ENTRE AGONIE PSYCHIQUE, DENI PSYCHOTIQUE ET PERVERSION NARCISSIQUE

TIC TAC TOC,
28 janvier 2023
PRISE EN CHARGE DES PATIENTS PSYCHOTIQUES INCARCERES : CADRE DE SOIN ET MEDIATION SENSORIELLE
7 avril 2023
TIC TAC TOC,
28 janvier 2023
PRISE EN CHARGE DES PATIENTS PSYCHOTIQUES INCARCERES : CADRE DE SOIN ET MEDIATION SENSORIELLE
7 avril 2023

ENTRE AGONIE PSYCHIQUE, DENI PSYCHOTIQUE ET PERVERSION NARCISSIQUE

 

On ne travaille pas longtemps sur certains sujets sans finir par ne plus savoir au juste ce que l’on sait... Dans ce que je crois, comme psychanalyste, sur les psychoses, et dans ce que je ne crois pas, ou ne crois plus dans mes réflexions du moment, dont certaines font évidemment suite à celles de naguère, j’extrais et rassemble quelques fragments et quelques notes, qui cherchent bien moins à conclure qu’à synthétiser un long labeur.


I- D’une remarque de Freud qui ne sera jamais trop entendue

 

Une souffrance psychique poignante, secrète, des jouissances détournées : rien d’antinomique, à première vue, comme une psychose et une perversion. Les rapports sont pourtant étroits qui les unissent en profondeur comme dans le relief des évolutions cliniques. On connaît ces résistances que l’esprit soulève à l’approche de certaines notions neuves même parmi les plus évidentes. Ainsi, les chemins qui vont de psychose en perversion ont-ils été difficiles à reconnaître et malaisés à concevoir. Il m’arrive, quand on les cite, de retrouver autour de moi cette sorte d’hésitation que je me souviens d’avoir moi-même éprouvée lorsque je commençai de parler de cette notion, comme (en 1966) à propos de la paranoïa, ou plus tard à propos des schizophrénies. Encore n’avais-je pas été seul à y penser. Et pourtant Freud avait, là aussi, montré la voie : en 1938 comme en 1927, à propos du déni et du clivage, ou du fétiche et de la psychose. A-t-on su tirer toute la substance et tout l’enseignement contenus en germes dans ces réflexions, parmi les dernières que Freud ait formulées ? Je n’en suis pas certain. Il est vrai qu’entre-temps les conceptions kleiniennes déferlantes ont transformé la notion même du clivage, fait reculer l’érotique et le sexuel au profit des angoisses dites précoces et noyé les psychoses mêmes par-dessous les flots d’une psychose universelle... Il est donc temps de tenter de donner suite aux ultimes observations de Freud.


II- Du déni dans sa spécificité et dans sa diversité

 

À l’évidence le déni est à considérer comme une opération tout à fait spécifique du moi. Il fait partie de ces activités de repoussement, comme je disais naguère, qui de façon générale s’opposent au refoulement. Dans cet ordre du repoussement, le déni constitue la défense du moi la plus radicale, et en cela ne saurait se confondre avec la négation. Comme on le sait par Freud (1925), la négation vient prendre la place parfois abandonnée par le refoulement, avant que de la céder, si faire se peut, à la reconnaissance, dont elle ouvre alors la voie (tout ceci a été bien argumenté par Rosenberg). La négation a affaire avec la vérité des choses et des pensées, tandis que le déni, c’est avec l’existence des gens, des pensées et des choses qu’il a affaire. L’existence : autrement dit la réalité – mais on va bientôt voir que la chose est plus complexe. Ce que je crois également, c’est que le déni opère avec une puissance qui est sans commune mesure avec la négation ; il consomme énormément d’énergie ; c’est une opération très coûteuse, et si jamais ce n’est pas pour le sujet même qu’elle l’est, ce sera pour autrui (sur ce point, je reviendrai plus loin). De plus, il est très douteux que le déni réussisse toujours, et surtout qu’il réussisse longtemps – entendez par là qu’il parvienne à ses fins proprement défensives. Si je crois que le déni est spécifique, je ne crois pas, en revanche, qu’il soit toujours d’une seule pièce : il présente des variétés et même des aménagements. C’est bien dans ces variantes aménagées que réside la possibilité pour le déni de s’organiser, de perdurer, voire à la fin de réussir. Ce que je ne crois pas non plus, c’est que déni et psychose aillent toujours ensemble, ni que toute trace de déni porte son poids de psychose. Il est vrai qu’en ses versions les plus rigoureuses le déni est violent et dispendieux, extensif et irradiant : il évacue à tout prix. Je ne crois pas qu’en se faisant moins violent, moins délétère et moins catégorique, et par là même moins évident mais plus durable et pour ainsi dire plus réussissable, il perde pour autant sa qualité foncière, qui est bien celle du déni, ou, si l’on veut, du déniement. Toutefois ce ne sera plus un déni entier ou d’existence, ce sera un déni partiel, déni d’autonomie ou de valeur, déni de sens ou même de signifiance – et cette sorte de déni non seulement pourra se prolonger et non seulement demeurer opérationnelle, mais encore elle pourra s’étendre à un objet tout entier, bien que cet objet, de se trouver ainsi privé d’autonomie ou de signifiance, soit évidemment réduit à l’état d’objet foncièrement partiel. Sans doute la notion de dénis diaphragmés n’est-elle pas commune. Mais pour prendre une image – et certes je n’ignore pas que les comparaisons sont à utiliser avec précaution et en tout cas ne durent pas plus que les roses – pour prendre quand même une image, l’énergie atomique, pour être domestiquée, cesse-t-elle pour autant d’avoir son caractère et son potentiel spécifiques ? Après tout, n’est-ce pas plutôt le refoulement qui est entier ou qui n’est pas ? Et toute psychose avérée est le fruit d’un déni qui échoue (1978).


