LA PSYCHANALYSE, UNE SCIENCE ?

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LA PSYCHANALYSE, UNE SCIENCE ?*

Discussion du rapport de P. Ricœur

 

En 1960, Paul Ricœur, participant aux Journées de Bonneval sur l’Inconscient organisées par Henri Ey, inaugurait son dialogue avec les psychanalystes. Celui-ci n’a pas toujours été heureux si on se remémore les commentaires houleux que devait susciter peu après son ouvrage sur Freud. Pourtant, on peut affirmer que c’était la première fois que l’œuvre du fondateur de la psychanalyse faisait l’objet d’une étude philosophique approfondie. Mais le temps a fait justice de ces critiques passionnelles venues de psychanalystes qui, somme toute, faisaient le reproche à Ricœur d’avoir fait à leur place le travail qu’ils avaient négligé de faire. Aujourd’hui, le Freud de Ricœur a pris sa place dans notre horizon culturel. Nous revoilà en 1986, Henri Ey n’étant plus parmi nous, dans une autre assemblée, celle qui est une émanation du Syndicat des Psychiatres Français dont Henri Ey avec d’autres, dont Charles Brisset et moi-même, formèrent le premier noyau.

Avant d’aborder la discussion du riche rapport de Ricœur, je vous ferai part d’un sentiment d’inquiétante étrangeté. Voici donc une association scientifique de psychiatres qui décide de mettre au programme de ses journées le problème si épineux des relations de la théorie et de la pratique. Et, pour ce faire, elle accorde à la psychanalyse le redoutable honneur de figurer en première place dans ce débat. Il serait surprenant de ne pas s’en étonner. Les liens qui unissent la psychanalyse à la psychiatrie sont complexes. Car, d’une part, en tant que méthode thérapeutique, la psychanalyse, même avec les extensions du champ clinique qui marquent son évolution récente, ne couvre qu’une faible portion du domaine de la psychiatrie. Et, d’autre part, il est clair qu’une théorie de la maladie mentale requiert que d’autres polarités soient prises en compte. La chimiothérapie renvoie à la biologie et aux progrès remarquables de la neurobiologie. La vie sociale et institutionnelle implique une théorisation d’ordre sociologique, complémentaire de la théorie biologique. D’où vient alors que la psychanalyse soit ainsi promue ? Il se pourrait que la réponse vienne de la nature même de la question posée par le débat : l’étude de l’écart théorico-pratique ou pratico-théorique. Nous savons d’expérience que jamais cet écart ne se comble tout à fait. Il y aurait comme une nécessité de fondation pour que la théorie et la pratique ne se superposent pas entièrement. Au sein même de la psychanalyse, les diverses théories sont à distance plus ou moins grande de la pratique. Et l’on a souvent reproché, pour ne prendre qu’un exemple, aux thèses de Lacan d’être trop loin de l’expérience clinique, de même que l’on a critiqué d’autres théories psychanalytiques de n’être qu’une paraphrase pompeuse d’une phénoménologie, au sens vulgaire, de la pratique. Cependant, par rapport à la psychiatrie, il se pourrait que la psychanalyse représente une discipline où cet écart serait optimal et homogène.

Optimal parce que le cadre psychanalytique crée des conditions de travail relativement constantes et se prête bien à une théorisation pertinente puisque nous savons aujourd’hui que la théorie que l’on tire d’une expérience dépend de la manière dont on découpe son objet. Homogène parce que le paramètre psychique est le seul qui soit pris en considération, les paramètres biologique ou sociologique n’étant pas ignorés mais placés en dehors de l’expérience.

Mais il y a plus. Une autre raison de mon inquiétante étrangeté est de constater que les organisateurs de notre réunion ont choisi de demander à un philosophe de traiter de ce problème des rapports entre théorie et pratique, alors même que son matériau d’étude est formé des seuls textes théoriques. Sans doute avons-nous la chance de recueillir les réflexions de Ricœur à ce sujet, mais qu’est-ce à dire sinon qu’un philosophe est apte à mieux penser ces rapports qu’un psychanalyste qui serait théoricien et praticien. Serais-je jaloux de la place qu’occupe aujourd’hui Ricœur dans notre discussion ? Peut-être, mais voilà que les paradoxes ne s’arrêtent pas à ce constat. Ricœur dont on aurait attendu une contribution critique a fait, devant nous, un vibrant plaidoyer en faveur de la cohérence, de la logique et de la validité de la pensée psychanalytique au regard de l’épistémologie. Que me reste-t-il donc à critiquer en la circonstance ?

