DIALOGUE SUR LA VIOLENCE AU MOYEN-ORIENT

PENSER LA HAINE
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1 décembre 2023
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DIALOGUE SUR LA VIOLENCE AU MOYEN-ORIENT

 

Deux psychanalystes israéliens dialoguent sur le thème de la violence sociale au Moyen-Orient et proposent deux concepts : celui de l’identification radioactive et celui de la « psychopathie » de la deuxième génération d’immigrants installés dans un nouveau Pays, une nouvelle Nation, un nouvel Etat. Ils insistent sur la nécessité pour un peuple d’immigrants d’apprendre à accepter et à intégrer l’étranger, c’est-à-dire l’accepter avec sa culture, son passé, ses traditions.

 

Ce dialogue date de 2002-2003. Il met en valeur certains éléments qui peuvent permettre aux « psy » d’aborder les problèmes de la violence sur le plan « extra-familial » d’une façon tout à fait nouvelle.

***

   Sam Tyano : Psychiatrie française m’ayant sollicité pour un article sur la violence sociale, en Israël et au Moyen-Orient, je viens t’interroger sur tes concepts de violence sociale parce qu’ils ne sont pas politisés, qu’ils peuvent être utilisés à tout moment, et de quelque bord que l’on soit. Il est intéressant de comprendre deux éléments particuliers, celui que tu nommes violence sociale, et aussi celui de la radioactivité qui permet de mieux comprendre.

   Yolanda Gampel : La violence sociale est la violence véhiculée par l’État. Nous n’avons pas d’explication valable pour la situation aberrante qu’est la violence sociale. Il s’agit toujours d’un contexte social où la violence est véhiculée sous des formes différentes. La question de la violence et de l’insécurité est au centre de l’actualité. La violence est un phénomène complexe qui ne ressort pas d’une seule cause mais de causalités plurielles qui interagissent. La violence sociale inclut le concept de violence organisée qui se réfère à la violence mise en œuvre par un groupe, un gouvernement ou une institution, contre des individus ou des groupes, et qui est exercée au bénéfice exclusif d’un sous-groupe social. Ce type de violence vise des groupes politiques, ethniques, religieux ou des secteurs socio-économiques spécifiques. La violence perpétrée par l’État est le paradigme de la violence sociale, parce que ceux qui sont supposés protéger et appliquer la loi exercent un pouvoir mortel et meurtrier. L’État dispose aussi de moyens plus subtils pour imposer son pouvoir, en fonction de politiques économiques et d’intérêts internationaux. On peut parler de violence sociale liée au terrorisme.

Il faudrait donc identifier certaines variables universelles dans chaque situation. Une grande partie du monde a été récemment traversée, d’une manière ou d’une autre, par plusieurs événements auxquels il est nécessaire de donner une place et qui ont éveillé en nous toute une série de questionnements. Introduire le thème de la violence sociale, c’est introduire dans la psychanalyse des événements historiques de la réalité externe. C’est donner une place au social dans la psychanalyse. La mémoire et le sentiment de la turbulence de la violence sociale dérangent car nous nous trouvons devant de puissantes forces de destruction et d’extermination.

Nous attendons de la psychanalyse qu’elle donne un sens à des sentiments qui éveillent l’angoisse et l’horreur – l’inquiétante étrangeté de la violence sociale – et qu’elle les conceptualise. Pour sa part, depuis la création de l’État, Israël a été de façon continue et complexe en état de guerre avec ses voisins arabes.

Chaque guerre a confronté les Israéliens avec une série de problèmes existentiels et d’identité. A partir du moment où un groupe important de Juifs arrivent avec l’idéologie sioniste et rencontrent les gens qui habitent ici et qui sont des Arabes, la violence est historiquement déjà présente.

L’histoire est connue, mais, au milieu du XXe siècle, est apparue une grande violence d’État, appelée génocide, qui a conduit à la « destruction » de six millions de Juifs. Les survivants arrivés après la Shoah ont été traumatisés par une violence sociale subie.

Auschwitz représente une autre légitimité universelle de l’existence d’Israël, en dehors de la justification via les temps mythiques (Dani Diner, 1999). L’État d’Israël, établi en mai 1947 après la Shoah, était peuplé de Juifs et d’Arabes. Ces populations avaient été pendant des siècles sous l’autorité de l’empire ottoman puis de l’empire britannique. La communauté juive était constituée d’immigrants arrivés quelques décennies auparavant pour des raisons idéologiques sionistes, et de Juifs vivant depuis plusieurs générations avec leurs familles dans le pays.

La population arabe était quant à elle constituée de familles vivant dans la région depuis des générations. La nation juive s’est établie selon le plan de partition des Nations Unies, qui donnait la possibilité aux Juifs ayant survécu la Shoah de construire un foyer national dans les limites de la partition.

Le refus arabe du plan de partition et les guerres qui ont suivi contre le nouvel État ont eu pour conséquence que de nombreux Arabes ont fui et ont tenté de se réfugier dans les pays voisins, qui les ont également rejetés. C’est ainsi que sont nés les camps de réfugiés Palestiniens. Pour justifier l’existence de l’État d’Israël, on trouve deux discours :

- Un discours religieux justifiant le commandement biblique.

- Un discours séculaire qui se justifie à travers des preuves empiriques historiques et qu’on peut communiquer de façon universelle.