III- Du déni et de ses variantes : précisions complémentaires

 

Ce que donc je crois (voire même ce que j’invite à voir...), c’est que l’opération hautement spécifique du déni, excessivement dispendieuse et à terme intenable en sa version radicale, absolue et violente, connaît aussi des versions fragmentées, moins évidentes et cependant plus durables. Nuance essentielle : c’est par elles que se fraie la voie que j’explore entre le registre psychotique et le registre pervers.


1) Déni maniaque

 

Jamais ailleurs que dans la manie le déni n’atteint une telle force propulsive, une telle puissance évacuatrice. Rappelons-nous d’ailleurs que le premier cas où Freud ait repéré les œuvres du déni – c’était en 1894 – ce cas était certainement une manie délirante. Mais la manie – cette cascade d’éternuements psychiques – ne dure pas plus que le temps d’un accès. C’est que la réalité, comme disait Freud, ne se laisse pas faire, ou que le moi, comme disait Katan, ne saurait longtemps s’en passer. « Seule la mort est pour rien », disait encore Freud (1938), citant le proverbe. Justement, la mort. Le caractère littéralement épuisant du déni absolu se voit à l’évidence au fait qu’une manie aiguë peut (ou pouvait) entraîner la mort. Si la mort même est évitée, du moins la psyché en est-elle appauvrie : il faut certes un moi fragile pour lancer de telles rafales de déni – un moi qui de surcroît, dans ces tristes orgies, se saigne. Aux sujets qui vont d’accès en accès de manie, je ne connais guère de mode d’aménagement durable que le mode perversif : c’est qu’ils réussissent à faire bon marché de l’objet sans plus avoir à l’expulser avec perte et fracas.


2) Verrouillage du déni et souvenirs « illuminés »

 

Admettons qu’un déni durable (non pas un refoulement) s’opère contre l’existence même d’une part notable des événements infantiles et actuels et des affects afférents (nous ne sommes pas exactement dans le cas examiné par Freud, mais nous n’en sommes pas éloignés). Pour tenir à long terme, ce déni a besoin d’un verrouillage ; celui-ci s’opère de par la mise en valeur et en lumière d’autres souvenirs, pensées et dérivés pulsionnels. Edith Jacobson a fort justement décrit le mécanisme par lequel un fragment du ça qui n’est pas ou n’est plus central est activé de manière à boucher le trou laissé par le déni d’un autre fragment du ça, de manière à parachever le travail du déni – ce travail que l’on sait toujours aléatoire (c’est ainsi qu’un jeune homme à l’extrême bord de l’accès psychotique énonce des désirs incestueux envers sa mère afin de mieux dénier le désir qu’il a de se séparer d’elle). Dans la même optique j’ai décrit (1984b) comme souvenirs « illuminés » un phénomène qui s’observe électivement chez des psychotiques habituellement adonnés au déni. Ce sont des souvenirs dotés d’une précision photographique, déconnectés de tout voisinage, découpés (pour ne pas dire clivés, car je n’abuse pas de ce terme et n’aime pas qu’on en abuse) et se découpant sous un éclairage de projecteurs sur un fond quasiment vide. Ces souvenirs-là ne resurgissent pas du fond du refoulement, mais témoignent d’une vie psychique organisée sur le double mode du découpage et du déni.