***

Bien qu’il ait pris la précaution, au début de son exposé, de dire que les réflexions qu’il allait présenter ne se limitaient pas à l’œuvre de Freud mais qu’elles s’appliquaient aussi bien à sa postérité théorique, il reste que, sur le fond, c’est bien de l’œuvre de Freud que Ricœur traite. Son commentaire reste fixé aux Gesammelte Werke dont il connaît les moindres recoins. Avant d’aller plus loin, je voudrais m’attarder un instant sur le cas Freud et la psychanalyse, de façon nécessairement schématique dans le temps qui m’est imparti.
Il est souvent fait reproche à la psychanalyse de demeurer trop fixée (au sens psychanalytique) à Freud et à ses écrits. Or, le propre d’une science est d’être en constante évolution, les vieux paradigmes – je cite ici R. Kühn – étant remplacés par des paradigmes nouveaux. Or, en psychanalyse, même si l’on est kleinien, winnicottien ou lacanien, pour ne citer que ces cas, on se veut freudien et même plus freudien que Freud, ou, en tout cas, plus que les autres auteurs post-freudiens. Je ne connais, pour ma part, pas de discipline théorique se réclamant de la science même si son droit à ce titre est contesté par les scientifiques – où le fondateur de la branche de savoir en question est en même temps son esprit originaire, en même temps qu’il est le plus original.

Car telle est notre situation à l’égard de Freud. Il est incontestablement l’Urvater de la psychanalyse. Mais il n’est pas que cela, car il est aussi son penseur le plus rigoureux, le plus cohérent, celui qui a véritablement fait œuvre de pensée. Si importantes que soient les contributions de ceux de ses successeurs qui ont fait bouger la psychanalyse, leur théorie n’offre pas les mêmes garanties de logique, de solidité interne et la même puissance de conviction, même si l’œuvre de Freud pêche par beaucoup de défauts. Or l’horizon épistémologique de Freud, même si ses thèses en ont élargi la perspective, demeure celui de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe. L’état actuel de la science, de la réflexion philosophique, du savoir en général ont bouleversé l’horizon épistémologique de Freud. Nous aurions bien besoin d’un nouveau Freud.

Pour ma part, je ne connais que deux auteurs qui aient tenté la refonte théorique globale du système conceptuel de Freud, Bion et Lacan. A la fin de sa vie, Bion donnait l’impression que la vaste entreprise théorique à laquelle il s’était livré était, compte tenu de l’immensité de notre ignorance, un échec. Ceci, en dépit de la masse importante d’adeptes qui continuent à se référer à son œuvre. Lacan, je le crois sans pouvoir le prouver, n’était pas loin de penser la même chose, bien qu’il ait davantage parlé de l’échec de son enseignement que de celui de sa théorie. Ceux qui assurent la postérité de l’œuvre de Lacan ne paraissent pas tourmentés par les mêmes doutes. Cependant, il convient de remarquer que beaucoup de lacaniens historiques – ne citons personne mais leurs noms se pressent nombreux à notre mémoire – ne gardent plus de leur période lacanienne qu’une teinture assez pâle. Aussi, sommes-nous aujourd’hui du moins pour beaucoup d’entre nous, ce que j’appellerai des « freudiens-faute-de-mieux ».

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Il est temps, après ce long préambule – pourtant nécessaire pour situer le débat – d’en venir au propos de Paul Ricœur.

Envisageons d’abord les relations entre procédure d’investigation et méthode thérapeutique. Freud, on le sait, avait à l’égard du cadre psychanalytique une attitude ambiguë. D’une part, il y était foncièrement attaché. Quarante ans durant, alors qu’il n’hésita pas à modifier sa théorie autant de fois qu’il le lui semblait nécessaire, jamais il n’apporta, une fois celui-ci adopté, de modifications à ce cadre de travail. Ceci, alors même que la technique devait elle aussi évoluer. D’autre part, jamais au cours de ces quarante années, il n’éprouva le besoin de fournir une justification autre que de commodité de ce dispositif. Il n’en fit jamais la théorie. Ceci ne veut pas dire pour autant que le cadre n’est pas – au moins en partie – théorisable. J’ai montré que le cadre psychanalytique pouvait se concevoir comme l’application pratique du modèle théorique de l’appareil psychique, tel qu’il découle du chapitre VII de l’Interprétation des rêves. Le temps me fait défaut pour le démontrer ici (1). Ainsi le cadre analytique délimite-t-il non seulement les conditions de possibilité de l’expérience qui s’y déroule mais aussi l’espace psychique entre le soma et l’acte.