L’intention était d’établir en Palestine la terre biblique, mais en même temps de donner à la présence des Juifs le caractère de peuple, de nation, malgré la présence d’un autre peuple, la population Arabe. Les discours agissent comme une forme historique donnée, une véritable obsession, un rituel de justification, qui invoquent l’ancien patrimoine et en légitiment toutes les demandes contre le présent. Cette collusion des différents temps survenus depuis la création de l’État d’Israël tient aux traumatismes et aux sacrifices humains qui se surajoutent à ceux subis lors de la Shoah, et qui créent une façon de vivre avec un trauma présent et passé. Il nous faut rester ensemble hors de toute confusion des violences, entre celles commises en Europe pendant la Shoah dans la destruction des Juifs et celles liées aux actes qui se commettent ici au Proche-Orient (et encore plus depuis l’attaque terroriste de l’Amérique survenue le 11 septembre 2001).

Mon parcours personnel m’a conduite à conceptualiser la violence sociale de différentes manières. A travers mon travail en psychanalyse avec des patients âgés de 25-26 ans, fils et filles de déportés rescapés de la Shoah, je me suis retrouvée dans une impasse. Ils savaient que leurs parents avaient à dire des choses, liées à la Shoah mais qui restaient secrètes. Mais les parents ne voulaient pas parler. Mes patients, de leur côté, étaient à l’écoute de ce qu’ils pouvaient encore savoir sans réellement vouloir savoir ou demander. Ils voulaient savoir sans savoir. Moi-même, je ne voulais pas tellement savoir. J’étais très jeune et je savais que cela pourrait être terrifiant. Je ne voulais pas savoir, mais je ne savais pas que je ne voulais pas savoir ! Cette impasse dans les analyses s’est prolongée jusqu’au jour où une fillette est venue en consultation en raison de ses « absences ». Voici son histoire.

Les parents de Michal souhaitaient confier la situation de leur fille à la réflexion d’un analyste. Michal présentait des troubles de mémoire et de connaissance, des amnésies et des « absences ». Les absences, qui se produisaient surtout à l’école, inquiétaient fortement son entourage. La mère de Michal décrivait l’enfant comme se réveillant d’une absence dans un « état perdu ». Michal, une enfant de 7 ans, aux cheveux noirs, fine, jolie, est arrivée à la consultation avec sa mère. Celle-ci a raconté quelques détails de l’histoire familiale. Le père, originaire de Pologne, était arrivé très jeune en Israël. Peu de temps avant son mariage, la mère avait émigré en Israël en provenance d’Amérique du Sud. Michal était leur troisième enfant. L’entretien d’une heure avec la mère et l’enfant a porté sur le développement de Michal, la vie quotidienne, les autres enfants, les dernières maladies et les morts dans la famille. Michal était très attentive à tous ces échanges, mais sans y prendre part. Elle avait l’air sérieux, et n’était pas du tout effrayée ni déprimée. L’analyste a demandé à Madame M. de les laisser seules et Michal et l’analyste ont établi un dialogue à travers le squiggle game (Winnicott, 1971), qui entraîne une série de questions et de réponses. A une question de l’analyste à la fin de la séance :

Michal a répondu qu’elle ne voulait pas être : « une clôture électrique dans le ghetto de Varsovie, les soldats y mettent les enfants ; s’ils touchent la clôture, ils s’électrocuteront et mourront ». Mais l’analyste était troublée par les mots de Michal, sentant que leur signification allait au-delà de leur valeur spécifique de diagnostic. Michal semblait demander qu’on prête attention à des pensées qui dépassaient sa connaissance consciente.

Ces pensées renfermaient-elles une perspective si terrifiante qu’elle avait préféré être « absente » plutôt que de s’exposer à son entourage et à ses pensées ?

L’analyste décida de vérifier cette hypothèse en termes d’histoire de la famille. La séance suivante a eu lieu en présence de la mère. Le père, bien que convié, n’est pas venu. L’analyste a fait part à la mère de la réponse de Michal lors de la première séance et a demandé son aide pour la comprendre. Surprise et angoissée, la mère a dit : « Enfant, mon mari était dans le ghetto de Varsovie et, plus tard, en camp de concentration. Mais nous n’en avons jamais parlé avec les enfants. Comment sait-elle ? Mon mari déclare toujours qu’il est arrivé très jeune en Israël et on ne pose pas d’autres questions sur son passé ». Michal, questionnait-elle son père à travers son symptôme ? Ce « besoin de connaître » par le biais du symptôme, avait-il permis à son père de faire le passage de la survivance à un certain désir de vivre ? Michal, à travers la transmission inconsciente transgénérationnelle, a fait tout son possible pour éveiller son père et le sauver de l’abandon et de la solitude de son silence. Au prix d’un symptôme qui l’empêchait, elle, de vivre, elle a questionné son père, l’a fait témoigner et lui a redonné le désir de vivre. Et en même temps, elle s’est réveillée au monde. Le cas de Michal nous amène à envisager cette situation comme la référence à un manque, à une absence de mémoire, de liens, d’affects, à une absence de se sentir vivant et qui peut être comprise comme un gouffre. Michal a éveillé mon besoin de savoir et de connaître la « culture » dans laquelle les parents de mes patients avaient grandi comme enfants. Comment un enfant de 5, 6, 10 ans, qui était dans cet enfer, avait-il eu le courage et la capacité de continuer à vivre, de se sauver, de sauver les autres, de jouer, de rêver, d’endurer ? Telles étaient mes questions.

