QU’EST-CE QU’UNE FEMME ?

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QU’EST-CE QU’UNE FEMME ?


Il me faut souligner, en tant que Directeur de publication, que la thématisation de cet article n'engage en aucune façon l'Edition numérique de la Revue Psychiatrie Française. Nous publions cet article comme un document historique qui mérite toute l'attention du Psychiatre et probablement d'autres domaines que celui de la Psychiatrie. Le lecteur remarquera que Antoinette Fouque affirme sa conception du féminin en tant que psychanalyste et l'associe à une conception idéologique du corps social. Cette articulation est très différente de celle que Freud proposa dans son ouvrage « Malaise dans la civilisation » ; qui demeure pour certains anthropologues et non des moindres, un des ouvrages les plus importants du XXème siècle.


Qu’est-ce qu’une femme ?

Ce texte est extrait d'un témoignage d'Antoinette Fouque, cofondatrice et figure majeure du Mouvement de Libération des femmes, paru initialement dans "Génération MLF 1968-2008", à l'occasion des 40 ans de ce mouvement. Il en restitue l'histoire et les enjeux majeurs autour de la procréation tout en faisant apparaître le chemin d’action et de pensée de celle qui fut une théoricienne originale de la différence des sexes et la créatrice de la pratique "Psychanalyse et Politique".


"1936, 1964, 1968, trois dates jalonnent mon parcours, trois naissances, la mienne, celle de ma fille Vincente et celle du MLF, la dernière réinscrivant les deux autres.

Je suis née le 1er octobre 1936 du désir de mon père d’avoir un troisième enfant symbolisant sa liberté prolétarienne, une fille ; ma mère ne voulait pas de troisième enfant ; le Front populaire a été le temps de ma propre gestation. Puis en 1964, l’expérience charnelle, psychique et symbolique de la grossesse, voie royale de l’inconscient, me déroutant de mon chemin intellectuel mais en continuité avec ma voie personnelle, constitue pour moi une rupture anthropologique et épistémologique. Mai 68 est l’événement extérieur, culturel et civilisationnel, qui permet de tresser les trois fils de l’intime, du politique et de l’historique, à la fois événement et naissance politique tardive ; j’ai enfin trouvé mon engagement, c’est-à-dire le lieu où je pouvais être politiquement et psychiquement présente, une sortie de l’interdit de penser. La rencontre avec Monique Wittig, le creusement de l’homosexuation à la mère et à la fille que j’avais vécue pendant quatre ans depuis la naissance de mon enfant, a constitué un basculement politique. La mutation s’est étalée sur neuf mois, signe du temps génital. Il nous a fallu ce temps pour, ensemble, faire naître le MLF. (...) Pour les femmes, il y a un avant et un après 68. L’apparition du Mouvement de libération des femmes est l’événement génésique de la fin du XXe siècle, c’est pour cela que j’insiste sur la genèse. (...)

Jusqu’à ma grossesse, j’avais vécu sur le mythe de la différence sexuelle, sans doute, mais sans différence des sexes. On m’avait fait croire, à l’école républicaine, que j’étais l’égale de l’homme puisque je suivais les mêmes cours et passais les mêmes examens. À l’université, nous étions soi-disant égaux et presque semblables, libres et transgressifs, dans une espèce de circulation des genres. Mais l’égalité républicaine n’existe plus au moment de la grossesse. Enceinte, j’ai senti qu’elle n’était qu’un leurre : si j’existais comme intellectuelle, je n’existais pas comme femme. Je me suis aperçue qu’il y avait quelque chose d’irréductible dans la différence des sexes. Je passais tout d’un coup à l’évidence d’une responsabilité, d’une compétence que j’avais pressentie sans m’y attendre dès mon entrée dans la maturité, éclairée par le travail obscur que, bien qu’athée, j’avais fait dans mon mémoire de DES sur « Angoisse et Espérance dans le Journal d’un curé de campagne de Bernanos ». Angoisse, « à la frontière du monde visible et invisible », jouissance, ni masochiste, ni extatique d’une érotique matricielle, et espérance de l’à-venir, du prochain, de l’autre. Angoisse de vivre et de donner la vie, de penser et d’agir. J’entrais dans un autre monde, un monde d’avant et d’au-delà de la chute, un enfer et un paradis, comme on voudra, en tout cas quelque chose que je n’ai partagé qu’avec l’enfant à naître, et qui m’a obligée à penser l’impensable, dans un univers que je ne soupçonnais pas et dont j’ai fait mon lieu, le lieu du non-lieu. L’espérance que je pressentais avec la formulation du titre de mon mémoire était là, dans cet arrière-pays, qui était un retournement, un renversement, qui faisait qu’hier était devant.

