PENSER LA HAINE

LA PSYCHANALYSE, UNE SCIENCE ?
1 août 2023
DIALOGUE SUR LA VIOLENCE AU MOYEN-ORIENT
22 octobre 2023
LA PSYCHANALYSE, UNE SCIENCE ?
1 août 2023
DIALOGUE SUR LA VIOLENCE AU MOYEN-ORIENT
22 octobre 2023

PENSER LA HAINE*

L’effort pour rendre l’autre moins fou

 

Toute réflexion sur la pensée et sur les conditions de son « libre exercice » demeure à bien des égards, périlleuse. La pensée n’est-elle pas conçue comme une activité psychique parmi les plus évoluées, si ce n’est la plus noble ? Ce qui met en question son origine et son utilisation, ne se heurte-t-il pas au mur opaque et trompeur de nos idéaux personnels et sociaux ? Je me propose dans cet article d’aborder un aspect très « limité » de ce vaste domaine.

Le couple opposé « limite/liberté » parait bien convenir à cette réflexion autour d’une vignette clinique car, si une pensée organise cette démarche, c’est bien celle issue de ma pratique psychanalytique.

La liberté de penser est alors conçue dans sa relation à la sexualité humaine ; elle est donc liée à quelque chose d’autre que cet « idéal » que nous venons d’évoquer. Elle est donc entachée, rabaissée.

 

Le cadre de notre rencontre

Monsieur Nicolas D... me rencontrait quotidiennement, bien qu’il ne fut pas mon patient, dans un hôpital de jour. Il était connu de tout le monde. Ce grand jeune homme à la taille élancée était « beau », et sa vivacité intelligente surprenait souvent. Il avait l’art de pointer bien des conflits chez l’un ou chez l’autre. Nicolas traversait des périodes de grande agitation avec des actes de violence à peine contenus. Cette violence augmenta en intensité sans que nous puissions comprendre pourquoi. Il devenait vraiment menaçant... Lorsqu’il arrivait à l’hôpital de jour, les médecins de la consultation externe s’enfermaient dans leurs bureaux. Un jour, au cours d’une consultation, il frappa sa psychiatre et lui cassa le nez.

Durant cette période, je pensais que Nicolas D... aurait dû être hospitalisé car quelque chose de grave allait finir par arriver. Mes craintes me paraissaient vraiment « minables » devant le travail de réflexion de mes collègues qui tentaient avec calme d’élucider ses conduites, et m’empêchaient par exemple d’avancer l’idée que nous étions avec Nicolas dans l’acte et non plus dans la parole (1). Ainsi, cet idéal m’a souvent empêché de penser plus simplement les événements qui émaillent notre vie quotidienne avec des patients « intitulés schizophrènes », selon l’expression de H. Chaigneau.

 

La rencontre

C’est dans ce contexte que je devins le médecin de Nicolas lorsqu’il me fut confié en raison des vacances de son psychiatre.

Dès le lendemain, en fin de matinée, une infirmière vint m’avertir de sa présence à l’hôpital de jour. Ce fut véritablement un « malade » particulièrement agité qui fit irruption dans mon bureau : « Qu’est-ce que vous me voulez ? » cria-t-il ; « il y a des caméras ici, on me surveille, vous ne m’aurez pas, vous entendez ? vous verrez ! ». Je lui demandai de s’asseoir pendant qu’il arpentait le bureau, cognant sur ma chaise avec son pied et tapant dans la porte du bureau qui resta ouverte pendant le temps de ce que j’hésite à qualifier une « consultation » ! Puis, tout à coup, il se calma ; j’en fus heureusement surpris et je me ressaisis car, pendant toute cette interaction, j’étais volontairement resté très passif, m’enfonçant mollement dans mon fauteuil et subissant de manière un peu « dramatique » ses assauts verbaux en inclinant de plus en plus la tête sur ma poitrine. La pratique du psychodrame auquel je me formais m’aida grandement alors.

Il me semble me rappeler que je lui dis à peu près ceci : « Je suis votre médecin, et vous êtes malade. » J’en étais convaincu. Nicolas me regarda visiblement surpris... Tout à coup j’eus le sentiment que quelque chose se passait entre nous, il semblait m’écouter : « Il faut vous soigner, tenter de vous calmer. » Je devenais prudemment actif par le biais du soin. Nicolas ne bronchait plus, mon angoisse diminua un peu. Tout à coup, il partit dans une véritable diatribe en injuriant tous les psychiatres ; il nous tuerait tous ; il se pencha vers moi, la main dans la poche portefeuille de sa veste, et me hurla : « J’ai un revolver pour me buter et vous buter. » Je crois que, d’une certaine façon, il était au bord de l’acte. Je pensai à ma femme et à ma fille et, de manière implicite, à mon assurance professionnelle.