J’ai donc commencé à interviewer des survivants qui étaient des enfants pendant la Shoah. Ces interviews leur ont donné la possibilité de témoigner sur le passé, avant, pendant et après la Shoah. Et surtout elles nous ont permis de les questionner sur la façon dont ils avaient pu endurer leur expérience catastrophique de la Shoah. Après la Shoah, ils ont pu trouver du travail, ont fait des études, ont construit des familles. Quels sont les mécanismes psychiques qui les ont soutenus ? A travers ce recueil de témoignages, j’ai appris des survivants que pour pouvoir soutenir leur psyché, leur esprit, chacun d’eux, d’une façon ou d’une autre, était accompagné en lui-même de quelque chose que j’ai appelé « objet trésorisé ». Cet objet est en relation même avec l’enfant et contient quelque chose de la relation avec les figures parentales. C’est un objet qu’on garde dans sa mémoire et qui les garde eux-mêmes, et leur permet de continuer à vivre. Ces objets qui faisaient partie de la vie quotidienne et qui étaient un soutien vital, deviennent des mémoires qu'on prend avec soi pour endurer. Ils les ont emportés avec eux de leur maison, de leur vie de famille, de leur quartier, pour être un réconfort et un support dans les moments les plus traumatiques. A cet effort pour conserver des objets et des sons, s’ajoutait l’urgence d’expérimenter encore une fois, des parfums, des saveurs de leur enfance.

Paradoxalement, se manifestait une énorme envie pour les aliments détestés pendant l’enfance, mais regrettés passionnément dans les moments de détresse. Nous supposons que la survivance dans des situations traumatiques nécessite, entre autres, que l’individu rencontre en lui-même une représentation qui l’aide à endurer. Peu importe la représentation, quelque chose de cohérent et de discernable, capable de couvrir et de masquer l’horrible et l’impensable. J’ai rencontré des témoignages incroyables. Pour les survivants mêmes, cela a été une surprise de découvrir ces objets trésorisés.

   S. T. : Est-ce que c’était de la négation ?

   Y. G. : Ce n’était pas seulement de la négation. Pour moi, c’était toute une découverte de la manière dont un enfant endure et surmonte les événements les plus terribles et ne devient pas fou. Les mécanismes de défense développés pour pouvoir continuer à vivre étaient la répression, la négation, le numbing, l’anesthésie affective, etc., tout ceci est assez connu. Voici quelle a été mon expérience et les différents concepts qui ont surgi au fur et à mesure de mon travail clinique avec la génération qui est passée par la Shoah et avec celle de leurs enfants. Voilà quelle est leur part d’endurance. Mais j’ai aussi découvert un concept qui est tout le contraire de l’endurance, la transmission radioactive et l’identification radioactive.

Ce concept est en relation avec la Shoah, mais aussi avec notre travail avec les Palestiniens, et avec deux patients qui ont vécu des situations traumatiques récentes en Amérique du Sud et en Yougoslavie. Où, quand ce concept de radioactivité a-t-il surgi ? C’était la période de Tchernobyl, le 1er mai 1986 à Paris. Tous les journaux de l’époque disaient :

« Tchernobyl, c’est la radioactivité, mais elle n’est pas arrivée en France, elle est restée “détenue” à la frontière. »

   S. T. : La radioactivité s’était arrêtée à la frontière entre l’Allemagne et la France ?

   Y. G. : Exactement, à la frontière. J’ai rencontré dans les rues de Paris un ami qui travaillait à l’institut Pasteur et qui m’a dit : « J’ai mesuré aujourd’hui la radioactivité à Paris, il n’y a pas de frontière. » C’est ainsi que j’ai pensé à la radioactivité, cette chose qui n’a pas de couleur, pas de forme et pas d’odeur ; tu ne sais pas que tu es contaminé. Tu peux être affecté au moment même, tu peux mourir ou être hospitalisé comme tous les gens qui étaient autour de Tchernobyl. Il est également possible que tu aies dans vingt ans un cancer dû à la radioactivité, ou encore que tes enfants à naître soient touchés. En ce qui concerne la violence sociale, le raisonnement est similaire : il s’applique à des situations où nous pouvons tous être récepteurs passifs, dans la mesure où, comme la radioactivité, elles n’ont ni forme, ni odeur, ni couleur et nous pouvons aussi en être les transmetteurs de façon aléatoire par le seul fait que nous sommes des sujets sociaux. Le terme radioactif, emprunté à la physique, m’aide à métaphoriser les effets monstrueux de l’aberration causée par la violence socio-politique d’État et par ce que des êtres humains peuvent faire subir à d’autres êtres humains (Gampel, 1992, 1996, 2001, 2003). Il s’agissait de conceptualiser un fait clinique très difficile à appréhender, en utilisant un concept extrême qui mobilise des résistances car il nous oblige à penser ce dont nous ne pouvons être protégés (le contraire de l’objet trésorisé), à prendre conscience de faits et d’effets qui ont eu lieu à une certaine distance géographique et temporelle et qui ne se transmettent pas, ne se propagent pas, ne passent pas par des lignes identificatoires connues (projection, expansion). Ce concept tente de modéliser une transmission inconsciente, imprévisible, qui ne se rattache à aucune loi psychanalytique connue.

