La Psychiatrie sous protocole

La « médecine de genre » pour mineurs ou le sermon d’Hippocrate
5 mars 2025
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La Psychiatrie sous protocole

Le DSM Parle. Le patient se tait.

La réflexion éthique s’impose en psychiatrie avec une intensité particulière, voire décisive. Encore faut-il comprendre de quoi il s’agit ! L’éthique médicale est issue d’une longue tradition qui concerne les principes moraux de la pratique médicale. Il s’agit donc de morale, c’est à dire de jugements sur ce qui est bien ou mal. L’éthique médicale moderne tout en respectant les principes moraux hérités de la Grèce antique (le serment d’Hippocrate par exemple) s’est en quelque sorte développée à partir de principes rationalisés issus de la bioéthique. En effet, la bioéthique repose sur des principes moraux rationalisés, destinés à s’appliquer à l’ensemble des sciences de la vie. Toutefois, l’approche proposée par Beauchamp et Childress (Beauchamp, T. L., & Childress, J. F. (1979) Principles of Biomedical Ethics. New York : Oxford University Press, tend à entretenir une certaine confusion entre le champ de la morale et celui de l’éthique, en les traitant comme équivalents ou interchangeables
Il est utile de rappeler que cette confusion entre morale et éthique est fréquente. Ors, il est capital de différencier ce qui appartient au domaine de l’éthique et au domaine de la morale ; car cette différenciation est fondamentale en psychiatrie.

Pour éviter toute ambiguïté dans les réflexions qui suivent, précisons ce qui est du domaine de l’éthique et ce qui appartient à la morale.
Dans le champ religieux, la morale se manifeste par des commandements et des interdits (comme les Dix Commandements), tandis que l’éthique religieuse relève d’une réflexion théologique visant à interpréter et justifier ces préceptes.
En psychologie, la morale désigne le développement du sens du bien et du mal chez l’individu. L’éthique psychologique, elle, s’intéresse aux principes qui orientent la pratique professionnelle.