Il réapparut trois jours après. Ce fut un discours incoercible et violent. Nicolas brandissait son poing qui s’épuisait en ronds menaçants autour de mon nez ; il hésita à commettre une série d’actes, interrompue au seuil de la violence. Il y eut un bref silence. Avait-il pris ses médicaments ? « C’est moi le médicament ! », hurla-t-il. « Je vous tuerai tous... » Nicolas franchit brutalement le seuil du bureau, marqua un temps et me regarda avec intensité. J’eus l’impression qu’il m’observait afin de « lire » dans mes pensées et de prévenir une menace de ma part ; je ne bougeai pas de mon fauteuil ; il s’en alla.

Quelques instants plus tard, lorsque j’accueillis une patiente qui était en psychanalyse classique, je crus ressentir une sorte de soulagement. Elle s’allongea sur le divan et demeura silencieuse. Sa haine habituelle « sans mots », me paraissait ce jour-là sereine et reposante. Nicole vivait dans son analyse des moments dépressifs intenses sur un mode de persécution atroce, où je représentais alors l’homme et aussi l’enfant qui l’empêchaient d’atteindre le contact avec une mère enfin pleine et aimante (2).

C’est en passant une nouvelle fois par cette haine que mes associations divergèrent vers Nicolas. Une pensée se forma en moi par des mots charnières : studio / porter plainte / Drancy / revolver. S’agissait-il de ce qu’il m’avait dit ou de ce que m’avait dit une infirmière ?

 

Le dénouement

Je sentais que Nicolas allait fermer son studio, porter plainte au commissariat de Drancy, puis venir à l’hôpital de jour où, muni d’un revolver, il allait tenter de tuer. Après la fin de la séance de Nicole, je téléphonai donc au commissariat de Drancy et fis savoir au chef de poste que Monsieur Nicolas D... allait fermer son studio, porter plainte auprès de lui pour vol, et venir nous tuer. Celui-ci me signifia qu’il ne pouvait retenir contre sa volonté un « libre » citoyen de notre démocratie, mais il accepta le cas échéant de le retenir jusqu’à mon arrivée. Je lui confiai un numéro de téléphone où il pourrait me joindre jour et nuit, et pris contact avec un service où j’étais sûr que l’on pourrait hospitaliser Nicolas en pavillon fermé, ce qui était à l’époque un tour de force ; la clinique Sainte-Anne dont j’étais un ancien interne me fit sans beaucoup de difficultés une faveur : on réserva un lit jusqu’au vendredi suivant.

Le vendredi matin, le commissariat me téléphona pour m’informer de la présence de Monsieur Nicolas D... venu porter plainte. Le chef de poste accepta de le retenir le temps de mon arrivée. J’eus beaucoup de mal à obtenir de l’interne et d’une assistante sociale une demande de « placement volontaire » car ils avaient peur de la « vengeance future » de Nicolas. Lorsque je descendis de l’ambulance dans la cour du commissariat, je vis Nicolas entouré d’agents avec lesquels il parlait de manière assez véhémente. Je m’approchai. Lorsqu’il m’aperçut, il s’exclama : « Savant calcul, Docteur ! »

 

Psychanalyse en psychiatrie

Lorsque je suis confronté à de tels patients, le recours à la pratique et à la théorie psychanalytiques m’aide à penser.

La rencontre avec Nicolas est caractérisée par une interaction où le médecin est confronté à un mode de fonctionnement psychique pratiquement désymbolisé. Celui-ci est nécessairement accompagné, si ce n’est précédé, par des désordres neurobiologiques complexes. Cette désymbolisation entraîne une resexualisation de toutes les identifications primaires et secondaires du « Moi » (3) qui devient alors un objet libidinal : le corps du sujet est donc situé dans le monde extérieur qui devient une source d’excitations ininterrompue, le « RÉEL » selon la conception de J. Lacan. Malgré l’activité du système perceptif et la présence du langage, du fait de cette resexualisation, la pensée du patient est complètement désorganisée (4).

