LA CONSULTATION PSYCHIATRIQUE : ART OU TECHNIQUE ?

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LA CONSULTATION PSYCHIATRIQUE : ART OU TECHNIQUE ?


La consultation en psychiatrie est traversée de part en part par deux modes d'appréhension, qui sont parfaitement contradictoires. Tentons de procéder simplement. Pour cela faisons un détour : celui-ci passe par l'épistémologie. C'est la raison pour laquelle, je me réfère à Jackie Pigeaud qui fut, entre autres, un grand historien de la psychiatrie et de la médecine antique :

Laennec découvre en septembre 1816, comme nous le savons, le stéthoscope. Jackie Pigeaud nous offre l’explicitation suivante qui est fondamentale : Le stéthoscope ne permet pas de mieux entendre, mais d’entendre autre chose. Le stéthoscope « transforme les symptômes physiologiques en signe physique ».
En fait, c'est une machine nous dit-il, qui transforme « un organisme en un ensemble physique ». Ainsi, Jackie Pigeaud explicite un évènement fondamental : l'entrée de la médecine dans le monde de la technique.

A ce point, je souhaiterais que les choses soient claires : la pensée technique n'est pas une chose négative. Il nous suffit d’observer les progrès de la médecine. Je veux simplement souligner que le déploiement de la consultation psychiatrique comprend, si ce n'est nécessite, une pensée technique. Le patient, la patiente, le malade, la malade sont considérés sous l'angle technique.

Gardons présente l'explicitation de Jackie Pigeaud.

On ne peut pas comprendre l'importance de la pensée technique, inévitable en psychiatrie, quel que soit le désir du consultant de l'éviter ou de s'en affranchir, si l’on ne distingue pas, avec le sociologue Max Weber, deux types de raisons (1). Si nous n'avons pas en tête la raison instrumentale et sa valeur, nous ne pouvons absolument pas comprendre, ce qui fait la spécificité remarquable, exceptionnelle de la consultation psychiatrique.

Si je suis psychiatre, il me faut parfois traiter ou abraser un délire, ou une "douleur" dépressive : dans ce cas, j’utilise tel ou tel médicament. Max Weber parlerait alors de la raison instrumentale : « Si je veux telle fin alors il faut utiliser tel moyen. »

Cette seule rationalité instrumentale peut rendre captive la vérité du patient et dans certains cas, ce qui lui reste de liberté. Comment se présente cette captation asymétrique entre le patient et le psychiatre ?

La consultation psychiatrique soumise à la raison technique veut abattre le symptôme, être efficace. Que l'on ne s'y trompe pas. Il ne s'agit pas ici de discuter du bien fondé d'un médicament, d'un antidépresseur devant la grande souffrance d'une dépression qui flirte avec la mélancolie, ou de ne pas tenter d'atténuer un délire paranoïde qui conduit un jeune homme au risque d'un enfermement à vie.

La raison technique administre ; elle administre la recherche des moyens pour une fin pratique. Elle s'adapte très bien aux exigences des gestionnaires ministériels, au monde de la technique dans lequel nous vivons. Mais voilà, ce qui dans la médecine est la pierre angulaire de son efficience, la raison technique, pose dans notre domaine un problème. Lequel ?

La raison technique a sa propre langue. Si on ne mesure pas l'importance de cette dernière, on ne peut pas comprendre l'enjeu décisif de la consultation psychiatrique. La langue de la technique est une langue informative : c'est le règne de l'information et de la communication. Quelles sont les conséquences ? Elles sont très nombreuses.

Nous pouvons parler cette langue sans nous en apercevoir. Il s'agit d'une langue qui provient du principe techno-calcul qui convertit la langue uniquement comme un système de production de signes, selon un système binaire : c'est la langue de l'informatique. La prescription médicamenteuse est un acte ; et lorsque nous parlons avec un malade sous traitement chimiothérapique, nous attendons de lui, ou nous voulons ignorer une réponse, qui est dictée par le médicament, organisée par le médicament. Ainsi, en va-t-il dans notre spécialité de la frénésie des protocoles et des actes susceptibles d'être codifiés. Nous empruntons le langage de la technique, la langue de la technique assez aisément, car la médecine est entrée dans le monde de la technique qui fait d'un corps non silencieux, un système mesurable, calculable.