3) Dénis aménagés

 

Ne revenons pas ici sur le cas de figure originellement décrit par Freud : le moi déniant d’une part et adoptant d’autre part une perception hautement gênante. Ne s’agit-il pas là d’un aménagement du déni ? Il en est d’autres. Ils sont plus étendus. Ils peuvent porter – je l’ai signalé plus haut – sur des personnes entières. Déni de sens ou de signification : je l’ai décrit dans les schizophrénies (1976, 1978, 1980) – mais pas seulement là – sous la dénomination néologique d’insanisation. C’est le procédé le plus typique des stratégies de la folie. Déni de signifiance : typique des stratégies schizophréniennes, et produisant un effet d’inanité, ou (autre néologisme...) inanitaire. Ces deux formes de dénis sont hautement disqualifiantes. Comme je l’ai déjà souligné – mais cela vaut d’être répété – ces dénis aménagés permettent au sujet de faire l’économie du déni radical d’existence – dont nous savons qu’il ne peut intrinsèquement qu’échouer. Déni d’autonomie et d’individualité de l’objet : c’est lui qui est à l’œuvre dans la relation fétichique, décrite par Evelyne Kestemberg (1978 ; mais déjà : E. Kestemberg, J. Kestemberg et S. Decobert, 1972). La relation fétichique peut durer : l’objet indispensable n’est pas nié dans son existence, il l’est dans son autonomie ; comme tout déni de long cours, celui-ci nécessite une incessante confirmation. Enfin, déni de valeur propre de l’objet. Ici l’objet existe, il est autonome, mais il est dénué (dénié...) de valeur propre. Ne reste de lui qu’un ustensile. Cet objet vraiment partiel, à usage narcissique, c’est celui de la perversion narcissique. Là aussi, sa valeur propre est incessamment à discréditer. Nous venons, on le voit, de passer du déni psychotique le plus âpre à l’insidieux déni propre à la perversion narcissique. Un autre type d’objet nous manque cependant, qu’il faut situer plus haut dans mon inventaire. Je le placerais entre l’objet inanitaire et l’objet-fétiche ; c’est l’objet dont non pas l’existence, ni la signifiance, mais dont l’origine même, en tant qu’elle est externe, est déniée. Cet objet-là viendra de nulle part ou n’émanera que du sujet ; tel est exactement l’objet délirant. Objet-délire, objet-fétiche, objet-ustensile : toutes ces sortes d’objets qui n’en sont pas se situent sur une même pente et font partie, à mes yeux, du même ensemble : celui, pour reprendre mon propre terme (1982), des objets – non-objets. Ce que je crois, c’est que cet inventaire, mettant en perspective les incidences de toute une série de dénis fragmentés, permet de situer les unes par rapport aux autres diverses économies relationnelles, dont aucune n’est nulle mais dont aucune n’est vraiment objectale : toutes s’organisent au regard de deux dangers majeurs : celui de l’objet qui aspire et qui vide parce qu’il excite, et celui de l’objet perdable, mais qui précisément ne saurait être acquis que parce qu’il est perdable. De situer ces différents degrés d’une certaine dégradation – ou reconstitution – de l’objet (selon le point de vue dont on se place) n’est pas seulement une commodité pour l’esprit ; c’est un guide et un ensemble de repères. Ainsi, par exemple, saura-t-on sans peine qu’un objet inanisé vaut déjà mieux qu’un objet anéanti ; qu’un objet fétiche est d’une économie un peu moins coûteuse qu’un objet-délire, etc. L’objet-néant, c’est l’agonie ; et la perversité, c’est l’objet-ustensile. Entre les deux : un long chemin et maintes étapes.


IV- De la catastrophe à l’auto-engendrement et « vice versa »

 

Il y aurait tant à dire en ce chapitre que mieux vaudra le dire vite et par touches successives.

1 / Toute psychose constituée donne à considérer les effets à distance, traces, restes ou suites d’une sorte de catastrophe psychique. Freud en a dressé la métapsychologie. À sa suite, à partir du cas de Schreber ou d’autres, on a travaillé sur la catastrophe psychotique : moment originaire, inaugural et matriciel. (Déjà, en 1958, Nacht et moimême, à propos du délire, de l’invention ou de la solution délirante, et dans la manière de Freud, nous avions étudié les matrices du délire, coups d’envoi de la psychose, moments aigus de désinvestissement massif de la réalité du monde et de soi-même – moments d’agonie psychique avant cette restauration précipitée du réel que porte la vague d’un déferlement projectif où les deux plans ordinairement superposés de la projection (le primaire et le secondaire) entrent violemment en coalescence : après la catastrophe, la reconstruction ; après l’agonie, la renaissance.)