Pendant les deux années qui avaient suivi ce mémoire, j’avais eu le choix entre m’agréger à la culture phallocentrée, républicaine, sans femmes, ou bien persévérer dans mon être et affirmer mon identité. Malgré ma santé fragile, en choisissant la grossesse princeps où s’incarnent et se conjuguent dans le travail de la gestation l’angoisse et l’espérance, je comprenais que la capacité de penser non seulement appartenait aussi aux femmes, mais que la grossesse était la réponse à « qu’appelle-t-on penser ? ». Avant, je ne faisais qu’apprendre ou comprendre, étudier, ce qui n’était pas vain, mais ce qui n’était pas produire, créer du vivant pensant ; je cherchais l’expérience phare, la voie qui menait non seulement à l’inconscient mais au propre de l’humain, à la pensée. La grossesse, c’était la soudaine émergence, dans le temps linéaire d’un temps autre. Avec le temps de la gestation, voir surgir et se réactiver une autre mémoire, la mémoire sexuelle, utérine, et à ce moment-là se rendre compte qu’il y a une nécessité d’inscrire cette autre culture dans l’Histoire pour la compléter ou l’infirmer ou la dépasser, ou les trois à la fois.

« Qu’est-ce qu’une femme ? » Pour Lacan, « voilà qui échappe au symbolique qu’un être naisse d’un autre être ». Mais la procréation n’échappe pas au symbolique, c’est le symbolique qui se fonde sur le matricide. La forclusion de la procréation qu’opère Lacan lui permet de saisir l’enfant à la naissance et de l’inscrire, fût-il infans, dans l’ordre symbolique, homosymbolique. Si la procréation a droit de cité dans les sciences humaines, le symbolique ne pourra plus produire des mythes en lieu et place des développements de l’espèce humaine. (...)

La grossesse m’a permis de me déconstruire comme identique et de me reconstruire comme femme avec des compétences et des capacités, de me faire accéder à quelque chose de réel qui n’avait pas lieu. Elle m’a tirée du mirage de la conversion hystérique au monde phallique. Cette expérience a rendu caduque toute la culture introjectée que j’avais acquise à l’école, au lycée, à l’université et dans les milieux intellectuels que je côtoyais. Je crois pouvoir dire que j’ai cessé d’être féministe le jour où je suis tombée enceinte, et cela s’est accompli doublement par le fait que j’ai enfanté une fille : je me sentais hors clôture patriarcale, peut-être extraterritorialisée par rapport à une filiation, et en même temps appartenant à une autre lignée. Libérée de toute spiritualité, je me suis consacrée à l’expérience matérialiste de la chair pensante, à l’expérience humaine. Une sorte de libération in statu nascendi, de moment de naissance comme libération. La liberté que j’ai retrouvée à la naissance de ma fille, c’était l’amour des femmes, ce qui fait que la fécondité ou le matriciel sont liés pour moi à ce Mouvement que nous ferons plus tard. Il restait en effet à donner lieu externe à ce lieu intime à partir de quoi une femme procrée.

La naissance de Vincente a été pour moi une naissance psychique. La maternité, considérée comme un esclavage, m’a poussée à prendre de la distance par rapport au Maître. C’est elle qui m’a permis de lutter contre l’esclavage intellectuel et d’aller vers l’indépendance symbolique, renouant avec mon rêve d’enfant de devenir un jour le Spartacus des femmes et de libérer Marseille, ma ville natale, de la prostitution et du nazisme.

