HARCELEMENT SCOLAIRE

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Mais non, les petits « billets d’humeur » ne nous ont pas abandonnés... En août, ils nous ont même réservé … un conte !

 

HARCELEMENT SCOLAIRE

 

José avait six ans. C'était un bel enfant. Des jambes bien solides, un corps harmonieux. Il était florissant. Enfin, pas tout à fait, car sous sa tignasse toute brune, deux grands yeux noirs semblaient littéralement striés par une tristesse, qui lui donnait une sorte de tragique qui surprend toujours un adulte attentif. Avouons-le, José portait en lui au profond de son petit être une sorte de mystère, dont la tonalité était bien celle d'une émotion dépressive. Mais il était apparemment rayonnant. D’ailleurs, Madame Berzatti souriait quelquefois avec un brin de fierté, en remarquant combien la petite voisine, à peine plus âgée que son fils, regardait José avec une intensité, que l'on ne peut ignorer, tant il témoigne d'un amour d’enfance dont chaque adulte garde une forme de secret inconstant. C'était un matin comme les autres. José, cartable sur le dos, allait à l'école par une petite rue qui évitait les extensions de ce qui fut une petite ville de la couronne parisienne. Vous savez, ces extensions cernées par des immeubles dont le gigantisme parodie les grandes métropoles ; Ces « cités » gouvernées par les caïds de la drogue, du moins leurs caporaux ; ces zones de "non droits" qui sont le « faire valoir » pour certains de nos ignobles racistes et pour d'autres, de nos cécités au service d'un pseudo-humanisme dont la puérilité se confond à la stupidité.

Les Berzatti étaient des immigrés italiens. Bref, vous savez bien les "ritals". Le grand père était arrivé en France une truelle à la main. Le fils avait fini par créer une petite entreprise. Donc, chez les Berzatti on ne manquait de rien et les aînés des Berzatti étaient et n'étaient plus des immigrés italiens. C'était la même chose pour les Ettori. Emmanuel Ettori, du haut de ses six ans, avait fière allure. José et Emmanuel marchaient côte à côte, tout proche ; et l'on n’aurait su dire lequel empruntait les pas de l'autre. Les deux enfants se côtoyaient sans se parler. Et pourtant les familles étaient si semblables : leur origine, l'ascension sociale de leurs enfants. Pourquoi cette muette hostilité mutuelle des deux enfants ? Un conflit entre les familles ? Méfions-nous des apparences, fussent-elles anthropologiques, phénoménologiques ou psychanalytiques !

Que sait-on des familles ? de leur intimité ? Mais il était visible, incontestable, que les "Berzatti" et les "Ettori" gardaient leur distance mais respectueusement, comme si leur ressemblance leur imposait un éloignement toujours incertain. Peut-être était-ce "seulement" le regard que posait Emmanuel sur José ? Des yeux expressifs, volontaires et ponctués d'un léger mépris ? Ils allaient tous les deux à cette école, dont l'architecture classique était celle de toutes les écoles républicaines, laïques, qui rappelaient à qui voulait bien s'en souvenir, l'école des hussards de la République. Le chemin qui les conduisait durait son petit quart d'heure, au terme duquel la porte de l'école s'avançait. Emmanuel Ettori la franchissait allègrement, sportivement comme un athlète aux prémices d'une compétition. Il en allait tout autrement de "notre" José. J'écris "notre" car voyez-vous la souffrance d'un enfant, bien nourri, bien éduqué " qui ne manque de rien" comme disent hâtivement certains adultes bienveillants, a quelque chose d'intolérable, d'insupportable. Mais laissons là une entrée en matière, qui nous éloigne de notre fable.

Tout avait vraiment commencé pour José, bien que le feu d'une passion triste couvait entre lui et Emmanuel, depuis un certain temps, tout avait donc débuté avec l’annonce de la récréation, juste après la lecture par Monsieur Camin, d'un fragment du roman de Jules Renard : "Poil de Carotte". Une vague" de tristesse avait submergé José. Un déferlement de chagrin qu'il lui semblait ne pas connaître et dirons-nous, ne pas reconnaître. Il ne faut pas être un "psy" certifié, pour pressentir de quoi il s’agit ! Il faut simplement avoir lu "Poil de Carotte." Jules Renard décrit la cruauté de Madame Lepic : la mère de Poil de Carotte. Elle ne voulait pas d'un troisième enfant. Elle le déteste... Et, c'est une famille où règne la mésentente, le manque, dirait-on de nos jours, "de communication". Poil de Carotte" est un enfant triste (comment ne pas l'être), qui rompt avec sa tristesse ou lutte contre elle, en devenant cruel, menteur, rusé.... Bref, une saine vitalité en lutte contre une place intolérable pour un jeune enfant. Et, peut-être est-ce décisif, un père indifférent.