2 / Je propose de voir d’autre manière les processus intimes de catastrophe et de renaissance. Je propose de considérer que la fin du processus est par avance contenue dans son origine. La fin du processus, c’est la re-création du monde et plus précisément de l’espèce (humaine) ; c’est à cela, on le sait, qu’était promis Schreber. Quant au lancement du processus, il consiste dans la liquidation du monde humain : vieux thème inclus dans celui du Déluge ; vieux fantasme de la création de l’homme, à travers sa re-création.

3 / Ce fantasme, en clinique, c’est celui de l’auto-engendrement. Je l’ai décrit chez les schizophrènes (1978, 1980). Je n’y reviendrai pas. Disons seulement qu’il consiste, pour le sujet, dans le fantasme d’être son propre géniteur : grandiose revanche narcissique pour un sujet qui sans doute a beaucoup pâti (et sans doute beaucoup joui) de se sentir appendice de sa mère ; formidable tentative d’éviction de l’Œdipe, de la séparation originaire, de la scène primitive et de la castration. Ce fantasme se situe donc au cœur de l’Antœdipe et dans la lignée de la séduction narcissique (cf. à nouveau : 1978, 1980). Ne manquons pas au passage de faire le compte de la quantité de dénis dont ce fantasme est à la fois le porteur et le produit : déni de séparation, déni de scène primitive, déni des origines (nous l’avons déjà rencontré, celui-ci, à l’origine de l’objet-délire : nous le retrouvons sans surprise). N’oublions pas non plus que, comme tout fantasme, celui de l’auto-engendrement peut demeurer en latence longtemps avant que d’être activé dans l’après-coup. Alors il fulmine, fuse, triomphe : toute-puissance. Alors il prend cette propriété surprenante et paradoxale de tarir ou stupéfier les fantasmes, il devient fantasme tueur de fantasmes (antagoniste, en particulier, du fantasme de la scène primitive).

4 / L’activation du fantasme d’auto-engendrement entraîne une sorte de mise à feu de la psyché. Cette explosion interne, fulgurante, anéantissante et triomphante constitue ce que j’appelle un événement psychique blanc : une éblouissante déflagration psychique. Ce qu’on prend pour la catastrophe, c’est exactement cet événement psychique blanc, qui fait le vide et fascine à jamais. (L’événement psychique blanc n’équivaut pas à la psychose blanche de Donnet et Green, mais on y retrouve cette notion importante d’un court-circuit psychique follement excitant et terriblement sidérant.)


V- Notes sur les orgasmes du moi, les évolutions perversives et la perversion narcissique

 


1) Les orgasmes psychotiques du moi

 

On connaît dans les psychoses la profonde perturbation des autoérotismes. Je dis quelquefois (par image, encore) que les délirants s’envoient en l’air et se font sauter les plombs du mental, avec quelques pensées supersoniques à haute tension, tandis que la plupart des gens se font plaisir avec une multitude de petites pensées à basse tension (l’outrepassement du principe des petites énergies est capital dans les éruptions délirantes, ainsi que dans leurs suites exsangues). Par contraste, les débordements psychotiques font apprécier les vertus de la sexualisation bien tempérée de l’activité mentale... L’événement psychique blanc est un cas majeur d’orgasmes du moi (petite mort ou grande mort du moi ?). Les hallucinations aussi ont un caractère orgastique.


2) Érotisation des défenses

 

Une psychose au long cours ne « tient la distance » qu’en vertu d’une organisation suffisamment cohérente de la vie psychique et grâce à l’érotisation du système défensif et de ses produits. Les schizophrènes érotisent leur propre organisation paradoxale : condition de survie et source de plaisir (1978). Les paranoïaques érotisent leur armature projective. Leur délire s’estompe en s’immergeant dans leur caractère (1966). Le délire même peut s’érotiser : autre condition essentielle de survie devenant finalement unique source de plaisir (délires paraphréniques dans l’acception krapelinienne) (1976). L’érotisation du système défensif et des symptômes et conduites qui en résultent et l’aménagement des dénis fondamentaux sont donc à l’origine de ces évolutions méta-psychotiques à caractère perversif.