L’objet d’une telle transmission peut circuler de façon imprévisible sans qu’aucun sujet particulier ne puisse anticiper sa réception. Cette transmission inconsciente se situe dans l’après-coup d’une série d’expériences de rupture, de mutation, à la base d’une discontinuité subjective et intersubjective. Nous pouvons tous être récepteurs, porteurs et transmetteurs passifs de ces objets psychiques radioactifs de façon tout à fait aléatoire, par le seul fait d’appartenir à une nation, un territoire, de vivre en société dans ce monde. En écoutant le récit des survivants, on peut ressentir comment les sujets intériorisent les résidus radioactifs dont ils ne sont pas conscients et comment ils s’identifient parfois à eux et à leur aspect déshumanisant. Occasionnellement, ces sujets mettent en acte ces identifications qui leur sont étrangères, ou bien ce sont leurs enfants qui le font dans un processus de transmission transgénérationnelle qui produit un sentiment d’inquiétante étrangeté (Gampel, 1992, 1996 ; Keerbergen, 1992). Pour les survivants de la violence sociale, de la Shoah, la rencontre entre passé et présent, entre vie et mort, entre « background de sécurité » et « background d’inquiétante étrangeté », entre intérieur et extérieur, entre générations antérieures et générations postérieures peut être extrêmement pénible et douloureux.

   S. T. : Mais où vois-tu l’identification avec l’agresseur chez les victimes de la Shoah ?

   Y. G. : Pour toute victime, la violence sociale pénètre surtout avec ses aspects déshumanisants, comme une chose que tu trouves en toi-même, sans le vouloir. Tu le constates en échangeant à ce sujet avec des gens autour de toi. Ils disent avoir pris en eux-mêmes, sur eux-mêmes, sans le vouloir, des aspects terribles de la cruauté qu’ils ont subie ; il s’agit de l’identification à l’agresseur. Tu ne t’en rends pas compte, cela te pénètre inconsciemment. Ainsi, tu as beaucoup de survivants de la Shoah qui peuvent dire des choses d’une très grande cruauté à leurs enfants, alors même que ces enfants sont leur bien le plus précieux.

   S. T. : C’est la victime agresseur ?

   Y. G. : Oui, c’est une identification que j’appelle radioactive, qui te pénètre, où la violence de l’autre devient ta violence. Ce qui est plus facile à retrouver dans les cas de sévices psychologiques ou sexuels auprès d’enfants victimes qui deviennent eux-mêmes sadiques, reprenant justement ce sadisme. Mais revenons-en à l’histoire.

   Y. G. : Je me demande toujours quelle est la différence entre la violence sociale et la violence dans la famille. Il y en a une. La violence dans la famille est le problème de notre époque, mais il y a des écoles, des institutions qui peuvent protéger ces enfants d’une manière ou d’une autre. Dans la violence sociale, il n’y a pas de défense. La violence sociale est au-delà de la transgression de la loi qui a parfois lieu dans l’intrafamilial, avec les terribles dégâts que l’on sait, mais elle permet quelque retour ; non, la violence sociale, la Shoah comme exemple extrême, est destruction de la loi, sans retour, « atteinte de l’ensemble des générations et de l’ensemble de la culture », concluait en 1969 une conférence des Droits de l’homme sur les crimes contre l’humanité.

   S. T. : Tu peux aussi, simplement, ne pas être présent. C’est une des grandes questions. Il y a des Israéliens qui disent : « Je ne veux pas être là, dans un tel État de violence, dans une telle société, je ne peux pas faire partie de ça. » Théoriquement, on pourrait simplement partir. Mais c’est fuir une partie de son identité, c’est forclore la part de son identité nationale dans sa propre identité.

   Y. G. : Parlons de la dernière rencontre avec les Palestiniens. Pendant les interruptions de séance, j’ai parlé personnellement à chacun d’entre eux de leur famille, de leur façon de vivre, de leur maison. J’ai demandé à un des collègues, un psychiatre assez connu, pourquoi il était venu à cette réunion. Je connais ses opinions assez extrêmes sur les Israéliens. Il m’a répondu : « Oui c’est vrai, je ne peux pas vous aimer pour tout ce que vous nous avez fait. J’ai fait toutes mes études, toute ma formation sous l’occupation, avec l’espoir que cela finirait un jour et à chaque fois c’est pire. » Il habite à Jérusalem et il me raconte ses trajets quotidiens de Jérusalem à Ramallah, les heures d’attente au check point, les humiliations quotidiennes. Il pense à ses enfants et à ses petits-enfants, à ce qui les attend : « Je ne peux plus voir ça. » Je lui demande alors : « Pourquoi n’es-tu pas parti, tu étais en Angleterre ? »

Il répond : « Mais c’est ma terre ! » Il me parle alors de ses frères, de ce que fait chacun d’eux : « C’est ma terre, je ne pourrais pas vivre ailleurs et je suis ici parce que c’est le dernier espoir qu’ensemble, nous pourrons peut-être changer la situation. » J’ai également parlé avec une psychologue qui habite à Gaza avec son enfant et son mari qui est policier. Elle était une de mes étudiantes en formation de psychothérapeute. Elle me parle d’une collègue mariée avec un New Yorkais ; ensemble, ils habitent à Gaza. Mais chaque fois qu’elle est enceinte et qu’elle atteint son sixième mois de grossesse, elle repart à New York. Elle dissimule son ventre et fait naître ses enfants en Amérique pour qu’ils aient un passeport américain car elle ne veut pas qu’ils vivent dans ces conditions. Des deux côtés, nous sommes dans la même situation et, eux aussi, sont dans une transmission radioactive très présente.