L’éthique appliquée (environnementale, biomédicale, etc.) mobilise des outils conceptuels pour traiter des problèmes moraux concrets.En médecine, la morale se traduit par le respect du serment d’Hippocrate et des principes comme la bienfaisance ou la non-malfaisance. L’éthique médicale, quant à elle, interroge des situations complexes, comme le consentement ou la fin de vie. Mais la réponse à ces questions est toujours dictée par des principes moraux. Que l’on pense aux enjeux actuels sur l’euthanasie et le consentement des familles.
En psychanalyse — même une version schématique ne serait pas possible — la morale concerne en premier le patient : en fait, c’est la sienne propre, faisant partie de son travail de découverte. En même temps, il s’agit aussi du psychanalyste. En effet, elle engage aussi le psychanalyste, qui ne doit ni juger la parole du patient, ni laisser ses propres jugements inconscients interférer avec l’écoute ou influencer des interprétations susceptibles d’entraver le processus thérapeutique. L’éthique psychanalytique, quant à elle, encadre la position et la responsabilité de l’analyste dans la relation transférentielle : il en est le garant, assurant la stabilité du cadre analytique malgré les variations liées à l’histoire du patient ou à la sienne propre. L’éthique du psychanalyste : c’est le maintient du processus psychanalytique et ses interrogations sur la part de lui-même qui peut l’entraver.
Qu’en est-il alors de l’éthique en psychiatrie ?
Il faut ici encore avant d’aborder cette interrogation ; une nouvelle fois, distinguer clairement morale et éthique. La morale est héritée : elle repose sur la tradition, la culture, la religion, et s’impose à la collectivité. L’éthique, à l’inverse, relève d’une pensée personnelle, située, qui engage la responsabilité du sujet dans une situation concrète. C’est donc bien ce type d’éthique – que j’intitule l’éthique de situation -que je me propose d’interroger dans le domaine psychiatrique. Cette dernière impliqueun continuel ajustement à la singularité du lien clinique. Comme l’évoquait Winnicott dans Jeu et réalité, se sentir exister demande à d’abord expérimenter un environnement suffisamment prévisible et fiable. Ou, comme l’écrit P. Ricoeur dans Le Juste, « enfin, c’est dans la singularité de la situation que la norme rencontre ses limites et appelle à la sagesse pratique ». Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, sagesse pratique ?
Il ne s’agit certainement pas d’une « morale. » Mais c’est une question destinée à discerner l’éthique d’une finalité qui serait morale. Cela devient la suspension du jugement de croyance, de tabou, de dogme... et, pour notre usage, de nos classifications normatives, à savoir nos manuels de diagnostique comme le DSM. C’est la déconstruction de ces cadres déjà posés qui nous offre une position dans laquelle on peut activer une éthique de situation ; une éthique qui est vraiment concernée par le sujet.
Cette distinction, cruciale en psychiatrie, tend pourtant à s’effacer dans la pratique. Ce qu’on nomme "éthique" prend souvent la forme d’un jugement normatif, dissimulant une morale. L’éthique médicale contemporaine structurée comme nous l’avons rappelé précédemment autour des principes de Beauchamp et Childress (autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, justice), instaure un cadre prescriptif dominée par une logique morale sous jacente. En psychiatrie, ce cadre risque de se substituer à une véritable réflexion éthique que j’ai intitulé éthique de situation, en imposant des normes là où il faudrait accueillir l’incertain : la compréhension de l’existence d’un autre être humain et son bouleversement. Par exemple : son délire, sa mélancolie, sa dépression, sa psychose….
Au sein de ces principes, la réflexion éthique habituelle que nous récusons, tente de retrouver un cadre de référence bien balisé, mais distant, en filigrane, par rapport à l’ensemble situationnel. Il devient difficile de distinguer une morale imposée et une éthique réellement pensée dans la situation. Car, bien sûr, l’éthique de situation ne renvoie pas à une récusation des principes, mais à une application automatique. Elle ne garantit pas seulement une “bonne pratique,” elle pose des questions sur le sens de cette pratique. Elle renvoie à une responsabilité engagée, à ce responsable.
Si l’éthique de situation ne peut se réduire à des normes générales, il faut questionner ce que j’appelle le "scientifico-éthique", un cadre mêlant données scientifiques, protocoles standardisés, et principes bioéthiques dans une visée de régulation.
Ce cadre, bien qu’utile institutionnellement, neutralise l’émergence de l’éthique de situation : il empêche une pensée issue du contexte singulier d’un sujet. Il impose des réponses prédéfinies là où il faudrait écouter et penser.
En psychiatrie, cette logique se traduit par la prescription, de plus en plus systématisée, d’un médicament ou d’un comportement. Même si la prescription est souhaitable, elle a ses logiques. La prescription devient alors une morale technique : elle prescrit le bien, sans interroger son sens pour le patient. Elle « doit le bien » au lieu de penser ce que cela signifie pour ce sujet-ci, ce jour-là. C’est la raison pour laquelle le scientifique remplace souvent l’éthique : le « scientifico-éthique » devient le contre-pied de l’éthique de situation.
C’est dans cette mise entre parenthèses des cadres préétablis que peut émerger une éthique du situation véritablement attentive à la singularité du sujet.
C’est en cette méprise que réside la tentative de dérive achevé de cette démarche avec le DSM 5-T R : sa logique classificatoire repose sur des critères standardisés, qui transcendent l’expérience réelle du patient, et tendent à remplacer la « symptomatique », l’expression unique, subjective, de sa douleur par une série de syndromes abstraits déconnectés de tout enjeu subjectif de soin. Le trouble est ainsi évalué en dehors de tout récit, de tout contexte, et la décision thérapeutique n’est dès lors plus rattachée à une dynamique de rencontres cliniques, mais à une norme statistique. Et, plus encore, les DSM invite implicitement le psychiatre à penser en terme de protocole.
L’éthique de situation — pensée de la responsabilité, de la singularité — ne trouve pas encore ses conditions de déploiement en psychiatrie. Le soin se perd dans une morale procédurale, et la prescription devient un automatisme ; c’est pourquoi j’ai pris le risque de l’intituler « scientico-éthique », faute de mieux. Cela veut-il dire qu’il faille se passer des médicaments? Non. Rejeter cet outil serait oublier des douleurs qui existent vraiment. Ce n’est pas le médicament le problème, c’est l’absence d’interrogations sur la part qu’il engage. Tant du côté du patient que celui du psychiatre.
Enfin, concluons en osant la formule suivante : suspendre le jugement, y compris celui du DSM, c’est permettre une amorce de l’ éthique de situation où la déconstruction pave le chemin vers une nouvelle sémiologie, tissant un lien intime entre l'empirique et le théorique, au plus près du sujet.
 

Par Alain KSENSEE

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