Mais arrêtons là ; car notre fable risque de s'égarer dans les méandres d'un "psychologique à la "six quatre deux." La majorité des élèves avait écouté apparemment distraitement. Et, pourtant pas tant que cela. En effet, Monsieur Camin avait remarqué le regard d'Emmanuel Ettori. Certes, distrait, mais avec une nuance interrogative. Il avait remarqué son expression, car Emmanuel Ettori était le meneur des écoliers de sa classe.

Emmanuel était surnommé "Cap". Il était le capitaine de l'équipe d'un groupe passionné de "foot". A la sortie de la classe, un pied déjà dans la "récré", le "Cap" apostropha José en ricanant : alors "Poil, Poil, t'as perdu ta carotte !" Ne vous précipitez pas sur les significations symboliques ! Ce sont pour les "psy", des habitudes intellectuelles qui leur font croire que tout est "dit". Ce fut pour José, un coup de fouet, d'humiliation et de tristesse. Mohamed, un petit garçon de son âge qui venait de ces cités gigantesques, fut étonné des invectives du "capitaine".

Il sentait en lui une colère, il connaissait d'autres invectives. Il eut un mouvement vers José. Il sympathisait avec lui, jouait souvent aux billes et se disputaient de merveilleuses agates. Mohamed contemplait une situation qu'il lui semblait connaître, sans trop savoir pourquoi. Mais le "capitaine" ne l'avait-il pas défendu, lorsqu'un membre de l'équipe de foot l'avait traité de "bougnoule" ? C'est que voyez-vous, il y avait une grande différence entre Mohamed et le reste de l'équipe. Mohamed était un virtuose du ballon. Emmanuel Ettori, le "cap" croyait à tort ou à raison que c'était un futur champion.

La cloche sonna et Monsieur Camin mit de l'ordre dans cette agitation. Et bien, tout ne rentra pas dans l'ordre pour José... Depuis ce jour, les enfants le poursuivaient en lui criant : "Poil, Poil, t'as perdu ta carotte..." Même en classe, à voix basse, on l'appelait "Poil, Poil". Je ne saurais vous dire ; enfin je cache l'évidence ; pourquoi ce sobriquet était digne de celui de "bougnoule".

José en pleurait le soir. C'était l'enfer. Une fois franchie la porte de l'école et même dans les petites rues qu'empruntaient tous les élèves à la fin de la journée, José était salué par "Poil, Poil, t'as perdu ta carotte !". José commença à percevoir l'école comme une menace... Jusqu'au jour, à l'extrémité de la cour de récréation, sur une petite estrade de ciment qui ouvrait sur la porte de la salle des fêtes de la commune, José véritablement en rage par le rictus méprisant dont Emmanuel avait le secret, se jeta littéralement sur ce dernier ; ses petits poings en avant se mirent à frapper Emmanuel. Ni vainqueur, ni vaincu. Puis l'avantage sans nul doute se révélait être pour José qui frappait astucieusement Emmanuel, en concentrant ses coups sur son épaule droite. Le rictus d'Emmanuel semblait maintenant endurer une véritable souffrance. C'est alors que survint un retournement qui me troubla profondément. L'équipe du "Cap" était accourue précipitamment, entraînant dans son sillage une foule d'écoliers d'âges différents. J'allais à l'époque sur mes dix ans, si ma mémoire ne me trahit pas. Le groupe d'élèves entoura les deux adversaires en criant : "Du sang...Du sang... Du sang…" José baissa immédiatement les poings, ce qui surprit et soulagea Emmanuel.

Un silence s'établit.... D'autant plus que les "instits" s'approchaient... Et, José éclata en sanglots. Ils permirent à Emmanuel de cesser le combat en le couronnant de son apostrophe :" alors Poil, Poil t'as perdu ta carotte". J'en suis encore stupéfait ! Et, la danse infernale autour de José continua de plus belle. A la rentrée suivante, "Poil, Poil", n'était plus là. La famille Berzatti changea de ville ? De banlieue ? Mystère ! L'incident était clos. Il est vrai qu'en ce temps-là, le "portable" était inconnu et les réseaux sociaux impensables.