Car la psyché n’est ni biologique, ni sociale. Non qu’elle n’en subisse pas les influences et n’en intègre pas les messages. Mais justement par cette intégration, elle transforme aussi bien ce qui naît à l’intérieur du corps que ce qui lui parvient du monde extérieur. Ne l’oublions pas, le Trieb de Freud n’est pas l’instinct, il est le représentant psychique des excitations endosomatiques qui prennent naissance dans l’ordre du soma parvenant au psychisme. Il est du déjà psychique « sous une forme inconnue de nous ». C’est le Trieb qui est la donne élémentaire du psychisme et non le Wunsch qui en dérive. Mais, à cette stimulation constante du soma, répondent les excitations nées de l’échange avec le monde dont le médiateur est l’objet. Pulsion-objet : la psyché est la formation intermédiaire de ce dialogue qui dure ce que dure la vie. Ricœur employait tout à l’heure le mot « arène », c’est-à-dire l’espace du conflit intra-psychique. Winnicott a baptisé une part du psychique aire de jeu, « espace intermédiaire » propre à élaborer les phénomènes et les objets transitionnels. Bion a souligné le rôle des relations contenant/contenu opposées à l’évacuation des stimulations trop accumulées pour que l’appareil à penser les pensées puisse y faire son travail de manière féconde. Mais Freud, déjà, dans son article sur le Transfert autour des années 10, caractérisait celui-ci comme terrain de jeu.

Car transfert, c’est déplacement et traduction, et c’est encore travail. Travail opéré par la médiation du langage. Ce n’est pas seulement, comme le dit Ricœur, la part dicible de la pulsion, c’est l’ensemble représentation de chose (consciente) associée à la représentation du mot qui lui correspond et l’affect qui colore et donne le ton du message. Peut-on pour autant le ramener au narratif (Ricœur) ? Guère, car ce serait négliger la spécificité du discours analytique qui est d’être soumis au régime de l’association libre, ou dite telle. Artifice technique mais de grande portée. En demandant à l’analysant d’observer la règle fondamentale (seule exigence psychique du cadre, le reste relevant de la matérialité de l’expérience), on lui propose de s’affranchir, autant que faire se peut, non seulement de la censure morale (du Surmoi) mais aussi de la censure rationnelle (du Moi). Desserrant ainsi la trame serrée du langage, l’analyste aperçoit à travers les productions du préconscient, ce qu’il peut deviner de l’inconscient. Car l’Inconscient, comme le transfert, se devine, il ne se montre pas. On pourrait dire, comme Héraclite, qu’il fait signe. Deux résultats : le signifiant d’une part, la pulsion de l’autre acquièrent, à l’occasion, un poids nouveau. La parole analytique désendeuille le langage, ai-je écrit ailleurs (2).

Par une seule et même opération, s’accomplit un double transfert : transfert sur la parole (des représentations de chose conscientes et préconscientes, sans oublier les affects qui trouvent leur place dans la voix) et transfert sur l’objet, tout énoncé visant celui-ci (l’analyste) même quand il n’est pas explicitement question de lui. Ce que Lacan appelait la méthode paranoïaque critique. Ainsi l’espace psychique est tout entier traversé par le transfert, par opposition à l’actualité du corps (je pense ici aux névroses actuelles de Freud). Mais si le passé réémerge dans la parole analytique, tout y est de l’ordre d’un pur présent, même quand il s’agit de souvenirs car ils s’en trouvent réactualisés par l’activation de l’inconscient lors du repassage sur les traces mnésiques.

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Pourquoi donc Freud n’a-t-il jamais voulu théoriser le cadre, lui qui fut un homme de laboratoire et qui savait que la mise en évidence des faits scientifiques nouveaux était sous l’étroite dépendance des moyens qui permettaient de les mettre au jour ? Je suppose qu’en théorisant le cadre, il craignait de réduire l’inconscient à ses expressions « pathologiques », c’est-à-dire aux particularités du psychisme des névrosés qui avaient recours à la thérapeutique psychanalytique. Freud tenait à affirmer l’universalité des processus inconscients, donc à leur omniprésence hors du cadre de la cure psychanalytique. D’où la démonstration par la tragédie d’Œdipe-Roi, par l’interprétation de ses propres rêves, par la psychopathologie de la vie quotidienne, pour l’analyse du mot d’esprit, et, enfin, par la découverte de la sexualité infantile. Cet ensemble sémantique tend donc à démontrer que la névrose ne constitue qu’un accès parmi d’autres à l’Inconscient. La procédure d’analyse prend le pas sur l’action thérapeutique, leur conjonction formant progressivement la théorie.