   S. T. : Oui, mais cette radioactivité prend actuellement forme de terrorisme. Pour revenir à ce dont on parlait, la violence sociale en général, on constate que les médias se rabattent plus particulièrement sur le Moyen-Orient alors qu’au cours des dix dernières années il y a quand même eu plusieurs catastrophes humaines, ne serait-ce qu’en ex-Yougoslavie.

   Y. G. : Oui.

   S. T. : Je me demande dans quelle mesure le fait de se rabattre sur le Moyen-Orient est ou non un hasard. Ici, nous sommes témoins non pas d’un siècle de violence, mais d’une violence sociale transmise depuis beaucoup plus longtemps, et que l’on ne retrouve pas dans les autres conflits. C’est pour cela que lorsqu’on nous dit qu’après deux guerres, les Français ont pu se réconcilier avec les Allemands, les Serbes avec les Croates et autres, il ne s’agit sans doute pas d’un conflit analogue. Ici, on a l’impression qu’il s’agit d’autre chose, il s’agit d’un conflit dont les racines sont beaucoup plus profondes, ce qui veut dire que la transmission historique est différente de celle des autres conflits. Les racines historiques déterminent la nature du conflit. En d’autres termes, ce n’est pas toujours la ressemblance des faits qui joue un rôle mais quelque chose de beaucoup plus lointain, beaucoup plus ancien.

   Y. G. : Mais, en Yougoslavie, c’était la même chose.

   S. T. : Non, leur histoire n’est pas aussi ancienne que la nôtre.

   Y. G. : Oui, il y a un article écrit par Victor Hugo en 1887 sur la Yougoslavie, paru dans le Monde diplomatique. En le lisant sans regarder la date ni le nom de l’auteur, on se rend compte que le conflit actuel est l’émergence d’un conflit longuement soutenu. C’est incroyable, et on voit alors toute la transmission. En Yougoslavie, on a divisé le pays concrètement et on a pu le faire. Ici, cela fait cinquante ans que l’on n’y arrive pas.

   S. T. : Pourquoi ? Justement, peut-être devrions-nous introduire une notion supplémentaire, pour mieux comprendre, celle de la religion. Il y a quand même quelque chose de commun, c’est la religion.

   Y. G. : A quoi te réfères-tu ?...

   S. T. : Ici, au Moyen-Orient, il y a un facteur religieux qui joue un rôle très important, et la question est de savoir, lorsque nous parlons de religion, dans quelle mesure elle véhicule un élément de violence ?

   Y. G. : Oui.

   S. T. : La religion véhicule un élément de violence. Si l’on prend texto la religion des deux côtés de la frontière, on constate qu’elle est très violente, qu’elle est mortifère. Elle est extrême des deux côtés, et nous pouvons voir à quel point ici, de notre côté, les plus extrémistes sont les orthodoxes. Les ultra-orthodoxes maintiennent le clivage entre ce que j’appelle la société de la terre et la société de l’homme. Deux sociétés qui se confrontent, à l’intérieur de la société Israélienne et Arabe. Pour notre part, l’une est attachée à la terre, qui est la Méarat Hamachpéla à Hébron et au tombeau de Joseph, parce que celle-ci nous appartient historiquement et que la Bible nous ordonne d’y rester ; et l’autre est celle qui voudrait baser l’identité nationale sur la qualité humaine, celle qui dit non, ce n’est pas une question de terre c’est une question de valeurs humaines.

Nous retrouvons le même phénomène du côté Musulman. Il y a les extrémistes soutenus par les leaders religieux comme le Sheich Yassin et, d’un autre côté, d’autres islamistes croyants mais faisant place à l’autre, quelles que soient sa pratique et sa croyance. Ainsi, des deux côtés, nous avons les extrémistes et au centre, nous avons les deux groupes du centre qui essayent de se rapprocher, de dialoguer, de négocier. Peut-être qu’il ne suffit pas simplement de parler pour avancer, ou pour nous amener à une approche plus compréhensive de la question ? Si la religion joue un tel rôle, les religieux ont eux aussi une fonction qu’on ne leur reconnaît pas assez. Ce sont des gens avec qui nous ne négocions pas, avec qui nous n’essayons pas d’élaborer les valeurs et les priorités sociales.

   Y. G. : Ils ne sont pas vraiment disposés à discuter.

   S. T. : Je ne sais pas. Avons-nous essayé de nous dire que la négation de ce milieu est peut-être aussi quelque chose que nous avons délaissé dès le départ ? L’intransigeance est une forme de violence. Je ne pense pas qu’il y ait eu assez d’efforts faits pour analyser le rôle des facteurs déterminants de transmission qui véhiculent la position religieuse violente, par exemple, et les moyens qu’elle autorise à utiliser. Ou bien le rôle que la notion de sacrifice joue dans la religion, des deux côtés d’ailleurs, et qui a peut-être initié cette notion de « tueurs suicidaires » au nom de... Nous devons nous pencher très sérieusement sur ces notions, essayer de les étudier, afin de mieux comprendre les racines de la violence sociale. Les teneurs de cette transmission devraient être, eux aussi, nos partenaires de dialogue.