À 32 ans, l’âge où pour tout le XIXe siècle, pour Balzac et même pour Freud, une femme est morte, j’avais accompli le stéréotype d’une vie classique : des études, un métier, un mari, un enfant, un appartement à Paris. À cet instant, les choses auraient pu basculer vers l’enfer en reconduisant le modèle aliénant qui était celui de nos mères et de nos grands-mères. Les femmes qui s’en vont s’aperçoivent que l’existence quotidienne a saccagé leur rêve de famille idéale ; elles préfèrent fuir vers un paradis antérieur, le paradis adolescent, plutôt que d’affronter la réalité d’une existence petite- bourgeoise, la réalité du machisme. Partir dans la direction opposée pour retrouver ce qui de l’adolescence était resté en friche. Ayant eu très tôt l’intuition que l’enfance était au bout de la vie, il me restait à vivre trente-deux années vers elle ; revenir à travers le MLF vers la non-mixité, la proximité des femmes entre elles. Régression progrédiente, le monde non pas retrouvé mais jamais perdu puisque j’étais une femme ; le monde trouvé, chaque jour, des femmes. Pas révolution mais évolution. Le monde à inventer, à créer, et qui se crée, et que chaque femme fait naître. Et que des hommes poètes retrouvent. Partir dans la direction opposée, mais pas une inversion : une femme ne retourne pas d’où elle vient, ne remonte pas incestueusement à la source. Elle cesse d’être contrariée dans son développement. (...)

Mai est une libération de la pensée, un événement qui n’arrive peut-être qu’une fois dans la vie, la sortie de l’enfermement, de l’interdit de penser, un souffle de transformation radicale, de vie, c’est ma naissance historique. Mais avec Monique, nous faisons le constat que cette révolution est viriliste, que les femmes ne peuvent pas s’y exprimer et que l’acteur principal en est le phallus, comme les affiches le proclament : « Le pouvoir au bout du fusil », « Le pouvoir au bout du phallus ». Les garçons jettent des pavés, ils sont à l’initiative d’actions et d’organisations, tandis que les femmes, dans ce mouvement guerrier, narcissique-phallique, sont cantonnées à la ronéo voire au lit et ne parlent pas dans les AG. Elles ne sont pas là en tant que personnes sexuées, mais comme sujets révolutionnaires dérivés, le deuxième sexe. Nous voyons bien que la libération sexuelle est surtout celle des hommes et que les jeunes filles, à se croire libérées, se retrouvent souvent enceintes, en difficulté d’avortement, en souffrance.

Dès la Sorbonne, nous comprenons qu’il faut créer un mouvement des femmes, nous libérer de 68, et, tout en prenant appui sur elle, continuer le travail de critique de cette pensée des années soixante qui reconduit la même discrimination envers les femmes ; systématiser la liberté critique pour ne pas se laisser engouffrer dans l’impasse des « ismes », gauchisme, féminisme, socialisme, pour échapper à des idéologies fossiles par un mouvement de pensée, de dépassement permanent, et une révolution du symbolique.

(...) Dans ce MLF naissant, je crée immédiatement un groupe de recherche, un laboratoire de réflexion, que j’appelle « Psychanalyse et Politique ». Psychanalyse, parce que c’est, à ce moment, le seul discours sur la sexualité, et qu’il peut permettre d’approfondir le politique au lieu d’en faire un simple lieu de révolte. Politique, pour mettre en évidence que dans la psychanalyse, il y a une forme de pouvoir qu’il faut aussi questionner. L’originalité du MLF en France a été d’introduire ce type de pensée, et d’une manière massive. Nous mettre à penser par nous-mêmes, en rejetant tous les maîtres à penser, a été la grande libération.

Nous avions décidé que la première réunion serait non mixte, comme un premier acte pour libérer une parole que les femmes ne tiennent qu’entre elles, sans le poids de la domination et du discours masculin. C’est cette non-mixité du MLF qui a été son point de rupture.

