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L’avenir de la Psychiatrie

A propos du discours du professeur Warot


Le professeur Warot a prononcé à Angers, en juin 1979, pour l’inauguration du Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue française qu’il présidait, un discours qui a produit une certaine sensation. Dans un Congrès qui a toujours soigneusement évité les sujets et les occasions de polémiques, et où le Président avait pour coutume d’évoquer, dans le discours inaugural, un thème personnel extérieur aux préoccupations scientifiques ou professionnelles, le professeur Warot a voulu parler des relations de la psychiatrie, de la neurologie et de la médecine. Cela aurait pu être l’occasion d’une réflexion sereine. Il a préféré une manière passionnelle que nous pensions révolue et qui est, à tout le moins, anachronique. Je m’efforcerai, quant à moi, de ne pas le suivre sur le même ton, préférant répondre aux arguments et, surtout, envisager les perspectives qui se dessinent devant nous et auxquelles ce discours peut servir d’introduction.

Il n’est tout de même pas possible de laisser passer sans rien en dire le contexte de ce discours. Comme l’a relevé le professeur Wartel, organisateur local du Congrès, et comme l’a écrit à l’auteur le professeur Kammerer, les circonstances rendaient ce texte, dont on lira plus loin de larges extraits, particulièrement offensif. Un discours présidentiel n’est pas seulement adressé à un Congrès scientifique, mais à un public étendu : les personnalités locales, la presse, des invités (non médecins) honorent la séance inaugurale. Le Congrès attire des étrangers, puisqu’il est « de langue française ». C’est devant ce public élargi que le professeur Warot a choisi de prononcer un discours de combat. La presse ne s’y est pas trompée. On peut dire que ce discours était, simplement de par les circonstances de sa production, une faute.

Mais il était aussi une erreur. Faisant la leçon aux psychiatres, il montre, par son contenu, que celui qui l’a écrit ne pratique pas la psychiatrie telle que la conçoivent et l’exercent l’immense majorité d’entre nous. Majorité d’hommes et de femmes qui, contrairement à ce qu’écrit le professeur, « osent s’aventurer dans l’exercice de la psychiatrie privée », puisque les psychiatres privés représentent à peu près les trois quarts du nombre total. La phrase est curieuse, tombant du haut d’une confortable chaire. Mais ce discours passéiste, qui met au compte de la psychiatrie telle que l’auteur se la dépeint, des difficultés dont certaines sont celles de la médecine tout entière, dans son fonctionnement comme dans son enseignement, ne mérite pas plus de commentaires. Il illustre un personnage, figé dans sa rancœur, et ne représente plus le milieu universitaire, ni de la neurologie, ni de la psychiatrie. Les esprits se sont calmés. Nous avons au moins gagné une chose, dans la séparation des deux spécialités, c’est de voir progressivement venir dans les chaires universitaires de notre discipline des hommes qui la connaissent, l’estiment et la pratiquent. Ce qui fait que l’harmonie, si elle n’est pas parfaite, tend à devenir satisfaisante entre les diverses « espèces » de psychiatres, qui sont nombreuses et variées. Le professeur Warot s’est trompé de combat, ou de moment. C’est plus regrettable pour lui que pour nous.

***

Pour illustrer le malaise de la médecine, les exemples ne sont que trop nombreux. Les problèmes économiques s’étalent sous nos yeux. On lit dans la presse qu’un millier de jeunes médecins sont inscrits au chômage. J’ai personnellement rencontré, il y a quelque mois, un jeune psychiatre qui vit cette expérience. Les problèmes intellectuels de la médecine, qui sont en même temps les problèmes de sa pratique, sont également bien perceptibles. Le livre d’Attali ne fait que traduire cet ensemble de graves questions dans le langage d’un technocrate saisi par le prophétisme. Il s’agit de savoir quelle direction la médecine entend prendre. Pour quoi faire des médecins ? disent ensemble Illich et Attali, qui illustrent superbement, en sens inverse, les écueils entre lesquels navigue la médecine. Trop de technologie, la technologie seule, et c’est Jean Bernard, encore timide à côté d’Attali, qui pousse le raisonnement technologique jusqu’à l’absurde. Pas de technologie : la santé est l’ouvrage, et la construction de chaque personne, et c’est Illich, avec, en écho assourdi les médecins anti-médecins ou les psychiatres anti-psychiatres.