Nous sommes loin, dans ces états psychotiques aigus, des procédés de restitution décrits par S. Freud. Nicolas apporta dans notre interaction un chaos de pensées, de déductions, d’hallucinations fugaces. Il ne semble pas que tout ce fatras soit difficile à comprendre. Nicolas cherchait à personnifier et à désarticuler. Tout ceci semblait lui provenir de l’extérieur et d’un « Autre » indéchiffrable : il était plein de mots dans un corps vide ; le plein de ce corps étant dans le monde extérieur. Un monde plein dont il voulait être le centre de manière à le vider. Les mots ne lui permettaient pas de s’approprier ce monde extérieur (5).

Les différents commentaires sur ces états laissent à penser que les psychothérapeutes surévaluent la pensée de ces patients et leur organisation psychique. A l’inverse, les « biologistes » négligent ce mouvement de personnification du monde extérieur par un PERSONNAGE dont l’effet de séduction entraîne un surcroît d’excitation pour le patient ; excitation dont la source provient de ce monde plein, c’est-à-dire de l’organisation somato-psychique du patient complètement externalisée. Une telle dynamique peut se retrouver au cours de psychothérapies avec de tels patients. Cela peut faire penser à un transfert, qualifié quelquefois de psychose de transfert. Quoi qu’il en soit, les thérapeutes utilisent alors la notion de « bon » et de « mauvais » objet ; ce qui est discutable. La tentative d’organiser le monde extérieur à partir d’un PERSONNAGE SÉDUCTEUR peut donner l’impression au soignant que le malade fait un effort pour le rendre fou ; ce qui n’est pas le cas à ce stade, mais peut le devenir à une autre étape de la thérapie (6).

Ces considérations n’épuisent pas une interrogation qui m’a poursuivi pendant plusieurs années : pourquoi m’étais-je retrouvé dans un état de sidération mentale qui, dans un premier temps, m’avait empêché de réfléchir ? J’avais dû affronter deux dangers :

– l’un provenait de Nicolas que sa désorganisation psychotique rendait quasi imprévisible. Je suppose qu’au sein de sa souffrance surgissait par salves son impuissance à « vider » par les mots le monde extérieur (en fait, son corps qu’il tentait de récupérer), un monde qui lui paraissait plein. D’une manière générale, sa sauvegarde, son auto-conservation semblaient voler en éclats. Que dire des miennes ?

– l’autre provenait de ma propre organisation psychique mise en tension de façon extrême. Je rejoignais des points traumatiques de ma propre organisation névrotique, ce qui par régression me conduisait à un état d’inhibition, voire de sidération mentale, quelque chose proche d’un état traumatique.

C’était « comme si » cette problématique : « Qui va vider/baiser l’autre ? » me renvoyait à des relations extrêmement difficiles enfouies au plus profond de moi-même (7). Je ne pouvais plus penser.

La situation psychanalytique classique qui suivit cette interaction me permit de réinvestir mon préconscient paralysé par une défense hystérique des plus névrotiques. Je retrouvais, grâce à la haine de ma seconde patiente, les échos de fantasmes qui liaient certains moments de mon enfance. Ces débordements de violence m’avaient profondément traumatisé. Je n’avais pu éprouver que de la haine lors de ces relations, profondément déformées de « surcroît » par mes propres projections : une haine refoulée. La haine de ma patiente m’apparaissait sereine et tranquille car son refoulement bien que distingué par mon écoute analytique restait à distance de l’agir ; un agir contenu par le respect d’un consensus : celui de la règle fondamentale. Je me détachais de mes images archaïques et persécutrices pour commencer à associer à partir d’autres versions d’une mère. La précision sémantique reprit ses droits. Je projetais le danger contre-transférentiel sur Nicolas. J’étais pour Nicole une « espèce-de-Nicolas ». L’attaque primitive et les chemins de son déroulement se rassemblèrent rapidement. Nicole avait-elle perdu une séance d’analyse ? Elle m’avait permis de penser exclusivement à Nicolas, et à le protéger dans la recherche de son identité subjective.

Ce sont les idéaux professionnels des soignants qui avaient induit une interaction aussi dangereuse ; pour ma part, j’avais « laissé faire » par fidélité à un idéal bien nourri par ma mégalomanie infantile ! Nicolas devait prouver que la démarche psychanalytique était adaptée à son cas et qu’elle était efficiente. A cette époque, je pensais que l’absence du psychiatre de Nicolas avait un rôle décisif, ce qui d’un certain point de vue était exact. Ceci me conduisait à faire de la relation de transfert un paradigme quelque peu illusoire.