Aujourd’hui, nous ne sommes plus, comme Freud, obsédés par la démonstration de cette universalité. Peut-être parce que nous tenons que celle-ci est suffisamment démontrée par les nombreux travaux de psychanalyse appliquée qui se sont poursuivis pendant le règne de Freud et après lui. Il faut cependant avouer qu’ils n’ont convaincu que ceux qui l’étaient déjà. Ni les hellénistes, ni les mythologues, ni les anthropologues, ni les linguistes et encore moins les biologistes n’ont accepté de faire sa place au point de vue psychanalytique. En revanche, nous sommes plus soucieux que Freud de construire nos théories psychanalytiques à partir de la seule expérience clinique. Peut-être sommes-nous ainsi plus modestes et plus assurés du sol sur lequel poussent nos théories.

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Si nous considérons aujourd’hui, dans la postérité de Freud, les relations entre la procédure d’investigation et la méthode thérapeutique, nous constatons que la polysémie de son œuvre s’est fragmentée en beaucoup de courants divergents sinon antagonistes. Parfois, les points de vue nouveaux se bornent à une stratégie interprétative différente, c’est le cas pour Mélanie Klein et son continuateur W.R. Bion, et c’est aussi le cas pour Hartmann et pour Kohut qui, à mon avis, en dérivent. Mais parfois les modifications portent atteinte au cadre sacro-saint.

Je ne connais, au sein du mouvement psychanalytique, que deux auteurs qui ont imprimé au cadre psychanalytique de sérieuses altérations : Winnicott qui a justifié ces variations de la technique par la gravité des régressions chez les patients de structure psychotique, les cas-limites, et Lacan chez tous les analysants. Ces modifications s’opposent point par point. Chez Winnicott, c’est la séance longue, jusqu’à trois heures d’affilée, c’est encore pour l’analysant la liberté de se mouvoir dans le cabinet, de s’exprimer en marchant et même, parfois, en brisant certains objets du cadre. Chez Lacan, au contraire, c’est la séance ultra courte, et c’est l’analyste qui agit, se lève, consulte un livre dans sa bibliothèque, se fait servir le petit déjeuner ou le thé qu’il prend tout seul, écrit sa correspondance et se laisse aller à des colères où il peut lui arriver d’exercer des violences physiques sur l’analysant. Que voulez-vous, « ils » adorent être maltraités ! Freud n’a-t-il pas découvert le masochisme primaire qui est au cœur de l’homme, à la fin de son œuvre ?

Pour ma part, je vois mal comment l’inconscient peut être structuré comme un langage et le signifiant y produire ses effets dans la parole lorsqu’on prive l’analysant de l’exercice de sa parole par la scansion de la fin d’une séance où l’on n’aura même pas eu le temps de raconter – je ne dis pas d’analyser un rêve, de faire un lapsus, de transmettre un fantasme. Si la théorie devait rendre compte de la pratique, ce serait plutôt une théorie de l’acte qui devrait en résulter.

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Ces deux derniers exemples rendent mal compte du vent de fronde qui souffle dans la psychanalyse aujourd’hui. Un peu partout, aux Etats-Unis et ailleurs et même en France, la théorie freudienne subit des assauts venus des psychanalystes eux-mêmes. Le soubassement biologique des hypothèses freudiennes est jeté aux orties. La pulsion ? Un concept erroné aisément remplaçable par une théorie purement relationnelle dite des relations d’objet. Le point de vue économique-énergétique ? Une survivance inutile et sans intérêt heuristique. La nouvelle théorie se fondera sur l’observation directe des bébés comme si l’intra-psychique était observable. Le langage sera vu comme un langage d’action, ou bien comme un effet de signifiant sans signification. Aux pulsions, on opposera le self. A l’interprétation des pulsions et de leurs dérivés, on préférera que l’accueil du narcissisme soit grandiose et idéalisation de l’objet. A la place de la métapsychologie, à ranger aux placards du musée, on mettra une théorie parée des attributs de la modernité.