Qu'en est-il plus précisément dans notre domaine ? Reprenons, et pour cela, je reformulerai l'explicitation de Jackie Pigeaud, en lui ajoutant la note du psychiatre : Si le stéthoscope est une machine à transformer un organisme en un ensemble physique, la prescription médicamenteuse en psychiatrie est un outil qui transforme le dire du patient en un simple instrument de communication, dont la source est celui d'un corps considéré comme un ensemble fonctionnel déterminé par une organisation physico-biologique qui dicte la parole du patient. Et, cela quel que soit le désir et la volonté du psychiatre (du moins de certains d'entre eux) qui sont en désaccord avec cette conception de la pathologie psychiatrique. Cet incontournable a une très grande importance clinique. Les cliniciens, les chercheurs en médecine perçoivent "secondairement", souvent au bout d'un certain temps, l'insuffisance de la langue technique. Nous dirons que cette insuffisance se pose pour le psychiatre, d'entrée de jeu, immédiatement et ne peut être amendée car la psychiatrie, l'objet de la psychiatrie est l'existence humaine, où le malade existe comme un être humain doué d'un "dire". Cette insuffisance de la raison technique est souvent masquée chez certains psychiatres par le recours à des considérations psychanalytiques, psychothérapiques, philosophiques, éthiques variables selon les idéologies circulantes. Il n’en demeure pas moins que le recours à l'humanisme évoqué constamment demeure un passage obligé pour tous les médecins, du moins dans les systèmes politiques où la liberté de penser et de publier sont accordées à chaque citoyen.

Voici à regret quelques allusions schématiques à cette question passionnante qu'est l'humanisme.

L'humanisme tente de répondre à l'interrogation qui demeure philosophique et politique : quel est le sens de la vie ? Comment vivre sa vie ? Il existe six formes d’humanisme : l'humanisme de la Grèce ancienne, l'humanisme d'obéissance aux commandements divins qui va dominer l'Europe pendant XV siècles, le troisième humanisme qui lui succède inaugure l'humanisme moderne : il présente un certain nombre de caractéristiques et peut se définir par l'accord de soi avec les autres. Cette particularité persistera dans les trois humanismes qui vont lui succéder sans en être leur point d'orgue. Je rappelle ces derniers. L'humanisme dont le trait principal n'est plus l'accord de soi avec les autres MAIS l'accord avec soi-même ; puis le cinquième humanisme, celui de l'amour (le mariage par amour et les enfants non pas de la lignée mais de l'amour) et enfin le transhumanisme où ces deux accords (l'accord avec les autres et l'accord avec soi-même) sont des enjeux encore décisifs. Quelles sont ces caractéristiques qui accompagnent celui de la naissance de l'humanisme moderne et qui est au cœur de la consultation psychiatrique ?

Ce qui caractérise l'humanisme moderne, c'est l'harmonie de soi avec les autres. Les deux bras armés en quelque sorte, en sont l'idée de liberté développée par la philosophie des lumières qui puisent ses sources aussi dans la révolution scientifique du XVII -ème siècle. La science est valable pour les puissants comme pour le peuple, les riches et les pauvres, elle franchit les frontières : c'est la naissance de l'universalisme.

L'universalisme devient un trait marquant qui prend place au sein de la notion de civilisation, laquelle a pour but de protéger l'humanité de l'être humain. Cet universalisme s'accompagne d'un héritage chrétien : celui de la dignité humaine. Celui-ci est présent dans la philosophie des Lumières mais laïcisé, chez Rousseau par exemple, mais aussi dès le XVIème chez un auteur comme Pic de la Mirandole.

