TIC TAC TOC,

TIC TAC TOC
2 janvier 2023
ENTRE AGONIE PSYCHIQUE, DENI PSYCHOTIQUE ET PERVERSION NARCISSIQUE
16 février 2023
TIC TAC TOC
2 janvier 2023
ENTRE AGONIE PSYCHIQUE, DENI PSYCHOTIQUE ET PERVERSION NARCISSIQUE
16 février 2023

Tic Tac Toc,

C’est l’onomatopée qui figure le bruit de l’horloge. A vrai dire, l’horloge psychiatrique américaine est réputée dire : « Tic toc tac », un tic ou un toc et tac un médicament. En fait c’est plutôt le discours de l’industrie pharmaceutique et des traces qu’il laisse dans l’opinion publique, car, à lire de plus près la littérature, le discours est moins simpliste. Il est étrange qu’il suffise de traverser l’océan Atlantique pour que le paysage psychiatrique change. Certes la culture joue un rôle dans la forme que prennent les troubles psychiatriques. A Paris, aujourd’hui, je n’ai jamais vu de grandes crises hystériques à la Charcot; j’en ai vu à l’hôpital psychiatrique de Fann à Dakar au Sénégal, ou aux États-Unis au cours de séances de thérapies nouvelles où était pratiquée l’hyperpnée [Chiland, 3]. En France, un psychiatre d’enfants voit au plus cinq cas de syndrome de Gilles de la Tourette dans toute sa carrière ; à la manière dont les collègues américains en parlent, on rencontrerait un Gilles de la Tourette au détour de chaque "bloc " d’immeubles. Je demande : « Un syndrome de Gilles de la Tourette, avec tics verbaux coprolaliques et tics gesticulatoires spectaculaires ? » « Absolument », répondent les collègues. Je ne peux pas en croire un mot ; pourtant ils sont sincères : pour eux, tout tic, si apparemment bénin soit-il, est une forme mineure de Gilles de la Tourette, destinée à exploser si on ne la traite pas. Nous y reviendrons. Mais traitons d’abord d’un autre exemple de divergence culturelle : l’ADHD (lire Attention Deficit/Hyperactivity Disorder, trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité). ADHD.