   Y. G. : C’est une idée à réaliser.

   S. T. : Mais revenons à ton concept de radioactivité. La radioactivité est un processus qui met en jeu l’activation d’un noyau atomique. Quand tu parles de radioactivité, tu la décris au moment où elle a déjà pénétré, où elle est déjà là sans odeur ; or, pour que le noyau de violence s’active, il faut des conditions favorisantes. En physique, c’est clair, il faut une certaine température, une vitesse, une pression, certaines conditions pour que ce noyau-là s’active. La question qui se pose est de savoir quelles sont, au niveau social, les conditions propices pour que cet effet se produise. C’est comme s’il existait, au départ, un potentiel toujours présent et qu’il fallait que certaines conditions environnantes se produisent afin de déclencher l’explosion. La question qui se pose est de savoir quelles sont ces conditions de violence qui se trouve en chacun, car le potentiel est, je suppose, à la limite presque physiologique, mais certaines conditions doivent exister pour engendrer l’explosion.

   Y. G. : Oh, je peux essayer de penser que c’est la même chose que l’après-coup, si je prends l’explication psychanalytique de l’après-coup. Quelque chose est arrivé dans ton enfance et quand ça se rejoue plus tard tu te demandes pourquoi ça revient à tel moment, pourquoi ce noyau qui était resté enfermé et caché explose bruyamment face à une réalité extérieure. Dans l’après-coup, il n’y a pas de loi linéaire. L’après-coup qui joue son rôle dans la relation de sujet à sujet, introduit aussi une série d’expériences sous forme de ruptures, de mutations, au seuil de la discontinuité subjective et intersubjective. Si Israël était réellement le pays où coulent le lait et le miel, la population vivrait dans un cadre lui permettant de se développer, de créer et d’accomplir des actes sans guerre, sans guerre violente, et lui offrant des possibilités de vivre. Dans le cadre d’un « arrière-plan de sécurité » soutenu et continu, je crois que le noyau radioactif ne se serait pas réveillé. Le réveil ou non d’un noyau de radioactivité dépend de la façon dont une société contient et soutient ses citoyens. Cela dépasse l’individuel, la famille ; cela appartient à tout le contexte social.

   S. T. : Oui, cela dépasse la famille, cela appartient à la société, mais il faut qu’il y ait un phénomène déclenchant.

   Y. G. : Tu demandes pourquoi la France s’est réconcilié avec les Allemands après les deux guerres ? La France a continué à se développer, il n’y a plus eu de guerre, de violence sociale, c’est comme une plaie qui guérit et qui ne se rouvre pas perpétuellement. Ici, la plaie est sans cesse rouverte.

   S. T. : Ici, il y a quelque chose qui maintient cette violence.

Ce matin, la radio disait que depuis deux semaines il y a une accalmie, un « silence », et ils parlaient d’un silence « inquiétant ». Et le journaliste étranger demandait : « Mais enfin, vous avez un peu de ce silence souhaité depuis si longtemps ; un silence, on ne peut pas s’inquiéter d’un silence ? » En l’écoutant, je pouvais constater que oui, c’est cette inquiétude qui m’inquiète.

   Y. G. : Et qui mobilise quelque chose ?

   S. T. : Oui, les gens attendent tellement un silence et cela fait quinze jours qu’il y a une accalmie. Une minorité est satisfaite et de nombreuses autres personnes sont subitement inquiétées par ce silence.

   Y. G. : Parce qu’elles n’y croient pas. Elles ont tellement peur que tout recommence. D’un côté et de l’autre, je crois qu’elles pensent à cette violence.

   S. T. : Violence inassouvie. Il y a une violence que subitement je ne sais plus à quoi référer. Je vis continuellement dans une telle ambiance de violence que lorsque subitement, le support disparaît, il reste un vide anxiogène. Sans support auquel se rattacher, on n’a plus d’événement auquel se référer.

   Y. G. : C’est justement ici que doit intervenir le social de ce pays, au niveau national, il faudrait pouvoir commencer par effectuer une transformation de cette violence présente, mais on ne sait plus que faire sans elle. On a appris à vivre avec elle et, sans elle, on ne sait que faire. Je ne sais pas comment, mais en Israël, il faudrait effectuer tout de suite cette transformation et au niveau national, pas au niveau individuel.

   S. T. : Au niveau national... ?

   Y. G. : Oui, au niveau national, au niveau de ce que l’on dit à la radio, de la manière dont on transmet, dont on communique les événements. Pourquoi tout à coup, quand tu écoutes les informations à 6 heures du matin, tu n’entends pas : « une explosion a eu lieu » ? Tu entends plutôt toutes les violences de la vie quotidienne que tu n’entendais pas avant : un mari qui a tué sa femme, des adolescents qui ont manifesté..., des gens qui ont disparu... Ces problèmes existaient auparavant, et l’on peut en parler puisqu’on ne parle pas de l’autre, de la violence qui vient de l’ennemi. Il faut alors prendre la responsabilité de la violence, elle est très importante, très inquiétante.

   S. T. : C’est comme si parce qu’il n’y avait plus de support extérieur à la violence, elle commençait à agir vers l’intérieur, parce qu’elle est là, et la violence est une énergie qui ne disparaît pas du jour au lendemain.