3) Perversions narcissiques

 

Leur dénomination est nouvelle (cf. Racamier, 1978 et 1985), mais leur cadre est ancien quoique hétéroclite, et elles sont abordées depuis peu en clinique psychanalytique (cf. P. Greenacre, J. Chasseguet, etc.). Le lien avec la psychose et le deuil est parfois obscur mais toujours capital. Diverses questions se posent au sujet de la perversion narcissique, et nous essaierons succinctement d’y répondre. En quoi elle consiste essentiellement, nous le savons déjà : en une propension active du sujet à nourrir son propre narcissisme au détriment de celui d’autrui ; ce n’est donc pas une perversion sexuelle : plutôt une perversité. Ses registres ? Sans doute existe-t-il en chacun un potentiel perversif d’origine infantile, lié à la séduction narcissique, discret, généralement peu actif, mais universel. Il existe aussi des phases perversives où ce potentiel est transitoirement activé (dans l’évolution de certaines psychoses ces phases peuvent avoir des vertus restructurantes de restauration narcissique). Mais la perversion narcissique ne se déploie pleinement que dans les organisations perversives, les seules qui durent et qui puissent vraiment s’accomplir (dans ces cas où le caractère est affecté dans son ensemble, on peut user d’un néologisme que j’ai lancé il y a environ vingt ans dans mon enseignement, et qui, s’il n’est pas ma meilleure invention, est cependant commode : celui de caractérose ; ici on parlera donc d’une caractérose perverse). Encore ces sujets ne viennent-ils pas des mêmes horizons. C’est ainsi que nous avons à connaître : des psychotiques cicatrisés plus ou moins durablement sur le mode perversif ; des proches parents et en particulier certaines mères de psychotiques enfants ou adultes – et sans leur jeter de pierre il faut pourtant reconnaître que l’on en voit. Il est cependant vrai que les narcissiques les plus pervers se dérobent à notre regard de cliniciens ; mieux vaudrait même pour nous ne pas trop avoir à croiser leur chemin. C’est bien de ceux-là qu’il s’agit lorsqu’on décrit les imposteurs (P. Greenacre) et les escrocs. Pourchassant le conflit interne, toujours agie et parfois avec habileté, la perversité est tournée vers le social. Sa fonction est double : il s’agit pour le perversif d’assurer sa propre immunité par-devers le conflit et les douleurs de deuil, et de se valoriser narcissiquement (par rapport à des failles profondes et cachées), en attaquant le moi de l’autre et en jouissant de sa déroute ; cette déroute lui est ensuite imputée, ce qui fait que la jouissance perversive est toujours redoublée. Quant à l’objet du perversif, ce n’est qu’un ustensile ; le sujet repousse toute identification à l’autre ; il entend n’éprouver jamais de reconnaissance ou de gratitude : son narcissisme ne les tolérerait pas (le psychotique, lui non plus, ne tolère pas ces sentiments ; il les éprouve quand même). Les pervers narcissiques ne doivent jamais rien à personne, cependant tout leur est dû. Et quant à la principale défense du moi pervers, je la vois surtout dans les processus d’extradition (cf. 1985). Quelques précisions seront ici les bienvenues. Rien dans la vie psychique ne saurait se perdre, mais certains affects parmi les plus importants (comme celui de deuil) sont transportables d’une personne à l’autre. Le narcissique pervers se débarrasse des désillusions et des deuils qui le blessent ; il les extrade – non point par projection mais de par des manœuvres actives, il les extrade vers un ou plusieurs proches (conjoint, enfant, amis, collègues) ; ceux-ci se trouveront placés dans la nécessité de porter le fardeau d’un deuil qui ne leur appartient pas et qui de surcroît, au terme des transformations auxquelles il est soumis, devient méconnaissable et littéralement intraitable (les disqualifications actives utilisées à ces fins ont été décrites et sont bien connues). Ainsi la sauvegarde narcissiquement perverse de l’auteur de ces manœuvres est-elle acquise au prix de la déroute du moi d’autrui. Quant à la pensée perversive, elle est non pas souple mais extraordinairement élastique. Dans la psychose les mots sont surinvestis à la place des objets, mais dans la perversion narcissique, c’est la parole qui est surinvestie au détriment des êtres. Et ce n’est pas, comme dans la psychose, ce n’est pas la réalité qui est contre-investie, c’est la vérité. Pour eux, un mensonge qui réussit compte comme une vérité. D’où les surprenantes aptitudes de ces perversifs pour la falsification, l’imposture et l’inauthenticité (cf. encore P. Greenacre et J. Chasseguet). Rien d’étonnant dès lors à ce que ces sujets suscitent les contretransferts et les contre-attitudes les plus vivaces. On sait pourtant bien que les batailles de narcissismes sont parmi les pires... Ainsi notre parcours nous aura-t-il conduits d’un extrême à l’autre de la pathologie narcissique. Deux extrêmes, au demeurant, qui se touchent. Entre tel schizophrène au narcissisme psychotique et telle mère au narcissisme pervers, saura-t-on jamais qui actionne l’autre et qui mène la danse ?

 

Paul-Claude RACAMIER

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