L’homosexuation de départ, qui n’était qu’un moment de l’Histoire des femmes, est peut-être un moment nécessaire de l’histoire de chaque femme pour parvenir à exister. Il n’y a pas d’avancée sans la reprise de ce que l’on a dû abandonner et qui est encore vivant et vif. C’est comme une espèce d’archéologie du vivant continue. Or, l’homosexuation à la mère est structurelle et je pense qu’elle structure chez la fille la volonté de procréation que j’appelle libido creandi. Malheureusement, la plupart des femmes ne savent pas qu’elles ont en commun avec leur mère cette fonction génitale à symboliser. Elles le savent au niveau réel, mais comme ce savoir est forclos d’une civilisation patriarcale, elles restent souvent sur la division et la haine avec la mère, ce dont témoignent quasiment tous les textes psychanalytiques. Je voulais que le travail de la théorie psychanalytique renoue ce lien premier, primaire, en fasse une compétence pour rencontrer un homme ou une femme, et partager une vie procréatrice avec un homme ou une vie créatrice avec une femme – mais il advient aussi de la création entre un homme et une femme et de la procréation entre deux femmes. Nous n’étions pas un mouvement contre les hommes, mais un mouvement pour les femmes. En revanche, nous étions contre la misogynie qui existe chez des hommes ou chez des femmes. La non-mixité était indispensable en vue de l’élaboration d’une identité femme conjugable à l’identité homme. Une Autre en vue de la rencontre avec un Autre, pour aller vers une société hétérosexuée. Pour qu’une société soit féconde, il faut des hommes et des femmes.

Pendant près de deux ans, à compter d’octobre 1968, nous avons construit le Mouvement par des voyages en Europe, des réunions à Paris et dans les banlieues ouvrières, par un travail acharné pour comprendre et pour transformer la condition des femmes. Avec la question de la sexualité est venue celle des crèches et des droits pour la libre disposition du corps, pour le contrôle de la fécondité. La pilule venait d’être légalisée. Encore fallait-il se saisir de cette avancée technique, en faire une prise de conscience. La première affirmation a été : « Notre corps nous appartient ». Puis la seconde : « Un enfant quand je veux, si je veux ». Je n’ai jamais fait d’avortement, mais j’ai été l’une des initiatrices signataires du Manifeste des 343. Il était extrêmement important de faire alliance, puis d’exiger, plus qu’une dépénalisation de l’avortement, une liberté du corps. Pour la première fois, des femmes se dressent solidaires pour réclamer justice. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer la liberté que ce geste représentait. Si 1945 a marqué la Libération de l’Europe, 1968 a marqué le commencement du processus de libération des femmes.

Le slogan, « notre corps nous appartient », indique, dès l’origine, deux tendances opposées dans cette volonté commune de libération du plaisir et de la maternité esclaves :

– l’orientation privilégiant l’avortement au détriment de ce que certaines appellent encore aujourd’hui « l’insupportable maternité », avec pour corollaire la désexuation, le genre ; ce féminisme radical, ou « comment ne pas devenir femme », a conduit au mouvement queer ;

– l’affirmation d’un droit à la procréation, sans contrainte, comme revendication principale dont la lutte pour l’avortement serait un moment négatif. C’est mon choix. Je cherche le désir d’enfant au cœur de l’avortement ou dans les ratages de la stérilité. J’entends articuler dès le départ procréation et sexualité afin de ne plus couper une femme en deux. Il ne s’agit pas de libérer les femmes de la procréation mais de libérer la procréation pour les femmes et pour les hommes. Une femme a droit à l’ensemble du développement de ses composantes psychosexuelles ; la procréation comme la gestation font partie intégrante de sa sexualité. Il s’agit de penser le matriciel comme un apport absolument vital à un humanisme régénéré et fécond. (...)