  Y. G. : « La radioactivité violence » est ici.

   S. T. : Elle est là et elle continue à agir. Mais nous savons que dans de tels cas, lorsqu’un noyau commence à agir, il existe de grands circuits d’eau froide qui peuvent apaiser cette violence et, dans un milieu comme le Moyen-Orient, la question est de savoir quels sont ces courants qui pourraient devenir des mécanismes de protection, d’apaisement, de ces facteurs risque. Par esprit de survie, nous ne considérons pas assez ces mécanismes de protection.

   Y. G. : Nous pourrions le suggérer au gouvernement et faire tout – à tous les niveaux de la société, de l’enfance jusqu’au troisième âge, dans les écoles, les institutions, à la radio, dans tout ce qui est en rapport avec la communication – pour envelopper ce noyau radioactif de façon à ce qu’il n’explose pas ?

   S. T. : Oui, tout à fait, et préparer ces enveloppes et peut-être même revenir à ce que tu évoquais au sujet des trésors.

   Y. G. : Les « Objets trésorisés » ?

   S. T. : Oui, les objets trésorisés auxquels on pourrait penser et que l’on pourrait transmettre. Il s’agirait de formules à développer, afin que, dans de tels états de violence, il suffirait parfois qu’un des deux côtés prenne la responsabilité de transmettre ce genre de communication...

Et c’est quelque chose auquel nous ne pensons pas assez.

Nous pensons tout le temps à créer un pont, mais comment constituer un axe à quatre points, d’abord ? Des deux côtés de la frontière, se trouvent les extrémistes, et au milieu, à peu de distance, les deux groupes des gens de paix. Nous cherchons tout le temps à créer des rencontres entre les gens de paix qui parlent le même langage. C’est comme si nous nous parlions entre nous en cercle fermé. C’est peut-être plus facile pour éviter les difficultés, mais ceci ne nous fait pas avancer. C’est comme « inonder » une séance de paroles sans vraiment rien dire de consistant. La parole à l’endroit même du conflit, le dialogue à tout prix, celui qui acquiert la reconnaissance de l’autre, cela pourrait créer un processus positif. Il n’y a rien de plus vexant que le mépris.

   Y. G. : Je me demande quelle sorte de formule d’objets trésorisés on pourrait développer, en les prenant métaphoriquement, en pensant aux objets trésorisés de ces enfants. L’un disait par exemple qu’il se rappelait que quand la guerre avait commencé, sa grand-mère avait enterré sous sa maison des chandeliers de Shabbat en argent, héritage de génération en génération.

Lorsqu’il était en difficulté, il se disait : « Moi, je suis le seul à savoir où sont les chandeliers, il faut que j’aille les chercher et que je les ramène en Israël comme grand-mère le voulait. » L’autre était un enfant très gâté. Sa mère lui préparait des soupes avec beaucoup de beurre, de la ciboulette et du pain. Il ne mangeait pas, il était très mince. Quand il était caché, il se disait : « Il faut que j’arrive après la guerre à manger une soupe comme celle-là, c’est la seule chose que je veux. » Tu te rends compte ! Comment peut-on faire le passage de cet objet trésorisé à des modèles d’une société ; comment utiliser quelque chose de positif qui existe dans l’histoire d’une nation ?

   S. T. : Ramener, chercher dans l’histoire même du peuple quels sont ces éléments-là.

   Y. G. : Comme les chandeliers, la soupe...

   S. T. : Que l’on peut ramener..., parler peut-être non pas de religion mais de tradition. La tradition pourrait nous venir en aide.

   Y. G. : La tradition positive.

   S. T. : La tradition positive, oui. J’ai traité, en 1988, la question de la continuité et de la transmission sur trois générations de toute nouvelle immigration en Israël. Rappelons-les très brièvement .

- La première, constituée des nouveaux immigrants récemment arrivés, où apparaît une désintégration de la famille, une perte des rôles initiaux et une confusion dans la hiérarchie familiale.

- La seconde est celle que j’ai nommée la génération « psychopathique »

- La troisième, celle du retour aux sources.

   Y. G. : Pourquoi as-tu appelé psychopathique la deuxième génération ?

   S. T. : Parce que ce sont justement les enfants de cette deuxième génération qui se retrouvent toujours dans les milieux de délinquance. Par exemple, si on prend la deuxième génération des Juifs arrivés du Maroc, avec cinquante ans d’écart on peut retrouver le même phénomène chez les nouveaux immigrants venant de Russie. La première génération c’est la confusion des rôles ; la deuxième, celle de la violence ; et les enfants de la troisième génération siégent au Parlement et à l’Université. Parce qu’il y a eu entre temps un retour aux sources. En voyant ces trois générations et le retour aux sources, je me suis demandé pourquoi cela se passe ainsi. Comment expliquer ce processus ? Et là, je reviens au concept de violence sociale et je me demande s’il n’y a pas eu quelque chose de similaire dans notre sionisme appliqué.

Les promoteurs du sionisme ont voulu, à un certain moment de la création de l’État, créer une société niant la tradition pour arriver à une unité. Comme si le fantasme de l’unification de tous les Juifs sur une même terre, parlant la même langue, s’habillant de la même façon, pouvait suffire à amener à la négation, bien que consciente, du passé. Je trouve qu’il y a une ressemblance entre ce qui se passe dans la famille, et le processus national.