Un jour par les hasards des puzzles de la fonction publique, je fus bien obligé de prendre ce poste de Directeur de cette école primaire qui fut la mienne et celle de José Berzatti, le "José" de ma fable ; enfin disons presque une fable... Elle était devenue une école intégrée à une zone d'éducation prioritaire. C'est vous dire que ce n'était pas simple entre les parents, les élèves, le rectorat qui s'évertuait à délivrer des injonctions incompréhensibles et surtout non réalisables. Et puis, ces retrouvailles me troublaient. Je me souvenais, entre deux emplois du temps à proposer à mon équipe pédagogique… Je rêvassais.... L'école, Monsieur Camin qui avait été pour moi un exemple, pour lequel j'éprouvais une forme de gratitude, José, la bagarre…. Tout à coup, un petit tapage venu du bureau de ma secrétaire, me retira de mes souvenirs teintés d'une discrète nostalgie. Que se passait-il ?

La tête dans l'entrebâillement de la porte, je vis un jeune homme de fière allure.

Que voulait-il ? Il aurait souhaité visiter l'école au grand dam de ma secrétaire. Il répondit à mon air interrogatif : "C'est l'école primaire de mon père. Si vous saviez combien de fois mon père me raconta les moments heureux, les bons souvenirs que fut pour lui sa scolarité dans cette école ». Je fus touché par ce fils qui pour des raisons que j'ignorais, cherchait à retrouver quelque chose de l'enfance de son père, d'autant plus que je venais moi-même de me souvenir d'une part de mon enfance. Nous partîmes tous les deux en un instant, laissant ma secrétaire tout à son étonnement.

L'école était petite et nous abordâmes très vite la fin de la "visite". Je lui demandai ce qu'il faisait "dans la vie" ; il m'apprit qu'il finissait son stage en tant qu'élève de l'E.N.A à la préfecture du département. Ce qui, je vous l'avoue, ne suscita de ma part guère d'enthousiasme. Ah ! les énarques" lui dis-je, quelque peu ironique. Mais une question me pressait ; je m'efforçais de réprimer une curiosité cependant légitime. Je pensais aux écoliers de mon passé : serait-ce le fils d'Antoine, le fils du pharmacien ? ou le père serait-il petit Louis le fils du docteur ? Je lui demandais, avec une pointe d'indifférence qui ne le trompa pas : votre père a fait l'ENA, Polytechnique ? Il me regarda et me dit avec une grande sérénité que son père était décédé depuis un peu plus de deux années. Il n'avait pas pu faire d'études secondaires, pour des raisons dont il ne me parla pas. Il fut "appelé" durant la guerre d’Algérie et embarqua pour un pays considéré à l'époque comme un département français. Cette guerre l’avait conduit à un acte héroïque. Lors d'une embuscade sous un feu "ennemi" meurtrier, il fut le seul à prendre le risque d'aller chercher un blessé, qui gisait au cœur d'une mitraille qui paralysait toute la petite brigade. Il réussit et fut cité à l'ordre du régiment. Le général de la division qui avait protesté "officieusement" contre certaines pratiques de certains régiments, et des spécialistes du renseignement militaire, lui offrirent la possibilité de faire les EOR, puis une passerelle à Saint Cyr. Et son père, me dit-il, avec un grand respect, termina sa carrière comme capitaine. "Mon père était un officier sorti du rang. " Ah, oui je comprends" lui dis-je pour préparer la question qui comptait pour moi :

"Comment s'appelait-il ? Je l'ai peut-être connu ?"

José Berzatti me dit-il. C'était donc : "Poil, Poil, t'as perdu ta carotte." !!

 


 

Pour les "Psy" et les amateurs.....

 

Le destin de "Poil, Poil" me laissa complètement stupéfait, presque hébété à la grande surprise de son fils. Quel contraste d'avec ce petit garçon, qui, vainqueur au poing contre un "ennemi", s’écroule en sanglots sous le poids d'un groupe d'enfants qui scandait, "du sang, du sang..."

Nous avons un psychologue scolaire qui vient presque chaque jour : Ne sommes-nous pas en zone d'éducation prioritaire ? Je dois le "reconnaître", il m'agace un peu. Nous avons selon lui pratiquement toujours tort...

Je lui raconte ma petite histoire ; en fait, pas si petite que cela pour un enseignant soucieux du devenir de la scolarité d'un écolier...

"Ma question ?"

Je n'ai pas eu le temps de la formuler entièrement qu'il me demanda :

"A ton avis, José a-t-il été victime d'un harcèlement scolaire ?"

"C'était un fait. Mais pourquoi garde-t-il un si bon souvenir ?"

Il marqua un temps et murmura dans un souffle à peine audible: "la noblesse du refoulement..."

 

Alain KSENSEE

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