, relâchent, dessèchent, affaiblissent, énervent, produisent une foule de maux, des apoplexies, des léthargies, des épilepsies, des assoupissements, des pertes de vue, des tremblements ». En traitant du cas féminin, Bienville met l’accent sur l’invisibilité des symptômes durant les commencements de la maladie. La femme mettrait tout en œuvre pour dissimuler ses habitudes masturbatoires et les premiers affres qui s’en suivraient. Ressurgit ici, la métaphore biblique, comme une trace qui sera par la suite négligée, mais qu’il est néanmoins impossible de rejeter totalement : « un serpent » s’est insensiblement glissé dans cœur de la femme. A partir de cette première évocation, le médecin se livre à une expertise précise mêlant inextricablement des critères psychologiques et moraux à des traits organiques. Les premiers symptômes de la nymphomanie se traduiraient par « un délire mélancolique dont on trouve la cause dans le vice de la matrice » suivi par « un délire maniaque qui a son origine dans le dérangement du cerveau « ( Dr Bienville, La nymphomanie ou traité de fureur utérine, Paris, Le Sycomore, 1980, p.8 ). Durant cette première phase de la maladie, la patiente serait en butte à une lutte perpétuelle entre la pulsion « mauvaise » d’une part et les impératifs dictés par les bienséances et la morale sociale d’autre part. Si la femme, par malheur, s’abandonne, comme c’est souvent le cas dans les milieux huppés de la capitale, à une vie molle, sensuelle et voluptueuse, les maux engendrés par la nymphomanie naissante vont rapidement s’aggraver. Ce serait, en effet, la mauvaise hygiène de vie, adoptée par un corps doté naturellement d’une libido prompte à s’émouvoir, qui accentuerait le dérèglement de l’organisme féminin, naturellement fragile et enclin à des perturbations. Les troubles que subirait celui-ci, au moment de la jouissance solitaire, auraient des répercussions immédiates et profondes sur la structure cérébrale : « La continuité et la véhémence des secousses des fibres dans les parties organiques, produisent infailliblement une tension et une pression dans celle de la tête » ( ouvr. cité, p.61). De nombreux médecins français de la seconde moitié du XVIIIe siècle et notamment ceux qui, comme Bienville, sont issus de l’Ecole de Montpellier, considèrent que l’organisme est constitué, entre autres éléments, d’un assemblage de fibres nerveuses, soumises à des stimuli plus ou moins intenses au contact du monde extérieur. Les vibrations se communiquent, sous la forme d’ondulations dans toute l’étendue des nerfs. Une tension trop forte ou trop faible des fibres provoque un dérèglement de l’équilibre sensoriel. Cette perturbation peut avoir une origine interne ou, à l’inverse, être causée par un agent externe provoquant une mauvaise réaction du système fibrilleux. Selon cette théorie sensualiste et mécaniste, c’est la vibration qui est soit excessive, soit languissante, ce que montre bien l’article « Démence » de l’Encyclopédie. Or les fibres féminines étant plus fines et plus délicates que celles des hommes, les altérations qu’elles sont susceptibles de subir, auraient des conséquences plus graves que chez leurs homologues masculins. Pour nous en convaincre, Bienville se livre à une description des organes sexuels féminins, prétendument altérés par une pratique masturbatoire fréquente ou systématique, menant à la « fureur utérine » : « une grande ardeur et une sécheresse dans les parties ; d’où vient que les parois ou tuniques de la matrice étant desséchées, les organes sont sans cesse ouverts pour recevoir les impressions de l’air ». Dans le sillage de la médecine galénique, les humeurs de la femme se distinguent par une humidité spécifique. Si celle-ci vient à diminuer ou, plus grave à disparaître, l’organisme tout en entier peut entrer en déliquescence et, en phase finale, dépérir. L’autre conséquence est la turgescence du clitoris. Il devient plus « grand que dans une femme sage », précise le médecin qui ne quitte jamais sa fonction conjointe de moraliste. On devine facilement la conséquence d’une telle enflure : féminité dévoyée, présence d’un pénis de substitution, concurrençant dans la relation sexuelle la fonction et la puissance viriles, jusqu’au point même de l’anéantir. Enfin le vagin, irrité par la masturbation, « distille une sanie épaisse et visqueuse, soit que cette sanie vienne de quelque ulcère fistuleux du vagin ou de la matrice » (ouvr. cité, p.62). Tous ces traits sont ceux d’un corps profondément délabré, d’une sexualité bouleversée, présentant les honteux stigmates d’une dégradation physique et morale. Bienville multiplie ensuite les images morbides et cadavériques qui doivent surgir comme l’inversion terrifiante de la fraîcheur et de l’épanouissement sensuel d’un être désirable, appelant à une jouissance légitime.