   Y. G. : Ils avaient une utopie.

   S. T. : Une utopie, cela a été l’erreur de base lorsqu’on a dit « il faut irradier – on parlait de radioactivité – irradier le passé, il n’y a pas de passé, il faut l’irradier ». Il n’y a que le présent et le futur ; le sacrifice du passé au nom du présent et l’attente du futur ont fait que tous ces gens, venus de familles religieuses ou au moins traditionnelles, sont ramenés à des situations où il n’y a plus de rattachement ni à la tradition ni à la religion.

Il a fallu attendre trois générations pour voir la Mimouna (fête traditionnelle Juive marocaine) revenir, voir les fêtes arméniennes et Kavkazes réapparaître au niveau national, et réintégrer le patrimoine national.

   Y. G. : Pour donner la place à la tradition ?

   S. T. : Oui.

   Y. G. : La respecter et ne pas en avoir honte ?

   S. T. : L’adopter. Moi, j’avais honte quand, étant enfant, ma mère me parlait en français ; je lui ai même interdit de venir à l’école si elle ne parlait pas hébreu parce que tous se moquaient, montraient du doigt l’enfant à qui la mère parlait en langue étrangère, en polonais, en français ou en russe. C’était l’image du réfugié, l’image du passé honteux et persécuté qu’il a fallu effacer artificiellement. Avoir honte de ses parents au nom d’une nouvelle identité amenait parfois au passage à l’acte.

   Y. G. : Cette honte est une sur-adaptation.

   S. T. : Peut-être, mais prenons l’exemple de deux autres sociétés d’intégration, comme l’Australie et le Canada par exemple, qui ont fait l’inverse de ce que nous avons fait, elles ont adopté l’immigrant avec sa culture, sa nourriture, et ses fêtes religieuses, au nom du pluralisme. Ils ont adopté ces fêtes comme si elles étaient les leurs. Dès lors, il est possible que ce soit justement cela, le mécanisme qui évite la violence sociale. Pouvoir adopter, accepter l’étranger et l’intégrer signifie accepter et comprendre qu’une culture, un passé, une tradition ne peuvent pas être niés et doivent être toujours transmis. C’est ça la transmission transformationnelle. Elle résiste à toute manipulation extérieure.

   Y. G. : C’est vrai ce que tu dis, c’est vrai, on continue à le faire de nos jours avec les Éthiopiens. On a voulu les adapter, diminuer les écarts de culture et les rendre semblables à tous les autres.

   S. T. : C’est un nationalisme extrême et utopique qui a peut-être un noyau de violence par le fait qu’il définit son passé comme étranger à lui-même.

   Y. G. : C’est vouloir imposer, nier la volonté de l’autre, nier son nom, sa tradition pour imposer la sienne, c’est un idéal utopique.

   S. T. : C’est au nom de ce qui a été un certain idéal. Il s’agit de l’installation d’un idéal, et nous connaissons ces moments en termes beaucoup plus intrapsychiques, de ce qu’il y a dans cette maladie de l’idéalité. Je crois que c’est à réfléchir et étudier si nous ne sommes pas dans la maladie de l’idéalité, avec tout ce que nous savons de la clinique de cette maladie.

   Y. G. : Il faudrait étudier comment la maladie de l’idéalité, de l’utopie, du sionisme, du retour a suivi les vicissitudes d’indifférence et de force, parce que l’on peut voir qu’elle a évolué au cours des années 50, 60, 70...

   S. T. : Cela a commencé dans les années 50. Il y a eu deux processus qui se sont développés parallèlement. D’une part, le processus « intranational » que je viens de décrire, dans sa lutte pour une nouvelle idée, et d’autre part, l’« extranational » sous forme de guerres assurant la conservation de sa propre existence reliée à son passé et justifiée par ses racines et par la tradition.

   Y. G. : Non, parce que les nouveaux historiens écrivent beaucoup à ce sujet, ils ont réanalysé toutes les interprétations historiques de façons différentes, il y a beaucoup de publications, mais cela n’a pas été encore incorporé dans les décisions, ni utilisé pour faire changer la façon dont on reçoit les Éthiopiens par exemple. Ce dialogue a été interrompu par les récents événements... A suivre.

 

Dialogue sur la violence au Moyen-Orient : Mots-clés : Violence, Moyen-Orient, Endurance, Identification radioactive.

Dialogue concerning violence in the Middle East: Two Israeli psychoanalysts debate on the theme of social violence in the Middle East and propose two concepts; that of endurance and that of radioactive transmission and identification. They insist on the necessity for an immigrant people to learn to accept and integrate the foreigner, that is, to accept him with his culture, his past and his traditions.

Diálogo sobre la violencia en Medio Oriente : Dos psicoanalistas israelíes dialogan sobre el tema de la violencia social en Medio Oriente y proponen dos conceptos : el de la resistencia y el de la transmisión y la identificación radioactivas. Ambos insisten en la necesidad, para un pueblo de inmigrantes, de aprender a aceptar e integrar al extranjero, es decir, aceptarlo con su cultura, su pasado y sus tradiciones.

 

Sam TYANO

- Psychiatre, professeur de Psychiatrie de l’enfant

Yolanda GAMPEL

- Psychanalyste, professeur de Psychologie Clinique. Université de Tel Aviv

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