Tous les dangers du psychologisme guettent la psychanalyse. Je ne crois pas que la théorie du signifiant suffise à nous en garder.
La théorie de Freud, je l’ai dit, a certainement besoin d’être repensée. Lacan, souvent cité de façon critique, a cependant eu raison d’affirmer qu’en fin de compte, il s’agissait par la psychanalyse de repenser la pensée. Bion n’avance pas autre chose. Mais à tout prendre et quitte à être taxé de conservatisme, c’est encore avec Freud ou, si l’on préfère, à partir de Freud, que nous pouvons procéder à cet aggiornamento. Car Bion parti de Mélanie Klein retourna à Freud.

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Reste enfin la question cruciale : sous quelle bannière ? Pour Freud, la cause est entendue : c’est la science ou rien. Sur la scientificité de Freud, il y a beaucoup à dire. Elle est inlassablement réaffirmée et Paul Ricœur montre clairement que cette prétention n’est pas infondée. Mais à y regarder de plus près, les choses ne sont pas si simples. Quand Freud défend l’hypothèse des traces mnésiques phylogénétiques qui sont un postulat essentiel de sa construction théorique, il s’entend objecter de toutes parts que la science de son temps infirme en tous points cette fiction. Quelle est sa réponse ? Cela m’est égal car je ne suis pas un scientifique mais un psychanalyste. Et puis qui vivra verra. Quand il défend, avec précaution d’abord mais audacieusement, puis ensuite avec une certitude inébranlable, l’hypothèse des pulsions de mort qu’il ne faut pas confondre avec l’agressivité car la source première est interne, c’est encore le conflit, cette fois avec les siens. Les pulsions de mort ont jeté le trouble dans les rangs des psychanalystes.

Aujourd’hui encore beaucoup se refusent à admettre cette hypothèse trop dangereuse. Font exception les kleiniens et les psychosomaticiens de l’école de Paris, dont P. Marty est le chef de file. Nous sommes loin, il faut le dire, des exigences d’un Popper : les théories de la psychanalyse ne sont pas falsifiables, donc elles ne sont pas vraies. Les faits psychanalytiques ne sont ni vérifiables, ni prédictibles. La psychanalyse n’est pas une science, il ne lui reste qu’à choisir entre le statut d’une pseudo-science et celui d’une religion. Lacan s’efforça autant qu’il le pût et avec quelles acrobaties intellectuelles, de soutenir la position de Freud non sans avoir débarrassé la théorie freudienne de ce qui à ses yeux, était des scories qui en altéraient l’or pur, le trésor du signifiant.

***

Freud, dans Moïse et le Monothéisme, ouvrage plus que discutable quant à ses hypothèses (un éminent égyptologue me disait, il y a peu de temps, qu’il n’y avait aucune preuve, pas le moindre indice de l’existence de Moïse en Égypte), développe une distinction fondamentale. La vérité historique n’est pas la vérité matérielle, tout comme la réalité psychique s’oppose à la réalité matérielle. Ainsi la vérité serait double, plurielle. Mais c’est bien la réalité psychique et la vérité historique qui sont l’objet de la psychanalyse. L’une et l’autre renvoient à l’Inconscient.

Aujourd’hui, l’Inconscient est parfaitement admis par de nombreuses sciences humaines et exactes. Depuis Saussure, l’Inconscient structure le langage. Avec Levi-Strauss, il a gagné droit de cité dans l’anthropologie. Et les biologistes, avec Henri Atlan, ne nient guère son existence. Mais de quel inconscient s’agit-il ? Pour le linguiste et l’anthropologue, c’est d’un inconscient purement formel qu’il est question. D’où la formalisation lacanienne qui tente de rejoindre cette échappée du peloton. Pour le biologiste, il s’agit d’un inconscient indépendant de la conscience justiciable de l’auto-organisation. Tout ceci n’a rien à voir avec l’Inconscient des psychanalystes.

Je défendrai l’existence de trois ordres : non pas le minéral, le végétal et l’animal, mais plutôt l’inerte, le vivant, le psychique. L’ordre psychique, c’est l’ordre de la représentation avec sa double limite : entre le dedans et le dehors, et, au sein du dedans, entre le conscient/préconscient et l’Inconscient. L’ordre psychique est organisé selon un triple système dédoublé : la double signifiance (entre signe et sens), la double référence (à la réalité matérielle et à la réalité psychique) et, enfin, la double représentance (de chose et de mots). Ce triangle est régi par les processus de liaison et de déliaison (pulsions de vie et pulsions de mort).