Quels sont les remèdes à un tel état ? Comment trouver le chemin permettant à la femme de remonter la pente sur laquelle elle aurait glissé, parfois vers un abîme dont les contours demeurent impénétrables à l’observateur ordinaire. Le thérapeute tente d’abord de dialoguer avec la patiente, en recourant à une persuasion douce. Si cette méthode ne produit aucun effet, il tente alors de lui dépeindre l’effrayant tableau décrit plus haut, comme le résultat inévitable d’une conduite obstinée qui refuse toute limite au désir. Si le simple raisonnement ou les insinuations destinées à provoquer un trouble revigorant et réparateur se révèlent inopérants, il usera certes des soins traditionnels sous l’Ancien Régime : quelques saignées, des bains fréquents, des douches versées sur la tête, mais il aura recours aussi à un lit contraignant, une machine dotée d’un appareil coercitif destiné à immobiliser le corps féminin, durant la nuit. Emmaillotée afin qu’elle ne puisse accéder à ses parties intimes, la patiente portera une flanelle continuellement imbibée dans une décoction d’herbes émollientes, destinée à réinjecter de l’humidité dans l’organisme et à calmer « le feu desséchant de la matrice ». Plus inquiétantes encore, si on les juge à l’aune de nos valeurs contemporaines, sont ces injections d’un liquide dans le vagin, lors du bain qui précède l’alitement, lorsque les précédents remèdes se sont révélés inefficaces . Ces mesures sont accompagnées d’une surveillance continuelle de la patiente. Celle-ci doit, dans certains cas, être observée tant au lit que dans le bain, « de façon à ne lui jamais donner le loisir de se livrer à aucune obscénité ( ouvr. cité, p.98 ). La méthode employée fait penser à l’invention du panoptique par Jérémy Bentham, ce bâtiment pénitentiaire, offrant un point central d’observation permettant d’épier les prisonniers dans leur cellule, sans que ceux-ci puissent savoir qu’ils sont observés. Michel Foucault, rappelons-le, a consacré à ce dispositif un célèbre commentaire dans Surveiller et punir.
Gardons-nous de nier toute logique à la médecine, issue des théories d’Hippocrate et de Gallien, lorsqu’elle traite de la masturbation féminine et de ses méfaits. L’analyse repose sur une conception de l’organisme que ce modeste article ne peut traiter en profondeur. Toutefois la question doit être aussi reliée aux représentations collectives qui dominent au XVIIIe siècle le champ de la psyché et sous-tendent la production culturelle. Constatons d’abord que des disciplines ou des genres littéraires n’ont pas encore atteint l’autonomie qu’ils acquerront aux XIXe et XXe siècles. Donnons-en pour preuve la forme que revêt le traité du docteur Bienville. Son auteur n’hésite pas à insérer dans sa démonstration des récits divers ou des anecdotes pour illustrer l’énoncé d’un point théorique. Il est, en effet, toute une veine sentimentale, très à la mode, susceptible de captiver bien davantage le récepteur qu’un froid discours didactique et impersonnel. C’est ici que se manifeste toute l’ambivalence du traité de Bienville : comment évoquer pour les dénoncer les pratiques sexuelles, secrètes et dangereuses sans risquer en même temps d’exercer un pouvoir incitatif sur d’éventuelles lectrices prêtes à transgresser des interdits brandis avec une telle virulence ? Loin d’être seulement un expert soucieux d’observer les progrès d’une maladie avec détachement et d’établir un