Dans le premier cas, il faut aller vers la distribution la plus équitable possible de la technologie. La médecine est remplacée par les « prothèses ». C’est le « droit à la santé », revendication qui devient alors tout à fait juste. C’est la perspective d’Attali, avec l’établissement de « classes » entre les anciens médecins : les grands ingénieurs-chercheurs, les ingénieurs d’application des « prothèses » et, tout en bas, le prolétariat des orienteurs. Le deuxième cas (Illich) est hautement improbable, car on ne voit pas comment ni pourquoi les hommes, individus ou dirigeants des États, se priveraient de la technologie et de ses ressources. L’une et l’autre des deux hypothèses servent à définir les limites de la discussion par leur excès eux-mêmes : Attali et Jean Bernard, en réduisant la médecine à sa technologie, oublient la part personnelle et interpersonnelle des problèmes de santé. Illich oublie les acquisitions de la médecine contre la souffrance et l’infirmité. Il est clair que la médecine doit trouver son chemin entre ces deux écueils : comment conserver les techniques sans en être les esclaves ? Comment garder et développer la conscience personnelle de sa propre santé chez chaque individu sans abandon des connaissances techniques ? C’est ce cheminement difficile que n’ont su trouver ni les enseignants de la médecine, ni les responsables politiques, ni l’ensemble des médecins formés et conduits par l’Université et l’État, prisonniers de leur formation insuffisante et d’une politique aveugle.

J’ai trouvé une illustration d’un aspect de la crise de la médecine dans l’allocution prononcée le 15 octobre 1977 par le professeur Bernier, qui fut doyen du C.H.U. Lariboisière-Saint-Louis à Paris, et qui s’adressait au Syndicat national des médecins, chirurgiens, spécialistes et biologistes des hôpitaux publics au moment où il en quittait la vice-présidence (1). Son analyse du problème n’est que partielle mais elle est intéressante en regard du discours d’Angers. « L’avenir de notre profession, dit-il, je le crois pour le moins extrêmement agité, si ce n’est difficile, voire même très sombre. » Une première raison en est économique, et il annonce en 1977 ce qu’en effet nous voyons maintenant, c’est-à-dire la restriction des dépenses hospitalières. Son deuxième motif d’inquiétude est la coupure entre hospitaliers et praticiens :

« Je crains qu’aux alentours de l’année 1980, c’est-à-dire dans trois ou quatre ans, cette attitude ne débouche sur une crise formidable à l’intérieur de notre profession, crise qui verra les praticiens et les médecins non hospitaliers rejetant en bloc l’hôpital, les hospitalo-universitaires et les hospitaliers. Réfléchissez : les médecins “agressifs” d’aujourd’hui ne sont pas les étudiants formés depuis 1968..., ce sont ceux d’avant ; leur agressivité s’exprime sur leur insuffisance de formation universitaire et post-universitaire, et nous en rend responsables. Mais au fond d’euxmêmes, ce qui les mobilise, c’est une certaine insatisfaction et particulièrement une insatisfaction professionnelle. Alors qu’en sera-t-il dans trois ou quatre ans lorsque 40 000 nouveaux diplômes se seront efforcés de trouver leur place dans notre profession ? Leur satisfaction professionnelle sera-t-elle plus grande que celle de leurs confrères d’aujourd’hui ? Certainement non ! Et ceux-ci seront-ils plus tendres que leurs aînés à l’égard de leurs formateurs ? Comment pourra-t-on leur faire entendre en 1980 que nous, les hospitalo-universitaires et les hospitaliers, avons fait pour eux un effort sans précédent, un effort qui n’a été accompli par aucun pays, puisqu’on ne peut déjà le leur dire aujourd’hui, puisque aujourd’hui il se trouve des collègues pour soutenir le contraire. Car, je vous le rappelle, aucun pays au monde n’a multiplié par trois, en cinq ans, sa production de docteurs en médecine et cela nous l’avons fait, et la majeure partie d’entre nous avait, je vous l’affirme, le souci de la qualité. Vous me direz encore, ceci concerne l’enseignement et ne concerne pas les hôpitaux. Est-ce si vrai ? N’avez-vous pas déjà l’impression qu’au niveau de l’hôpital, à travers les malades, nos relations avec les médecins extra-hospitaliers ne sont pas parfois assez tendues ? Nos collègues temps plein des hôpitaux non universitaires n’ont-ils pas déjà l’impression d’être traités comme un groupe “à part” par certains de leurs confrères ? »

Même si cette analyse est insuffisante, elle relève des faits qui s’étalent sous nos yeux et que les années à venir ne feront qu’amplifier : le malaise, pour ne pas dire la coupure, entre hospitaliers et praticiens ; l’incidence de la « production » trop rapide de médecins et de spécialistes, le sentiment de frustration qui s’empare de la profession médicale tout entière, et naturellement, avant tout, des jeunes. Ce que ne paraît pas voir le professeur Bernier, pas plus que le professeur Warot, c’est la responsabilité de la profession dans cette évolution. Responsabilité de tous, dans la mesure où les médecins n’ont pas su remettre en cause leur pratique et la théorie de leur pratique. Responsabilité particulière des universitaires de la médecine, bien placés pour informer la société et l’État, et responsables de la formation des médecins, mais aveuglés eux-mêmes par la technologie et abrités par leurs carrières. Ils n’ont pas su ou pas pu réfléchir à la finalité de leur travail, c’est-à-dire à ce qu’est la médecine. Je n’oublie pas les responsabilités de l’État, qui n’a pas su prévoir les conséquences de l’abandon de la médecine aux technocrates des facultés et à ceux des organismes payeurs.