La cellule psychique – si je puis m’autoriser cette réflexion – est constituée par trois termes qui sont aussi trois temps : la liaison initiale, la déliaison silencieuse et la reliaison après coup. La théorie comme la pratique s’accordent là-dessus. La cure psychanalytique nous permet d’en faire la vivante expérience à travers le transfert et la résistance là où il y a eu désir, refoulement et retour du refoulé. Elle nous invite à faire la part entre l’observable et l’inobservable, l’audible et l’indicible. Elle nous ouvre à la dimension du substituable. La psychanalyse contemporaine nous a permis de corriger ce que la théorie freudienne recelait de solipsisme. La pratique n’est plus seulement l’étude du transfert mais des rapports transfert-contre-transfert.

Je ne m’acharnerai pas à défendre l’idée que la psychanalyse est une science. Je me contenterai d’affirmer qu’elle est une connaissance, une approximation de la vérité (Bion). Pour autant, je ne me sentirai nullement inférieur au scientifique. Car l’expérience le prouve, le modèle scientifique se révèle tout à fait adéquat au monde inerte (les explorations spatiales le démontrent), beaucoup moins adéquat au monde vivant (la prestigieuse biologie moléculaire est considérée par les mathématiciens comme descriptive et peu digne de se comparer à la physique et aux mathématiques, et la médecine qui profite tant de la biologie en connaît les limites), et tout à fait inadéquat à l’ordre psychique. Ce n’est pas qu’il soit inconnaissable. Au contraire, je demeure convaincu que la psychanalyse nous a permis, même très imparfaitement, de le mieux connaître.

Mais il est impossible d’aborder aux rives du psychique sans se laisser conduire par le métaphorique. Car métaphora, c’est aussi transport et donc transfert. Ce n’est pas l’auteur de La Métaphore vive qui contredira celui du Discours vivant. Faisant sa propre autocritique par rapport à son ouvrage sur Freud, Ricœur reconnaît qu’il avait trop valorisé la théorie au détriment de la pratique, ce que son exposé d’aujourd’hui rectifie. En effet, pour la psychanalyse pas de théorie sans pratique, pas de pratique sans théorie. En quoi la psychanalyse n’est pas une herméneutique. Faire travailler les concepts, comme disait Althusser, ne suffit pas pour faire travailler l’Inconscient. L’Inconscient fait aussi travailler les concepts, souvent guidés à leur insu par un Wunsch inconscient. La philosophie pense la science qui ne se pense pas elle-même. Ou rarement. Les scientifiques ne sont pas toujours d’excellents penseurs. Souvent, ils pensent « sauvagement », au sens de Levi-Strauss. Ils bricolent. Les psychanalystes aussi. Ils ont cependant le mérite de le savoir.

Si je ne suis pas prétendant au titre de scientifique, c’est que je crois que c’est le modèle de la science qui doit être révisé et que la psychanalyse peut contribuer à cette révision pour que l’ordre psychique ne soit pas réduit à l’ordre du vivant ou à celui de l’inerte. Nulle mystique à inférer de cette révision, mais une adéquation plus étroite entre l’objet de l’investigation et les moyens pour permettre la connaissance.
D’ici là, je continuerai à penser en psychanalyste. Car je ne vois pas pourquoi je m’obstinerai à faire partie d’une théorie qui ne veut pas de moi, et me le signifie sans ambages.

Et pour finir, citons Marx – le grand : Groucho – qui disait : « Moi, faire partie d’un club qui admet des gens comme moi ! Jamais. » L’humour échappe à la science. Ou bien celle-ci n’en fait preuve qu’involontairement. Freud qui voyait en la possession de cette qualité un signe de haute organisation psychique aimait les mots d’esprit. Mais il a fait plus, il les a analysés.
Scientifiquement ou pas, en accord ou en désaccord avec les épistémologues contemporains, continuons à analyser. Sans perdre le sens de l’humour. Il arrive qu’une bonne interprétation suscite un éclat de rire chez l’analysant qui tire du plaisir de cette saillie. Après cette explosion joyeuse, il dira – label de l’Inconscient, selon Freud, et j’y souscris : « Je n’y avais jamais pensé. » Cela porte un nom : la (dé)négation. Écrit, il y a plus de soixante ans, en 1925, Freud y fait le lien entre le langage, le refoulement et les pulsions de mort. Quant à moi, je trouve que ça résiste bien au temps.

 

André GREEN

 

Notes de l’auteur
  1. Voir Le langage dans la Psychanalyse, in Langages, Éd. Belles Lettres, 1984
  2. Idem

 

*No Sp/86, Entre théorie et pratique : fonctions de la pensée théorique

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