diagnostic, le médecin se positionne plutôt, lors de la première étape du mal, en ami soucieux de pénétrer les arcanes d’une sensibilité blessée, et s’érige même en un conseiller des cœurs, susceptible d’exercer sur la jeune femme un pouvoir quelque peu suspect. Il est, à ce propos, une phrase, qui résonne comme un aveu et laisse libre cours à toutes les interprétations possibles : « Il fera en un mot son possible pour gagner son cœur, et se rendre maître de tous ses secrets » (ouvr. cité p.69). La femme en train de glisser sur une mauvaise pente est avant tout présentée comme un être dissimulateur offrant des arrière-pensées qu’il s’agit surtout de mettre au grand jour. Le romancier se trouve au XVIIIe siècle dans une situation équivalente à celle du médecin, dans la mesure où il vise, lui aussi, à révéler les désirs, les souhaits et les rêves que ses héroïnes tentent le plus souvent de masquer, lorsqu’ils sont contraires aux convenances imposées par la morale sociale. Dans la seconde préface de la Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques Rousseau, se heurte au même dilemme. Comment dépeindre Julie qui continue à aimer à Saint-Preux, son ancien précepteur, alors même qu’elle a épousé Wolmar, sans inciter les destinataires de son récit à adopter à leur tour une conduite répréhensible ? Comment évoquer les rêves lancinants et envoutants dans lesquels son héroïne se complait, sans susciter chez ses lectrices le désir de les partager ? En usant de tous les artifices possibles, le romancier du temps est crédité d’exercer un immense pouvoir sur l’imagination des femmes qui s’abreuvent des romans inondant le marché du livre. La théorie mécanistique évoquée plus haut explique une fois encore la situation. L’encéphale féminin étant constitué de fibres distendues et délicates, les lectrices seraient plus enclines que les hommes à se laisser capter par des tableaux lascifs ou par des scènes sentimentales, autant d’images susceptibles de laisser des « traces »indélébiles inscrites dans les sillons de leur cerveau fragile. Des théoriciens, des médecins mais aussi des gens de lettres et des pédagogues ne cessent, durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, de mettre en garde les jeunes gens et surtout les jeunes filles contre les dangereux effets de la lecture, surtout s’il s’agit d’un roman. Le genre, rappelons-le, a encore mauvaise presse chez les esprits religieux, mais aussi chez différents acteurs de la vie culturelle. Existent même des romans qui dénoncent les périls occasionnés par la lecture des romans ! Tel ce livre écrit par un écrivain, totalement oublié aujourd’hui : Le Danger des romans ( 1770) de Jacques -Vincent Delacroix. Précisons que le docteur Bienville partage entièrement cet avis. Il n’hésite pas à citer dans son traité plusieurs œuvres romanesques, que les jeunes femmes doivent s’interdire de lire, par exemple La Paysanne pervertie de Rétif de la Bretonne. Pour se dédouaner d’exercer un effet corrupteur sur ses lectrices, Rousseau déclare tout de go, et non sans une amusante hypocrisie, dans la préface dialoguée de son roman : « Une honnête fille ne lit point de livres d’amour. Que celle-ci qui lira celui-ci, malgré son titre, ne se plaigne point du mal qu’il lui aura fait : elle ment. Le mal était fait d’avance ; elle n’a plus rien à risquer ». ( J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Pléiade, Œuvres complètes, t.3, p.23 ).