Qu’en est-il de la psychiatrie ?

Elle participe aux difficultés de la médecine, mais avec d’assez profondes différences. Si elle connaît aussi l’opposition entre hospitaliers et praticiens privés, ou si les jeunes psychiatres rencontrent les mêmes difficultés d’installation que les autres médecins, elle est plutôt mieux armée pour affronter le difficile débat entre le versant technologique et le versant humain de la médecine. Ce qui ne veut pas dire qu’elle l’ait résolu (il est insoluble). Mais elle sait comment il se pose et que chacun doit se le poser ; et c’est là que le professeur Warot me parait faire un contresens. Il ne sert à rien d’ironiser sur l’écoute, pas plus qu’il ne serait utile de mépriser la biologie (comme si la vie psychique ne faisait pas partie de la biologie). Mais ici le psychiatre peut montrer la voie au reste de la médecine. Il doit, sous peine de renoncer à son métier, assumer dans sa personne le conflit entre la pensée biologique, avec ses méthodes expérimentales, et la pensée originale de l’homme qui est devant lui, inscrite dans une histoire unique, et donc justiciable d’autres méthodes d’études. Ces deux versants font l’homme-malade dans son unité personnelle. Le psychiatre doit donc, parce qu’il est confronté à l’expression mentale des troubles, s’efforcer de reconnaître l’existence et la nécessité de deux séries hétérogènes, irréductibles l’une à l’autre, et pourtant profondément solidaires en l’unité personnelle. Voilà la psychiatrie, dans sa difficulté théorique et pratique. Au lieu que la médecine actuelle se gausse de ses difficultés, ne ferait-elle pas mieux de considérer que ce que le psychiatre s’efforce de comprendre (prendre ensemble) est très exactement le principal problème de l’ensemble de la médecine. Car si la médecine moderne est en crise, c’est pour avoir réduit – comme jamais auparavant –, l’homme malade aux dimensions des méthodes expérimentales. Voilà ce que le professeur Bernier ne paraît pas voir dans ce qu’il appelle « l’insatisfaction professionnelle » des jeunes médecins. Et le professeur Warot a tort aussi de croire que le psychiatre et le médecin praticien se comprennent mal. Ils sont l’un et l’autre en pleine pâte humaine. Non, le psychiatre n’est pas un consultant, ou il l’est rarement : il est un généraliste, à l’étude et au contact de ce qu’il y a de plus général en l’homme. Quel dommage ce serait pour la psychiatrie de rejeter la médecine ! Mais quel dommage pour la médecine, et surtout la médecine la plus savante, qu’elle ne comprenne pas mieux le travail et les efforts de conceptualisation de la psychiatrie !

Cependant il est vrai que nous avons aussi nos questions internes. La psychiatrie est divisée en beaucoup de familles qui ont tendance à s’isoler les unes des autres, par leurs accointances, leur langage, leurs publications. Le risque est l’esprit de chapelle et l’isolement. Cependant la question la plus importante est celle de la place de la psychanalyse dans la pratique psychiatrique. Ce difficile sujet mérite une ample réflexion. Elle a été amorcée dans cette revue par André Green (2). En analysant le livre de Jean Clavreul (3) j’y ai apporté une contribution. Nous continuerons dans ce sens et appelons sur ce thème les articles ou remarques. Si nous voulons éviter les erreurs d’interprétation comme celles du discours d’Angers, il importe de clarifier sur ce point nos positions. Il me semble possible de formuler ainsi succinctement la mienne, qui me paraît être celle de beaucoup d’entre nous : la psychanalyse est une formation personnelle à l’exploration de la vie psychique inconsciente par une expérience de sa propre vie inconsciente. Elle comporte la connaissance des élaborations que Freud et ses successeurs ont apportées. Elle est donc, à ce titre, un corps de savoir toujours en élaboration. Elle est susceptible d’applications directes dans un nombre de cas assez restreints, mais d’applications indirectes dans un grand nombre d’autres, avec le risque alors de modifications et d’extensions, voire d’altérations et transformations. Mais tout cet ensemble ne peut se confondre avec la psychiatrie, domaine distinct, à la fois plus large dans son champ de pratique et plus superficiel dans l’analyse psychopathologique. C’est de la confusion des méthodes et des domaines que proviennent les difficultés, que ce soit dans la pratique individuelle ou dans la vie des institutions.

Notre revue souhaite vivement accueillir les contributions des lecteurs à cette discussion, que je ne crains pas de considérer comme capitale pour l’avenir de notre discipline et, à travers elle, pour l’avenir de la médecine.

Psychiatrie Française N°3 de 1999 republication de 1986

Charles BRISSET


Notes de l’auteur
  1. La Médecine hospitalière, nov.-déc. 1977, no 10, p. 216.
  2. Psychiatrie française, no 5/1978, pp. 13-27.
  3. Psychiatrie française, no 3/1979, pp. 71-77.

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