Je pars de l’hypothèse que si l’hystérie est la maladie de l’utérus – ce qu’il est toujours interdit d’énoncer chez les analystes –, c’est parce qu’il a été colonisé par une économie de reproduction, l’économie patriarcale phallocentrique. Il faut le décoloniser, le rendre à une production libre et non pas esclave. Je m’interroge sur ce que la psychanalyse dit de « la sexualité féminine », sur ce dogme absolument inébranlable de la théorie analytique, que Lacan va renforcer et pérenniser et qui fait loi encore aujourd’hui : « Il n’y a qu’une libido et elle est phallique » ; c’est de l’ordre d’un impérialisme, d’un coup de violence sur les femmes, renvoyées hors du symbolique, et donc à la psychose. Je propose avec le MLF de sortir de cette double impasse qui veut que l’hystérique soit condamnée à oublier qu’elle a un utérus et dans le même temps à se souvenir, sans mot, qu’il doit fonctionner. L’hystérique est une femme contrariée en quelque sorte par le changement d’objet, dans sa passion homosexuelle pour sa mère, d’où d’ailleurs la relation entre le matriciel et ce que j’appelle l’homosexualité native. Et je veux que les femmes ne soient plus poussées au suicide pour avoir été privées de donner la vie, comme l’a été Virginia Woolf. Donner la vie, écrire des livres et éventuellement aimer des femmes : avoir ce large spectre de l’amour sans y perdre l’amour des hommes et sans que l’amour des hommes fasse perdre celui des femmes.

À partir de l’expérience de ma grossesse et de ce que j’en ai conceptualisé, je me dis que l’envie de pénis qui, selon Freud, structure la sexualité féminine est en vérité un écran à l’envie d’utérus des hommes. Depuis que j’ai formulé ce concept, il a été partiellement repris en anthropologie, mais jamais rien n’est dit ni pensé de ses effets ravageant.

Notre mouvement s’est créé davantage dans le droit d’inventaire, dans une rupture avec le féminisme traditionnel, dans une sorte de résistance pour essayer de penser autrement. Même si le travail descriptif antérieur est nécessaire, il est loin d’être suffisant, il s’inscrit directement comme celui d’un sujet dérivé dans l’histoire dominante. Sortir de ce discours, c’est aller vers cette autre mémoire toujours inscrite dans une antériorité, dans un arrière-pays, dans une écriture qui est en avant : c’est Virginia Woolf, c’est Colette, c’est Mélanie Klein, et ce n’est pas le discours de l’assimilation, de la conversion et de l’intégration, ancré dans la détestation du matriciel encore plus que du maternel. Dans le féminisme, il n’y a pas eu ce tournant que j’appelle éthique. « Femme » est resté un mot maudit, maladeta, celle qu’il ne faut surtout pas devenir puisque c’est un mot de l’aliénation, comme s’il avait été produit par la misogynie. (...)

En fondant le MLF, nous voulions comprendre le pourquoi de l’infériorisation des femmes. Dans une période où les luttes de libération passaient par la décolonisation, ma première hypothèse est que les femmes se trouvent dans une situation analogue à celle des colonisés, colonisés parce qu’ils possèdent des richesses ; ce que me confirme la lecture de Fécondité de Zola. L’appropriation de la fécondité des femmes m’est très vite apparue comme la cause première de leur asservissement, de leur exploitation, de leur mise en esclavage. Ce continent noir colonisé renferme une formidable ressource spirituelle, psychique, éthique, sexuelle, que j’appelle la libido creandi ou l’énergie noire, non repérable dans le fonctionnement phallocentré.

J’ai toujours pensé que le Mouvement des femmes représentait le surgissement historique du corps. On était jusque-là dans l’histoire abstraite, spiritualisée, comme le posait Freud ou la République, avec un seul sexe ; et soudain des femmes ont dit : notre corps est là, esclave de la maternité, inféodé à l’espèce. Cette levée de censure sur le corps des femmes est la plus grave des blessures narcissiques après celles infligées par Galilée, Darwin et Freud. Cette blessure, je l’ai nommée, la vexation génésique : ce n’est pas Dieu qui créé l’homme et la femme, ce sont les femmes qui, grossesse après grossesse, génération après génération, régénèrent l’humanité. Il s’agissait de remettre la Genèse à l’endroit au nom de la génésique. Pas plus que Dieu n’a créé le monde, pas davantage il n’a créé Ève en la tirant d’une côte d’Adam. Ce fantasme créationniste, relayé par la spéculation, les technologies, le libéralisme et le libertinage sexuel, visait à faire disparaître l’alternative : supprimer tout ce qui ne revient pas au même, la fécondité, la lutte des classes, les Juifs, supprimer toute altérité, ou bien mettre en place une altermondialisation, une alter humanité, une alter mémoire.