On pourrait dire de l’ADHD qu’il est rythmé par l’horloge tic tac toc : une certaine publicité fait croire que, dès qu’on a diagnostiqué un ADHD, il faut donner de la Ritaline et que, dès qu’on a donné de la Ritaline, on a une amélioration spectaculaire. Ce n’est hélas pas seulement le discours de la publicité, c’est aussi la conviction d’un certain nombre de collègues nord-américains. Les assurances toutes puissantes paient plus volontiers un médicament qu’un traitement plus complexe, comportant l’approche psychologique de l’enfant et de sa famille. Et les familles préfèrent un médicament qu’une investigation psychologique. D’où le succès de consultations spécialisées en ADHD : « ADHD Clinics ». C’est un problème psychiatrique si important aux États-Unis qu’il n’y a pas un seul numéro du Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry qui ne contienne au moins un article consacré à l’ADHD, généralement plusieurs. La comparaison est aisée avec les journaux psychiatriques français où, quand on parle de l’ADHD, c’est le plus souvent pour discuter le traitement par le méthylphénidate ou Ritaline, qui a une autorisation de mise sur le marché en France depuis 1995 seulement, avec prescription initiale hospitalière chaque année. La dose prescrite peut aller jusqu’à six comprimés par jour (60 mg) ; si l’on a expérimenté l’effet de flash que fait un seul comprimé, on s’interroge. J’ai entendu des collègues français prescripteurs de Ritaline tenir des discours raisonnables sur la prescription ; mais quand j’ai vu un de leurs patients, j’ai trouvé la prescription aberrante. D’autres m’ont dit que les résultats étaient bons chez des enfants qui avaient des signes neurologiques, mais aussi que la prise de Ritaline pendant un certain temps déclenchait des mouvements anormaux irréversibles, ce que je n’ai lu dans aucun article américain. Il faut aller plus loin que le problème du traitement, il faut mettre en question le diagnostic même. Et il est intéressant à cet égard de lire le texte d’une conférence de consensus qui s’est tenue aux États-Unis en novembre 1998, texte publié dans le Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry [5]. Je suis obligée de me contenter de citer quelques points, alors que le texte entier mérite d’être lu. Il est dit qu’il n’y a pas de test valide indépendant pour l’ADHD, bien qu’on invoque des faits en faveur de son existence. On ne sait pas si les signes de l’ADHD représentent une distribution bi-modale ou une extrémité dans un continuum de caractéristiques. Bien que la recherche ait suggéré une base dans le système nerveux central, la poursuite de la recherche est nécessaire pour faire de l’ADHD un trouble cérébral. Le trouble affecte de 3 à 5 % des enfants aux États-Unis. En ce qui me concerne, c’est un diagnostic que je n’ai jamais porté. Je n’ai jamais vu d’enfants manquant d’attention partout et toujours : tel rêve en classe, mais passe des heures avec ses lego et autres jeux ; tel remue sans cesse pieds et jambes, mais sans conséquences sur ses apprentissages, etc. Naturellement l’enfant autiste a des troubles majeurs de l’attention, mais ce n’est pas un ADHD. Aux États-Unis, on m’a présenté dans des conférences de cas des enfants considérés comme atteints d’ADHD, et j’ai été stupéfaite de me trouver en face d’histoires complexes et de troubles relationnels majeurs ; le diagnostic en France eût été prépsychose ou état-limite ou dysharmonie, selon les préférences terminologiques. Devant mon étonnement, on m’a dit qu’il s’agissait de cas sévères et que seuls les cas sévères arrivaient chez le psychiatre d’enfants, les cas légers étant traités par les pédiatres et les neurologues. En France, Henri Wallon a parlé d’enfant turbulent [8], avec une tentative de mettre en relation des tableaux cliniques et des atteintes cérébrales, tentative qui s’est soldée par un échec. On a parlé d’enfant instable. Mais c’était une description symptomatique et non une entité. La Conférence de consensus examine l’impact social de l’ADHD, mais elle ne se pose pas la question de l’impact de la société sur l’enfant. Notre culture ne ne fabrique-t-elle pas des enfants agités et inattentifs, avec l’absence d’espace pour jouer et courir, le bruit, la télévision, les jeux vidéo agressifs, le coca-cola excitant, etc. ? La question du contexte culturel du diagnostic de l’ADHD mériterait une étude approfondie. Le milieu familial d’où viennent ces enfants dont les symptômes ont fait croire à l’entité ADHD n’est pas quelconque. La Conférence de consensus s’interroge sur les effets des traitements et souligne que, s’il y a des études à court terme (trois mois), il n’y en a pas à long terme. On rappelle que les assurances ne couvrent pas les frais des explorations qui seraient nécessaires ni ceux des traitements psychologiques... Un certain nombre de collègues français [1] se sont vigoureusement exprimés sur les dangers de la prescription extensive et de plus en plus précoce de la Ritaline en particulier, des psychotropes en général. Nos collègues américains considèrent tout tic comme une maladie des tics, une forme mineure de Gilles de la Tourette. Il y a une Association du Syndrome de Gilles de la Tourette, qui tient un stand dans les manifestations scientifiques de psychiatrie. J’ai parlé avec ces patients, et j’ai été étonnée de leur état d’esprit qui correspond à ce que les psychiatres américains appellent « psychothérapie des tiqueurs » : il faut les amener à se résigner à être atteints d’un syndrome chronique et développer leur compliance à un traitement médicamenteux pour toute la vie. Les médicaments sont surtout l’halopéridol ou Haldol, à faibles doses, et la clonidine ou Catapressan (dont la fiche d’information, en France, ne mentionne que l’hypertension artérielle et non les tics). Comment est-il possible de prendre à longueur de vie ces médicaments sans effets secondaires ? Il faut se rappeler qu’aux États-Unis, tout est gouverné par le DSM, classification « athéorique », symptomatique, et par le contrôle de la pratique par les assurances ; cocher « tic » (ou TOC, ou dépression, ou ADHD) implique la prescription médicamenteuse et le danger d’être poursuivi pour ne pas l’avoir faite. Au cours de l’étude longitudinale faite sur un échantillon de population générale non clinique de 66 enfants depuis l’âge de 6 ans, nous avons vu un grand nombre d’enfants avoir de petits tics (clignement d’yeux, froncement du nez, etc.) à la fin de la première année de scolarité obligatoire ou au début de la seconde année, soit vers 6-7 ans. Ces tics ont disparu pour la plupart sans lendemain quand on a réussi à persuader les parents de ne pas attirer l’attention de l’enfant sur ses tics en disant sans arrêt : « Ne cligne pas des yeux », etc. Ces tics surviennent à une période de tension liée à la vie scolaire et à ses exigences. C’est à la même époque que l’enfant commence à dessiner toutes les tuiles du toit de ses maisons avec une minutie qu’on dit « obsessionnelle », terme en fait inapproprié. Les parents trouvent confortable d’avoir tout simplement un médicament à faire avaler à l’enfant, plutôt qu’à chercher comment créer une atmosphère plus détendue dans la vie quotidienne. On a le même problème avec l’insomnie du bébé, l’énurésie, etc. Oliver Sacks raconte l’histoire intéressante de Ray, le tiqueur blagueur, dans L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau [7]. Il comprend avec finesse que « l’Haldol peut être une solution pour un syndrome de Tourette, mais ni lui ni une autre drogue ne sera la solution. (...) Une approche « existentielle » est indispensable en complément d’une approche purement médicinale ou médicale » (p. 130). L’Haldol débarrasse Ray de ses tics, mais le met dans un état « engourdi » : « il en est venu à penser que quelque chose lui manque » (p. 135). La solution que Sacks et Ray trouvent est de suspendre l’Haldol le week-end ; de « citoyen sobre », il redevient pendant le week-end, Ray, le tiqueur blagueur, « frivole, frénétique, inspiré ». Ce changement du vendredi au samedi, je veux bien croire qu’il se produit ; simplement je ne peux pas croire qu’il soit dû au seul arrêt de l’Haldol, dont il est imprégné, et qui ne s’est pas éliminé en une nuit. La psychanalyse d’un cas de Gilles de la Tourette m’a appris que le tic n’y est pas une pure décharge neurologique, mais a un sens qui s’inscrit dans la vie du sujet. Les rémissions et les rechutes s’articulent avec des événements ayant un sens. Le tic dit d’aboiement n’est pas un aboiement, l’imitation d’un chien ou un bruit ; il était, chez mon patient, une manière de dire à toute vitesse, en les rendant dissimulées et non identifiables, les injures du moment, remplacées par d’autres injures faisant également sens à d’autres moments. Ce patient était un cas paradigmatique par tout ce qu’il permettait de comprendre, même si tous les patients n’ont pas l’intelligence ni les capacités de verbalisation de ce patient.