Ce trait intéresse le champ de notre activité. Ce qui fait la dignité humaine, c'est la capacité de s'arracher à tous les déterminismes de son histoire, de ses gènes etc... Je dirais pour ma part, le désir de s'arracher à tous les déterminismes. C'est le désir de s'arracher à tous les codes de la nature et de la tradition ; c'est cela la liberté évoquée par Henri Ey lorsqu'il écrivit : « La maladie mentale est une pathologie de la liberté humaine ». Ce désir va jusqu'à s'arracher à son histoire, pour se retourner contre elle et faire par exemple la révolution. Ou plus encore, transformer le destin de son histoire. L'être humain est capable de pérenniser le désir de s'arracher à sa nature ; les femmes par exemple ne sont pas forcément vouées à avoir des enfants... C'est cette possibilité, ce désir, qui est au cœur de cet humanisme (qui accompagne la naissance du premier humanisme moderne et qui persiste dans les cinq autres formes d'humanisme.) Et, cet humanisme s'accompagne d'une condition : la hiérarchie des talents ne saurait être une hiérarchie entre les êtres humains (héritage chrétien à la différence de l'humanisme grecque ou comme dans le monde aristocratique par exemple.) La valeur de l'être humain ne dépend pas de ce qu'il a reçu, de ses gènes diraient certains, mais de ce qu'il fait de ce qu'il a reçu : sur ce plan un trisomique vaut autant que Einstein. Cette référence est un des enjeux du transhumanisme. Cela est au cœur même de la consultation psychiatrique. Vous en connaissez les obstacles multiples. L'humanisme est un passage incontournable décisif. Mais, selon mon point de vue, l'essentiel est autre.

Il existe au cœur même de notre consultation une autre langue : celle qui ne peut être réduit à des messages : celle qui inspire, qui peut être ambigu. Une langue qui montre, suggère. C'est toujours par exemple, la langue du poète ; une langue qui n'est pas gouvernée par une circularité close sur elle-même. Cette langue que nous venons d'évoquer est la langue transmise, maternelle. C'est une langue qui n'est pas un instrument, mais un abri de l'intime, de l'être dirait le philosophe. Elle est incontournable car la vie psychique dans ses expressions saines et pathologiques est en ce qui concerne la psychiatrie, l’être humain dans son unité corporelle et psychique.

Cette dernière dimension pourrait apparaître trop vague et incertaine pour certains psychiatres, dont l'inclination personnelle spontanée est celle liée à l'exactitude des sciences intitulées "dures."

Je propose à ces confrères deux hypothèses ou deux axiomes qui sont par définition non démontrables, mais qui peuvent conduire à des théorèmes dont la validité se doit d'être incontournable. Ces deux axiomes je les emprunte à Aristote et à Martin Heidegger dont l'engagement politique est plus que condamnable. Je ne peux que stigmatiser son engagement durable et son attachement au nazisme et son antisémitisme privé. Toutefois, ce grand penseur est un "homme" comme les autres." Il est soumis à sa propre histoire personnelle, à ses injonctions culturelles comme, par exemple, Einstein ou Freud. Martin Heidegger demeure selon mon point de vue, le plus grand philosophe du XXème et pour l'instant présent, du XXIème siècle. Voici donc ces deux axiomes :

"La genèse du mot ne procède pas de l'être physiologique, mais de l'existence proprement dite de l'être humain. Ce n'est que dans la mesure où l'homme est dans le monde, ou il veut quelque chose dans ce monde et le veut pour lui-même qu'il parle"

" Le discours n'est pas une qualité au même titre qu'avoir des cheveux. Le discours fait partie de de la constitution de l'existence spécifique de l'homme. L'homme est au monde de sorte qu'en étant avec le monde, il parle sur le monde"

Je ne doute pas que l'éclairage que je propose n'embrasse pas tous les aspects de la consultation psychiatrique ; mais ma réflexion veut jeter une lumière vive sur la position du psychiatre qui doit tenter de concilier ce qui est inconciliable : La langue de la technique et la langue de l'intime.

C'est cette tentative de concilier l'inconciliable de ces deux "langues", qui fait de la consultation du psychiatre, un acte médical d'exception, un art.

Intervention au colloque de l'association Française de Psychiatrie consacré à la place de la psychothérapie dans le cadre de la psychiatrie ( Mars 2023 )


Alain KSENSEE


Notes de l’auteur
  1. La deuxième raison est celle de la "valeur" de la raison instrumentale. Une discussion de la "valeur" de la raison instrumentale ne peut être abordé dans le cadre limité de cette intervention. Elle demeure implicite dans l'affrontement de ces deux types de pensées que je tente de préciser.

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