En tant que médecin, moraliste, romancier de circonstance et pédagogue, Bienville est donc confronté aux même difficultés qu’un écrivain s’adonnant exclusivement au genre romanesque : « la lecture d’un roman, un tableau voluptueux, une chanson luxurieuse et les caresses d’un homme séduisant, font bientôt manifester des mouvements dont on aurait juré, un instant auparavant, être éternellement maîtresse » ( Bienville, ouvr. cité, p.63). Un récif s’adressant à l’imaginaire et l’action d’un séducteur dans la vie réelle exerceraient donc la même action délétère sur une jeune femme déjà en proie aux premiers symptômes de la maladie. Il arrive alors que pour montrer la frénésie sexuelle que connaît la nymphomane dans la phase suivante, le médecin conteur ait recours à un type de récit qui ressemble singulièrement à ces romans érotiques ou pornographiques, publiés sous le manteau au XVIIIe siècle . Certaines scènes de violences sexuelles annonceraient même celles que l’on retrouvera dans l’œuvre du marquis de Sade ! Bienville en vient à rapporter une historiette, dans laquelle une femme de chambre, contribue par son emprise, à aggraver la maladie dont souffre sa fragile maîtresse. Plusieurs traits du récit érotique sont ici réunis : le prénom de la manipulatrice ( Berton), sa complicité dans l’entreprise masturbatoire de l’héroïne, ses efforts pour dissimuler à la famille de la jeune fille les faits et gestes de sa maîtresse, les mensonges, enfin, habilement fomentés, lorsqu’elle est soumise à un interrogatoire du père de famille. La lecture et les manières de lire deviennent alors un enjeu de pouvoir, comme le montre de manière exemplaire Les Liaisons dangereuses, le célèbre roman de Laclos. Les deux libertins, Valmont et surtout la marquise de Merteuil, useront des pouvoirs de la lecture, pour manipuler leurs victimes. Madame de Tourvel ayant fui le château où elle se trouvait en compagnie de Valmont, pour ne pas succomber à la passion qu’elle éprouve pour celui-ci, le libertin recommande à son chasseur Azolan, comme une instruction de la plus grande importance, de surveiller ses lectures. En psychologue averti, le séducteur connaît la dangereuse emprise d’une lecture méditative, invitant à une douce rêverie qui confond l’intimité du sujet lisant et celle des personnages avec lesquels on entre en sympathie. Il écrit à son chasseur : « Il faut que vous m’instruisiez de tout ce qui se passe chez Madame de Tourvel : …si quand elle lit, elle lit de suite, ou si elle interrompt sa lecture pour rêver » ( lettre 101 ). Pour manipuler la volage Cécile de Volanges, au début de ses relations avec la jeune fille, la Merteuil lui prête des romans susceptibles d’aviver la tendre attirance qu’elle éprouve pour Danceny. Les larmes chez Cécile alternent avec le rire, dans une vacillement perpétuel des états d’âme. La lecture dirigée relève d’un conduite manipulatoire qui plonge souvent les victimes dans une situation émotionnelle qui est précisément l’objet privilégié des traités médicaux. Les épanchements lacrymaux comme produits des manifestations humorales, les affections vaporeuses, les transes pouvant mener aux convulsions, ( celles qui agitent Mme de Tourvel se sachant jouée et trahie par Valmont), passent pour des symptômes relevant de la médecine.
Le traité du docteur de Bienville témoigne d’une position radicale. L’antiféminisme de l’auteur n’est pas partagé par l’ensemble des médecins et des écrivains du XVIIIe siècle, mais l’ouvrage est tout de même un marqueur et un amplificateur d’un certain nombre de représentations propres à la société française de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Il témoigne, à ce titre, d’une grande ambivalence : les mises en garde auxquelles les femmes sont soumises manifestent une trouble attirance pour ce qui est dénoncé. Le médecin doté de tous les pouvoirs et usant de toutes les formes de discours, se pose en un étrange inquisiteur, prêt à recourir à plusieurs formes de violence sur le corps de la patiente, à inspecter tous les aspects possibles d’une sexualité qui exerce sur lui, et sans doute sur le lecteur masculin, un attrait d’autant plus vif que ces pratiques semblaient devoir être tues. Une eau-forte d’Emmanuel de Ghendt, d’après Baudouin, intitulée « Le midi » (1765) est la plus parfaite illustration d’une représentation qui fascine les esprits et témoigne de cette ambivalence. Il unit dans la même image l’interdit et la monstration, le secret et sa révélation. Il montre une très jeune femme, mollement couchée dans un parc sur un tertre gazonné qui, après avoir laissé tomber son livre, vraisemblablement un roman, glisse sa main dans la poche de sa robe, et presque pâmée, sous l’effet de la jouissance, envoie en l’air son petit soulier à talon.