TOC Une présentation simpliste et pharmaceutique pourrait faire croire que les TOC disparaissent miraculeusement avec certains antidépresseurs. Le premier en date fut la clomipramine ou Anafranil, avant les plus récents inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (fluoxétine ou Prozac, sertraline ou Zoloft, etc.). Ce médicament était disponible en France avant de l’être aux États-Unis, une fois n’est pas coutume, et on dut le faire venir de France pour faire une recherche de grande envergure au NIMH (National Institute of Mental Health). Judith Rapoport a écrit un livre pour le grand public sur cette question, Le garçon qui n’arrêtait pas de se laver [6]. Sa position est plus subtile que « tic tac toc », car elle reconnaît que, dans un tiers des cas, la clomipramine n’a pas supprimé les TOC, et qu’elle a des effets secondaires non négligeables. Mais, d’une part, elle raconte des cas graves qui ont été drainés jusqu’à elle à partir d’une émission de télévision, et qui ne constituent pas le tout venant d’une consultation de secteur. D’autre part, elle traite les TOC comme des symptômes sans les intégrer en une maladie et sans qu’ils prennent sens dans la trajectoire de vie du patient. La notion de névrose a disparu du DSM et du travail de Rapoport. Les TOC sont des « tics de l’esprit » (p. 11-12). II y a une anomalie biologique sous-jacente même si, pour le moment, aucun modèle n’a pu expliquer les toc (p. 96). « C’est à la découverte de médicaments efficaces qu’on doit le retour de la psychiatrie dans le giron de la médecine » (p. 135). Il s’agira désormais d’une psychiatrie qui ne sera que biologique. On peut défendre une autre conception de la psychiatrie, qui ne néglige pas le fait que l’être humain a un corps, et que, comme le disait Juan de Ajuriaguerra, « tout passe par le cerveau et rien par l’auréole », mais qui ne néglige pas non plus que ce corps s’inscrit dans une culture, que la psyché naît de la rencontre et des interactions entre le corps et la culture, les fantasmes collectifs et individuels. Les médicaments utilisés pour les TOC chez l’adulte n’ont pas en France l’autorisation de mise sur le marché pour les enfants. On les a tout de même essayés : dans la moitié des cas, ils se révèlent inefficaces, comme il a été rappelé lors de la journée sur les « Troubles obsessionnels-compulsifs chez l’enfant et l’adolescent » organisée par M-C. Mouren-Siméoni et M-P. Bouvard [4]. Pour les enfants, on conseille le recours aux thérapies cognitivo-comportementales avant les médicaments, puis associés aux médicaments si nécessaire. La limitation thérapeutique est importante, car la moitié des TOC apparaissent dès l’enfance, et 50 % des TOC de l’enfance persistent à l’âge adulte. Le succès médiatique des TOC est exemplaire de la réduction de la maladie mentale aux symptômes. Dans les innombrables colloques financés par l’industrie pharmaceutique en France et dans le monde « on ne parle jamais des malades », écrit Zarifian dans La force de guérir [9, p. 74], c’est-à-dire des personnes et de la psychopathologie.

Psy. Fr. nº 3.2000 pp. 31-38


Colette CHILAND

Professeur émérite de psychologie clinique à l’Université René Descartes (Paris V), Psychiatre au Centre Alfred-Binet (Association de Santé Mentale du XIIIe arrondissement de Paris), Membre de la Société Psychanalytique de Paris, 31, rue Censier, 75005 Paris.

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