Nicolas était devenu une sorte de figuration qui devait censurer les limites de la psychanalyse ; du moins dans l’état actuel de sa désorganisation psychotique. Ce type de « bévue idéalisante » n’est pas l’apanage que des seuls psychiatres/psychanalystes. On constatera les mêmes erreurs dans les cas où le patient doit prouver à son médecin ou à une équipe de recherche que tout peut se résumer à un jeu de petites molécules « cérébrales ». Il est vrai que le diagnostic psychiatrique les aide bien, car la démarche classique, fut-elle celle du D.S.M., ignore la relation de transfert, ou plus exactement « oublie » de distinguer une sémiologie de la relation que la méthode psychanalytique pourrait élucider (9). C’est déjà souligner la fonction défensive de toutes les théories. Un part de leur nécessité provient du besoin que nous avons de pouvoir penser lorsque nous rencontrons de tels malades.

Notre pensée, notre organisation psychique est menacée par le mode de relation que ces personnes instaurent avec autrui.

Une hospitalisation concrétisait pour tous les soignants de l’institution une « chute » de la parole de Nicolas mais aussi, ce qui est capital, le fléchissement de notre idéal professionnel. Cette pression de l’idéal aurait pu, dans le cas d’une analyse classique avec un patient névroticonormal, induire une dépression, le patient étant conduit à rassurer son psychanalyste. Dans le cadre de mon interaction avec Nicolas, cette pression de l’idéal contribuait à le désorganiser.

Nicolas concrétisait un de nos problèmes non résolus. Toutes nos interventions tentaient de lui prouver que le plein et le non-châtré se trouvaient de notre côté. Elles ne faisaient qu’amplifier les processus de resexualisation des identifications constitutives de Nicolas : il me semble que, de cette manière, le « vide » de son corps s’amplifiait cependant que l’institution dont je fus pour lui le représentant plein et « séduisant » devenait la source d’une excitation effractante.

 

Happy end ?

A la rentrée de septembre, Nicolas me demanda lors d’une rencontre inopinée comment j’avais fait pour savoir qu’il irait à Drancy. Je ne pus lui dire que ce « nom » représentait pour moi bien des tragédies et que ce « fragment » personnel n’avait pu que renforcer le volet persécutif qui obtura ma prise de conscience. Je me contentai de lui dire que j’avais réussi à l’écouter, ce qui était d’un certain point de vue exact. Mais n’aurait-il pas été plus juste, moins idéal, de lui dire que dans « tout cela » j’avais réussi à penser à lui et à moi ?

 

En conclusion

Je préciserai que lorsque le psychiatre « veut bien » considérer un patient intutilé schizophrène comme sujet de sa maladie et non pas exclusivement comme l’objet d’un processus morbide, l’interaction qui s’instaure est source d’une potentialité traumatique. Cette configuration peut déterminer de la part du médecin le recours à des « idéaux » dont ceux liés à des théories destinées à lui masquer une évidence : le manque à penser. Cette atteinte de la liberté de penser, « l’interaction », constitue un élément constant et se révèle ici de manière « abrupte », du fait de l’acuité psychotique du cas clinique présenté. Elle est cependant toujours présente au psychiatre qui « veut » la reconnaître ; c’est-à-dire inclure dans le tableau clinique de la schizophrénie une sémiologie de la relation qui est encore systématiquement niée.

 

DR Alain KSENSEE

 

Notes de l’auteur
  1. Du point de vue du patient, la parole, les mots se confondent avec les actes.
  2. Il s’agit bien évidemment du pénis manquant.
  3. M. Fain, « Le désir de l’Interprète ».
  4. Sur la voie de la pulsion, la représentation est liée à la désexualisation.
  5. La confusion psychotique intéresse l’acte et les mots.
  6. Cf. l’étude de H. Searles.
  7. J’ai avancé l’idée que la relation de transfert de ces patients se construisait à partir du contre-transfert du thérapeute et non malgré celui-ci. Dans les cas où ce contre-transfert n’est pas élucidé, il se produit un conflit délirant, le patient réussissant d’une certaine façon à rendre le thérapeute « fou ».

 

*No 1/93, La liberté de penser.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *