LES ADOLESCENTS AUTEURS DE VIOL

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LES ADOLESCENTS AUTEURS DE VIOL

Aspects cliniques, approche thérapeutique

 

Dans ce travail d’élaboration et de recherche sur l’approche clinique et thérapeutique des tout jeunes adolescents auteurs de viol, se pose la question de la différenciation des viols collectifs et des viols individuels au plan psycho-dynamique, et l’utilisation thérapeutique d’un espace de groupe médiatisé se révèle alors d’un grand intérêt.

Même si les chiffres rendant compte de la violence sexuelle des adolescents sont en hausse, celle-ci n’en est pas pour autant un phénomène nouveau. A. Cialvadini, en faisant référence à l’histoire, a montré « la toujours et brûlante actualité des violences sexuelles au fil du temps » (3). Les phénomènes repérables dans les viols en réunion, dits « tournantes », sont plutôt à considérer comme des variations comportementales autour d’un processus existant de tout temps, et correspondent non à la transformation ou à la majoration du mal-être adolescent mais à son expression reflétée dans le miroir de notre société. Il serait plus juste de parler, comme les Canadiens, d’une « plus grande visibilité » des agressions sexuelles commises par les adolescents (8).

L’adolescent, en raison de ses transformations corporelles pubertaires, met la sexualité au premier plan – tant dans ses versants physiques que psychique –, et cela lui fait violence en soi ; de plus, cette violence du pubertaire facilite l’émergence de sa violence agie.

La forme sexuelle de cette violence se situe-t-elle dans le bouleversement psychique propre à l’adolescence et est-elle la traduction – sous forme transgressive – d’une accession problématique à la génitalité adulte, renvoyant alors aux éventuels dysfonctionnements familiaux, éducatifs, sociaux ? Ou bien souligne-t-elle l’existence d’éléments psycho-pathologiques dont l’évolution peut inquiéter et poserait la question de la perversité sexuelle, au sens que lui donne Claude Balier (1) ?

C’est dire l’importance que revêt l’approche thérapeutique de ces jeunes, à cette période charnière et cruciale de leurs remaniements identitaires, notamment face au risque de mise en place d’un processus de répétition d’actes sexuels violents.

 

Contexte et cadre thérapeutique

Pendant une quinzaine d’années, j’ai assuré (1) la prise en charge psychologique voire psychothérapique, des plus jeunes adolescents incarcérés, « les 13-16 ans », à qui un espace de détention et un régime particulier sont réservés au sein même de l’établissement spécialisé pour mineurs.

Ces très jeunes sujets font pour la plupart l’objet d’une procédure criminelle et sont, pénalement, inculpés de vols avec violence, de meurtres, et de viols dont des viols en réunion (pour 40 % d’entre eux, de 1996 à 1999). Rappelons que les infractions en groupe constituent pénalement un facteur aggravant.

Nous pourrions décrire ainsi les faits reprochés : viols individuels à l’encontre de jeunes femmes ou de jeunes enfants (quel qu’en soit le sexe), viols collectifs à l’égard d’adolescentes du même âge, une de leurs « pairs » la plupart du temps, les viols collectifs étant plus représentés (62 %) que les viols individuels (41 %) (2).

 

Viols individuels/viols collectifs

Viols collectifs

Les viols en groupe semblent se situer à la fois dans la dynamique psychique propre à l’adolescence et dans un contexte de dysfonctionnement parental, de carences identificatoires et de discontinuité biographique, et répondre ainsi à une recherche agie de l’identité sexuelle, problématique centrale et cruciale. Comme si l’incertitude de sexuation liée à l’adolescence nécessitait, en raison de la fragilité des assises narcissiques, un passage à l’acte pour se conforter dans une identification sexuelle masculine.

Outre son effet désinhibiteur, le contexte du groupe fournit, sur un mode violent et transgressif, une possibilité d’identification et d’affirmation de soi, dans la domination et la possession de l’autre. Nous ne sommes pas loin de la dimension initiatique contenue dans les rituels de passage : souvent, en effet, cette agression constitue pour ces tout jeunes adolescents leur premier rapport sexuel. Comme si, en mal de repères, ils se forgeaient leurs propres rites initiatiques (2)... On peut penser que la plupart d’entre eux n’aurait pas eu individuellement ce type de comportement.

Il s’agit là d’une constatation clinique et non de la banalisation de ce type d’actes, que dénote le terme de « tournante » qui fait maintenant partie du quotidien des adolescents des cités.

 

Viols individuels

Dans le cas de viol individuel commis par un adolescent, où l’on ne peut évoquer directement la participation à une dynamique de groupe, outre les constatations précédemment décrites, se posent la question d’un aspect plus alarmant du fonctionnement psychique et celle du risque de structuration sur un mode plus archaïque. Parfois, des délits sexuels existent dès l’enfance, prenant des formes progressivement aggravées, même si les répétitions sont plus rares que chez les adultes.

On constate des perturbations importantes des processus de séparation et de désidentification d’avec les objets primaires, entraînant une angoisse de séparation et une menace d’anéantissement, ce qui situe les agresseurs sexuels les plus violents à un niveau originaire proche de la psychose, dont ils se défendent par des moyens radicaux et coûteux (1). Cette menace d’anéantissement se voit réactivée par la nécessité du travail de séparation inhérent à la problématique adolescente, avec parfois un sens et une résonance particulièrement aigus. Elle fait écho à la réalité d’un vécu traumatique lié à des violences sexuelles subies pendant l’enfance – ou dont on peut retrouver des traces transgénérationnelles – et dont ils n’ont pu jamais pu parler. En effet, la plupart de ces adolescents suivis dans le cadre de leur incarcération pour viols sur enfants ont subi une agression sexuelle (viol, le plus souvent) de la part d’un proche – avec la notion d’emprise incestueuse –, au cours de leur propre enfance.

Ils n’ont pas de discours justificatif de leur acte (comme certains adultes, dits pédophiles) mais une honte extrême associée à une incompréhension sidérée de leur acte, comme si celui-ci avait fait brusquement irruption, en lien avec le traumatisme sexuel subi pendant l’enfance, vécu comme une néantisation de soi. La première traduction de cette souffrance méconnue et déniée se fait à l’adolescence par un déversement à l’extérieur sous forme d’un acte (répétition de l’acte subi pendant l’enfance) sur un autre enfant. Dans un raccourci saisissant et avec une collusion entre l’acte subi et l’acte agi, le point de jonction dans le réel est celui de l’âge : l’âge de l’enfant victime correspond à celui qu’avait l’adolescent lorsqu’il a été agressé. On peut comprendre ce recours à l’acte comme une tentative d’échapper à l’angoisse de néantisation : depuis l’agression sexuelle subie, il s’agit de leur premier rapport sexuel qu’ils ont à leur tour imposé.

Pour ces jeunes sujets, la première parole les reconnaissant comme victimes a souvent eu lieu dans le temps même où ils étaient désignés comme auteurs de violences sexuelles sur enfant : dans un commissariat, entre les murs de la prison, face à celui qui (quelle que soit sa fonction : policier, travailleur social, psychologue) a pu les écouter ou décrypter leur silence.

 

Approche thérapeutique

Comme l’évoque Ph. Jeammet (4), il est nécessaire – devant ces passages à l’acte adolescents violents qui mettent en cause l’extérieur et signent un débordement de l’appareil psychique – de porter une attention particulière à l’articulation entre monde interne et monde externe.

Pour C. Balier (1), les défaillances de l’organisation psychologique propre à l’adolescence et celles des agresseurs sexuels se combinent dans le sens d’un recours au « perceptif » afin de pallier l’insuffisance de la « représentance », liée à un défaut d’assises narcissiques. Le passage à l’acte et l’évitement d’une position passive faisant naître la peur d’une intrusion sont utilisés par l’adolescent agresseur sexuel comme mode défensif, de sorte que le fait de parler de soi et de réfléchir sur soi est redouté. L’entretien avec un thérapeute étant le plus souvent refusé, il faut recourir à d’autres moyens pour permettre l’accès aux représentations. On leur propose alors des modalités thérapeutiques spécifiques avec un dispositif à double focale associant entretien verbal individuel et expression picturale en groupe, dans une dynamique interactive. La notion de proposition thérapeutique (qui suppose un réel engagement de la part du thérapeute) est essentielle.

Il s’agit d’abord de reconnaître l’importance du rôle contenant de l’objet externe qui permet de travailler sur le vécu interne menaçant de ces adolescents, afin que puisse émerger et se déployer quelque chose du jeu, de la rêverie, de la création personnelle, de l’espace psychique, face à l’explosion ponctuelle du passage à l’acte, à son « événementialité et son architecture massive », hors pensée (5). En effet, dans un cadre thérapeutique déterminé, l’objet pictural peut jouer un rôle important sur les processus de symbolisation par rapport à l’irreprésentable, le vide ou le trop-plein pulsionnel. La mise en forme de figurations externes peut conduire le sujet à la construction de représentations internes : l’enjeu est donc d’ouvrir la voie à la secondarisation des processus primaires. Différents axes de travail joueront à des degrés différents, selon qu’il s’agit d’adolescents auteurs de viols collectifs ou de viols individuels.

 

L’image de soi

Ces tout jeunes adolescents ne se reconnaissent pas dans la qualification pénale de criminel, de « violeur », qui – faisant écho au traumatisme de l’incarcération – les dépasse totalement et les fige dans une identité réductrice, alors qu’ils se trouvent dans la mouvance angoissante de l’adolescence. Le groupe d’expression picturale (ou atelier d’art-thérapie) permet d’ouvrir d’autres repères identificatoires autour de la production d’œuvres créatives et d’échanges à leur sujet. L’autre et soi-même se révèlent et se découvrent mutuellement à partir de l’intimité, de l’intériorité livrées au regard de l’autre, traduites de façon créative, figurée et projetée sur l’espace pictural, et non plus à partir de l’externalisation d’une violence agie.

 

Le pare-excitation interne

L’approche thérapeutique vise à apaiser, par un travail effectué sur leur pare-excitation interne défaillant, l’angoisse d’anéantissement constamment déniée. Pour cela, nous proposons un pare-excitation externe constitué à partir de l’emboîtement de plusieurs cadres contenants : la feuille blanche (support de la future production picturale), le groupe, le cadre spatio-temporel que fournit l’atelier et dont l’animateur garantit l’existence, dans leurs dimensions à la fois étayantes, contenantes et limitantes. Ainsi, sont favorisées l’élaboration et la figuration des affects et des pulsions restés informulables, des traumatismes subis – métaphoriques ou réels – sources de violence et d’effraction (souvent, dans leur corps) qui viennent se répéter et se traduire dans la réalité de l’acte puis au cours de l’incarcération, sous forme de cauchemars répétitifs.

Il est frappant de constater l’aspect archaïque et infantile des productions picturales de certains de ces adolescents comme si une partie de leur moi était restée fixée au vécu traumatique, et clivée. Une autre partie a continué à fonctionner « normalement » en apparence, jusqu’au bouleversement narcissique et pulsionnel adolescent qui a favorisé la résurgence agie d’une violence archaïque et d’une souffrance destructrice non mentalisée.

 

Les représentations

C’est avec le travail sur les représentations et sur la mise en mots des éprouvés de ces adolescents en souffrance, qu’apparaît l’importance d’un espace intermédiaire de mise en forme non-verbal, lieu possible pour le sujet qui n’a pas encore les mots de ses émotions. Des sensations nouvelles, des affects, des sentiments peuvent émerger et se figurer, d’abord sur la feuille blanche, puis se représenter, être mis en mots et liés au sein du groupe d’expression picturale. Une mise en mots déjà au sein de l’atelier d’art-thérapie peut émerger, soit parallèlement à l’élaboration de la production picturale, soit lors du temps de parole et d’échange sur les œuvres organisé en fin de séance. Peu à peu, une parole différente de l’agir émerge, liée à la figuration, à la projection et à l’élaboration d’éléments de leur vécu interne. Une mise en représentation d’une violence fondamentale, d’un imaginaire non représentable ou clivé, est parfois possible. La proposition d’un espace imagé et contenant de partage émotionnel et de figurabilité permet l’accès au fonctionnement le plus archaïque du sujet, celui qui est responsable du passage à l’acte.

C’est, selon C. Balier, la condition nécessaire pour lever l’obstacle du déni qui maintient hors psychisme la réalité traumatique à l’origine de l’acte.

 

La séparation et l’articulation avec le cadre thérapeutique

Pour ces adolescents chez qui la problématique de séparation (d’avec les premiers objets d’amour) est au premier plan, il est intéressant de travailler autour de la séparation d’avec l’objet pictural, une première séparation étant constituée par la figuration externe d’un contenu interne (mise à l’extérieur d’une partie de soi). Dans cette perspective, il s’agit de réintroduire une dimension symbolique structurante et différenciante, par la nécessaire articulation du dispositif proposé avec le cadre thérapeutique (ici le SMPR) qui joue comme instance tierce.

 

Mise en tension vers la parole

Le travail en atelier est ponctué régulièrement de temps de parole individuels, sous forme d’entretiens dans un autre lieu, où l’adolescent est invité à se laisser aller à une réflexion plus personnelle, hors du regard de ses « pairs » et où il peut abandonner les réactions de prestance suscitées par le groupe, voire se laisser aller à s’effondrer. C’est, à partir des figurations externes, un temps possible de réappropriation des contenus internes et de resubjectivation. La représentation des éléments clivés, la mise en tension des mots peuvent alors permettre la mise en œuvre d’un travail de distanciation symbolique. Cependant – notion essentielle –, ce n’est pas la production picturale dans sa réalité concrète que nous utilisons comme support de l’entretien, mais le souvenir et la représentation qu’en garde le jeune sujet, ce qui implique d’emblée une notion d’écart par rapport à l’objet créé, un pas vers le symbolique. Le verbal vient donner à cet écart, une temporalité face à l’immédiateté du passage à l’acte, et il se produit comme un décalage d’où peuvent émerger les processus de symbolisation et de secondarisation. Ce sont les notions de seuil, de passage d’un type d’espace à un autre, et de jeu entre ces différents espaces qui sont fondamentaux et opérants : espace ponctuel du passage par l’acte, passage à l’image dans le contexte du groupe, passage à la pensée, à la parole dans un espace plus individualisé.

Comme si par le dispositif thérapeutique proposé – qui repose sur la dynamique, le lien, les aller-retour et interactions entre deux types d’espaces différenciés, comme si nous constituions une sorte de matrice externe pour un travail de « remaillage » qui va permettre de travailler sur les processus internes défaillants et, notamment, de rétablir du lien et de réduire le clivage.

 

Illustration clinique

A l’âge de 15 ans, XXX est placé en mandat de dépôt pour viol avec violences sur une jeune femme d’une vingtaine d’années, puis il bénéficie deux mois après d’une ordonnance de mise en liberté sous contrôle judiciaire. Six mois plus tard, il est inculpé de récidive de viol avec violence, sur une jeune femme de 22 ans et est à nouveau incarcéré. Outre le contraste entre une stature de jeune homme, presque d’adulte, et son visage enfantin, il existe chez lui une opposition entre une élaboration verbale très riche, à l’image de potentialités intellectuelles plus que satisfaisantes, et l’impossibilité d’évoquer ses passages à l’acte autrement que sur le mode descriptif. Il restera d’ailleurs longtemps sans pouvoir évoquer le premier viol, ni aborder les notions de récidive (au plan légal), de répétition ou de réitération (au plan clinique).

D’emblée, on pressent un mécanisme de clivage très puissant, témoin d’un fonctionnement archaïque, situant le jeune sujet à un niveau originaire, pour reprendre C. Balier (1), ce clivage constituant un moyen de défense radical et coûteux pour se protéger d’une angoisse de l’ordre de l’anéantissement, de même que le recours à l’acte.

Comme son fonctionnement intellectuel, la parole que XXX manie aisément et qui séduit, joue un rôle défensif de son fonctionnement pulsionnel évacué et clivé. De plus, dès le départ et de façon récurrente, il dit son impossibilité à se reconnaître dans les actes de viol, même s’il reconnaît les faits. Il reste sidéré : « C’est impossible que j’aie fait çà. » C’est bien là la notion du « C’est moi et c’est pas moi à la fois » qui signe le clivage.

C’est en premier lieu la représentation graphique d’un lion qui, par son double aspect de calme et de violence, lui permettra de figurer et de symboliser ce mécanisme de clivage, et qui servira de support directeur au travail effectué avec lui pendant trois ans, ce thème du félin revenant régulièrement et lui permettant de se réapproprier une violence externe agie. Le lion, « animal fétiche » auquel il s’identifie, lui renvoie en miroir une image double, à la fois de tranquillité et de force, mais aussi de « méchanceté » et de dangerosité, aspects qu’il déniait auparavant. On est là, avec cette image construite et élaborée, dans la figuration et la représentation mentales de ce qui a présidé à l’acte sexuel violent, cet acte hors-pensée, hors-lui, qui lui est renvoyé par la réalité de la scène judiciaire. D’autres représentations se succèdent, qui lui permettent de parler de lui, par bribes. Mais il manque la couleur car les dessins de XXX, très élaborés, bien réalisés au plan technique et avec une dimension esthétique évidente, restent en noir et blanc. En réponse à notre interrogation, il verbalisera son aversion pour la couleur, et particulièrement pour la peinture qui salit, gâche tout, ne peut s’effacer, ce qui nous semble répondre à l’irruption du pulsionnel. L’émergence et l’existence de la représentation ont permis de désigner le clivage, étape élaborative importante mais, dénuée de couleur, la représentation fonctionne comme contenant formel privé de contenu. Ce surinvestissement formel de l’apparence et de l’esthétique (qui sous-tend également son projet professionnel) semble fonctionner comme une carapace défensive, tenant à l’écart les mouvements pulsionnels et affectifs menaçants pour l’intégrité narcissique du sujet. Finalement, la parole et l’image restent au niveau du « récit », certes séduisant, mais encore déconnecté de tout enracinement affectif et pulsionnel.