L’histoire génésique allait faire apparaître les limites de cette histoire métaphysique inscrite dans la Genèse et dans les mythes. (...)

Pour expliquer « l’exception française » qui « allie les plus forts taux de natalité d’Europe et d’activité des mères des jeunes enfants »2, (le quotidien Libération) (...) avait crédité ce qu’il appelle « mon féminisme original », qui a pris en compte l’importance de la maternité dans la vie des femmes. Un féminisme d’assimilation, fort peu original donc, et très dérouté puisque, dans le désir des femmes, c’est la fécondité qui l’a emporté, ne cessait cependant de rejeter tout « différentialisme ». L’insistance que j’ai mise sur la procréation a été reprise mais détournée dans un processus de dématérialisation culminant dans le fantasme des savants technophiles, qui nie l’origine, refoule et censure la compétence des femmes. Le corps des femmes entre dans l’économie libérale comme machine de production, et l’or génésique, matriciel, devient objet de spéculation. Aux antipodes du matérialisme charnel et psychique, il y a l’utérus artificiel ; aux antipodes de la gratuité et du don, il y a la marchandisation, la gestation pour autrui, la location d’utérus. L’appellation de « mère biologique » déshumanise la femme enceinte et signe la domination occidentale sur l’utérus, la première des colonies et la dernière à venir historiquement. Et ces travailleuses du sexe, ces travailleuses de l’utérus, les deux plus anciens métiers qui n’en sont pas, sont les femmes du tiers-monde, esclaves parmi les esclaves, sur lesquelles l’Occident hyper-capitaliste, riche et stérile, continue d’exercer sa domination.

L’éthique n’intervient plus que de manière transcendante, a-matérialiste. Depuis Diderot, posant dans Les éléments de physiologie que tout ce que l’enfant sait en naissant, il l’a appris dans le ventre de sa mère, les philosophes qui se préoccupent d’éthique ont laissé de côté la richesse de ce questionnement. La métaphysique ne semble pas pouvoir penser le don autrement que du point de vue du receveur, sans envisager la gratitude vis-à-vis de la source de vie. On retrouve cette perversion dans le droit qui légifère à longueur d’année sur l’avortement, dans le parti pris médiatique, qui s’attache au point de vue de l’enfant, au statut du fœtus, aux déviances de la procréation, comme les grossesses tardives... Or, l’environnement premier de tout être est le corps de la mère ; c’est l’écologie humaine. L’oubli de la chair pensante pervertit toute réflexion. On ne rend pas aux femmes ce qui leur revient : l’enfantement est rapporté au couple avant même qu’on ait dégagé les conséquences ego-altruistes de la grossesse et dans le care, ce qui relèverait de la génésique est rapporté à de simples qualités morales. Le refus de travailler cette question première s’accompagne d’une dilapidation et d’une exploitation. Aussi bien sur le plan symbolique que sur le plan économique ou imaginaire, il est interdit de parler de l’envie d’utérus, et tout est ramené à un social para philosophique, tandis que sur le plan philosophique, c’est l’unisexe qui domine avec le refus d’une libido spécifique et d’une symbolisation matérialiste. C’est un détournement permanent, qui alimente la structure dominante. (...)

Après, pour moi, vient l’enfantement de la théorie : une philosophie de la naissance et de la gestation, qui ne peut-être qu’une éthique. Mais quand je parle de grossesse, je parle de fécondité symbolique. À partir du réel – parce que, dans l’espèce humaine, ce sont les femmes qui font les enfants (« femme : femelle de l’espèce », dit le dictionnaire) –, il s’agit de construire un imaginaire pour toutes qui se symbolise pour toute femme, d’élaborer une identité qui permette de mieux cerner l’identité phallique et de la décentrer.