Comment ébranler ce système défensif sans être intrusif, sans déclencher trop d’angoisse archaïque, afin de ne pas rester dans l’emprise, dans la séduction par l’esthétique, dans l’illusion thérapeutique ? C’est là qu’intervient la technique art-thérapique proprement dite avec sa proposition d’un matériau spécifique lui permettant d’accéder à la couleur de façon progressive. Le résultat est saisissant : un lion rugissant en gros plan, prédateur et féroce, où la couleur vient donner un contenu à la forme, où l’aspect pulsionnel semble complètement intégré, venant nourrir et enrichir la représentation. A la suite d’une stratégie thérapeutique, c’est l’utilisation de Ia couleur, son intégration, la prise de conscience de son importance par le jeune sujet qui constitue un tournant décisif dans l’évolution des processus d’élaboration psychique et donc dans la prise en charge thérapeutique. ll s’agit d’un moment organisateur à partir duquel un accès aux éléments clivés pourra commencer à se faire selon les axes de travail suivants, découlant de l’image du félin :

– la toute-puissance, le « tout, tout de suite » sans limite, l’exigence impérieuse, la rage narcissique ;

– la menace d’anéantissement sous-jacente, en rapport avec le départ de la mère vécu comme un abandon ;

– le viol subi par la mère, longtemps tenu secret, tant au plan familial que social et légal, et en quelque sorte porté devant la loi par le fils.

Face à l’angoisse d’anéantissement, face à l’absence de représentation, à la menace d’aspiration par le vide qui résulte d’un défaut d’existence dans le regard de la mère, la feuille de papier a pu fonctionner comme miroir, l’animatrice venant prendre le rôle de la mère. Le travail autour de l’objet externe est rendu possible par le cadre contenant proposé qui joue comme filet protecteur et par la présence, l’attention, le regard de l’animateur. Dans ces conditions, c’est le jeune sujet qui devient lui-même l’artisan de sa transformation psychique, l’œuvre jouant comme médiation entre le sujet et lui-même.

Le travail vers l’avènement de la subjectivation (qui permet au patient de devenir sujet de ses pulsions et de ses fantasmes) a pu se mettre en marche...

 

Par cet exemple clinique, nous avons voulu démontrer comment ce qui semble avoir été opérant et rendu possible par le dispositif spécifique, encore plus que les représentations imagées elles-mêmes, c’est – LES ADOLESCENTS AUTEURS DE VIOL 113 à partir de ces représentations – le travail réflexif accompagnant la dynamique de la création. Sensations, émotions, affects, mouvements pulsionnels ont pu être expérimentés, apprivoisés, pour arriver – comme le dit J.P. Vidit (9) –, à une remise en marche de l’appareil à penser. En fait, plus qu’un travail sur le contenu, ce dispositif met en évidence l’existence d’un travail sur les contenants de pensée et les processus de liaison, là où existaient dé-liaison et clivage, en s’appuyant davantage sur l’instauration des processus de fonctionnement mental que sur les contenus.

 

Caroline LEGENDRE

- Psychologue clinicienne, spécialisée en art-thérapie, U.C.S.A. de la Maison d’Arrêt et du Centre de Détention de Melun (77)

Psy. Fr. nº 2-3.2003 pp. 104-115

 

Notes de l’auteur
  1. BALIER (C.), Psychanalyse des comportements sexuels violents, P.U.F.,1996.
  2. BALIER (C.), LEGENDRE (C.), La compulsion au viol : une problématique psychique peu connue, in Nervure, T. 8, No 7, 1995.
  3. CIAVALDINI (A.), Actualité de la question des violences sexuelles chez les adolescents, Actes du colloque : Pratiques sexuelles violentes chez l’adolescent, P.A.R.L, 2003.
  4. JEAMMET (P.), Comportements violents et psychopathologie de l’adolescence, in L’illégitime violence, Erès, 1997.
  5. LABADIE (J.-M.), L’entretien en milieu judiciaire, L’entretien clinique, in Press Éditions, 1998.
  6. LEGENDRE (C.), Art-thérapies – Agressions sexuelles : pathologies, suivis thérapeutiques et cadre judiciaire, Masson, Paris, 2000.
  7. LEGENDRE (C.), Le délire de la rue, Psychologie médicale, 1989, 21, 6.
  8. Mc KIBBEN (A.), Les adolescents – Les Agresseurs sexuels, Maloine, Paris, 1993.
  9. VIDIT (J.-P.), Du jeu et des délinquants, De Boeck Université, 2002.No 1/93, La liberté de penser.

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