Depuis quarante ans, le MLF a affirmé une identité sexuée. La femme de l’affirmation est une invention de la libération des femmes. Aujourd’hui, pas une seule femme n’échappe, et c’est un bienfait, à un mouvement de libération qui a révolutionné la condition historique des femmes et donc des hommes, et du genre humain. Il est probable que le plus bouleversant des bouleversements qui a touché les démocraties comme les non-démocraties, c’est l’entrée massive des femmes dans l’histoire. Cette avancée est le fait du Mouvement des femmes, même quand celui-ci dénie la différence des sexes.

Quand j’ai mis l’accent sur la procréation, c’était un frayage novateur entre le tota mulier in utero du conservatisme de droite, et le tota mulier sine utero de l’avant-garde élitiste. La maîtrise de la fécondité, à condition qu’elle soit une gynéconomie, une gestation de la fécondité, libère, ouvre à la fécondité la plus créatrice. C’est ça la révolution. On a changé d’ère humaine. L’homme unidimensionnel, pour parler comme Marcuse, s’est éteint en 1968. L’humanité commence à deux : il y a deux sexes. L’accès des femmes à la liberté de penser me paraît intégrer la liberté de créer et de procréer. Il y a dans la gestation - et pas seulement dans le fait de mettre au monde des enfants - une forme de libération, de créativité dans laquelle je vois la vraie poésie, la vraie pensée. Ma question en fondant le MLF était de mettre la génésique au cœur de l’économie libidinale et de l’économie politique, au cœur de la pensée. (...)

Il y a quarante ans, j’essayais de faire admettre que le MLF était un mouvement symbolique et pas seulement un mouvement social. S’il concerne les femmes, il concerne aussi l’ensemble de l’humanité, de l’environnement ; les femmes apportent ce dont elles ont été privées, reconstruisent l’Histoire dans une nouvelle alliance, pour réconcilier ce qui a été séparé par la guerre, par la guerre entre « nature » et « culture » et, plus largement, par le conflit des couples oppositionnels. Aujourd’hui, en Europe et en France en particulier, le mouvement des femmes a choisi massivement la parité plutôt que la guerre des sexes ; il chemine avec l’écologie et transforme le rapport au monde. C’est donc bien un mouvement de civilisation et, à ce titre, une avancée dans la libération.

Nous avons conquis par les luttes le droit d’affirmer le double désir de ne pas séparer la procréation de la sexualité, c’est-à-dire de sauver l’amour, et de participer à la production sans la couper de la procréation. Désormais, les femmes peuvent affirmer un corps producteur de vivant, un imaginaire créatif, une pensée de leur condition dans l’Histoire. Du plus réel au plus symbolique, reste à organiser une société dans laquelle les femmes représentent la moitié de la population de ce pays ou de l’espèce humaine. Alors que le temps qui fait qu’on va de l’enfance à la mort est un temps sans génération, les femmes assurent la régénération et l’enchaînement des générations dans la pulsion de vie. Le changement de civilisation est en cours et s’inscrit dans un autre temps, le temps de la fécondité. (...)

Qu’est-ce qu’une femme ? Le génie, la géni(t)alité, le génie d’une gestation et d’un enfantement permanents, qui peut faire passer de « n’être » femme grâce à l’enfante femme à un venir au monde. La petite fille qui va naître sera l’enfante de demain, non pas prise dans l’éternel retour mais dans le mouvement permanent de la pensée générative... Cesser d’être « a-cosmique », assumer en pleine lumière sa part d’humanité, évolution et transmission et pas seulement au niveau de l’ADN mitochondrial de mère en fille, de génération en génération, mais de transmission symbolique et anthropocultrice, assumer cette part de ce que j’appelle ego-altruisme, de récit de soi et de métamorphose de l’autre, autre femme ou autre homme, autre fille ou fils qui vient, et assumer finalement l’espérance humaine de l’espèce. "


Antoinette FOUQUE

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