LES RAPPORTS SUBJECTIFS DU PSYCHIATRE AVEC SES THEORIES

LES ADOLESCENTS AUTEURS DE VIOL
1 décembre 2023
DEVELOPPEMENT DE LA PSYCHOTHERAPIE AU XX° SIECLE – 1ère PARTIE
1 février 2024
LES ADOLESCENTS AUTEURS DE VIOL
1 décembre 2023
DEVELOPPEMENT DE LA PSYCHOTHERAPIE AU XX° SIECLE – 1ère PARTIE
1 février 2024

LES RAPPORTS SUBJECTIFS DU PSYCHIATRE AVEC SES THEORIES

 

Cet article du Professeur Kress, qui fut Président de l’Association Française de Psychiatrie, publié en 1989 dans la Revue Psychiatrie française nous parait être un appui considérable lorsque le psychiatre décide une intervention thérapeutique. Cet article prendra place dans un second temps comme introduction de notre rubrique consacrée à la recherche d’une nouvelle sémiologie.

 

Dans un récent article de notre revue sur la Recherche en psychiatrie dans notre pays, Monsieur Brisset déplorait l’acuité des oppositions théoriques qui la caractérisent. Il y voyait l’une des principales entraves à la création d’une Fondation pour la Recherche en Psychiatrie.

Il se trouve que la variété des orientations théoriques possibles pour un psychiatre n’en finit pas de m’étonner, et j’ai été très heureux de me voir confier ce rapport afin que votre attente me pousse à travailler la question.

Si vous me permettez une confidence, je vous dirai qu’il n’est pas indifférent, pour l’enfant alsacien que je fus, étourdi par les allées et venues des appartenances linguistiques et la bizarrerie des familles aux confessions religieuses multiples, d’être un de ces psychiatres français se demandant à quel diable il faut vendre son âme.

Une précaution encore. Je parle de théorie, de théorie et encore de théorie, mais aussi du psychiatre. Le malade semble absent. C’est pourtant aux questions qu’il nous pose que ce travail est voué.

Les réflexions qui suivent trouvent leur point de départ dans le processus de formation des psychiatres. Il m’a été donné de diriger un C.E.S. de psychiatrie depuis le début des années 70, peu après sa création par le professeur Coulonjou, jusqu’à ce jour, proche de l’extinction de ce mode de formation. Du fait des dimensions réduites de ce dispositif, à Brest, il était possible de connaître tous les étudiants et de suivre, bien que d’assez loin, le cours de leur formation. Les grandes orientations théoriques auxquelles se réfère la psychiatrie contemporaine entouraient, comme des fées ou des sorcières, ce berceau. Les étudiants avaient la possibilité d’acquérir une formation dans le domaine des pratiques thérapeutiques correspondantes : psychiatrie biologique (2), thérapies d’inspiration psychanalytique (3), thérapies comportementales (4), thérapies systémiques (5).

Au fil de la quinzaine d’années écoulées depuis le début de ces enseignements, on a vu les étudiants s’orienter, dans des proportions variables, selon ces divers champs. Ils choisissaient le plus souvent de rédiger leurs travaux de thèse et de mémoire selon une orientation déjà bien engagée, pour approfondir ensuite leur formation dans cette même direction et parfois y conformer leur pratique thérapeutique, avec les catégories de patients qui pouvaient s’y prêter.

Il est évident que cette répartition, cet éventail des axes d’intérêt, correspondait aux relations d’enseignement avec des psychiatres intéressés eux-mêmes, de manière nette, par telle ou telle théorie. Comme cet ensemble se déployait dans un espace assez restreint, les étudiants avaient l’occasion d’assister à bien des débats, voire des affrontements des diverses orientations.

Cette situation complexe, faite de proximité et de diversité, mais spécifique du champ de la psychiatrie et de son processus de formation, est à l’origine de la question que je voudrais explorer dans ce travail. La voici : est-il possible de décrire les mécanismes subjectifs en jeu, dans ces processus d’orientation théorique ?

J’esquisserai rapidement les premières étapes de l’examen de ce problème. Dans un premier texte, rédigé en 1982, en hommage au professeur Kammerer, je tentais la description minutieuse du processus de passage de l’étudiant depuis la médecine originaire, biologique, jusqu’à la psychiatrie polythéorique. Passage qui implique un effet de surprise et de désorientation, des réactions de retour à la science biologique des origines, des rêveries de réconciliation universelle entre toutes les tendances, des fuites en avant vers la vérité unique et totalisante d’une théorisation quasi révélée, avant que parfois cette sorte d’adolescence ne passe avec l’achèvement d’un éclectisme tourné surtout vers la pratique, sous la bannière d’une activité avant tout médicale.

On peut voir aussi s’installer la permanence d’un intérêt privilégié pour une grande orientation théorique, qui deviendra alors un champ de travail et de réflexion.

La relation personnelle avec le « maître » qui a enseigné les premiers éléments d’une théorie me paraissait alors tout à fait déterminante et j’ai tenté de la situer (6). Mais il est aussi évident que ces processus d’orientation ne peuvent être rapportés exclusivement aux relations avec une personne. Ainsi, la question se pose de ce qui noue le lien avec la théorie, pour le psychiatre en formation, en dehors des aléas d’une rencontre personnelle. Au premier chef, l’étudiant attend de la théorie qu’elle soit adéquate aux données qu’il rencontre dans la clinique, qu’elle présente une cohésion conceptuelle suffisante : toutes exigences légitimes. Mais au-delà, ce lien me paraissait abordable selon deux ordres psychiques : il est nécessaire que le psychiatre retrouve dans la théorie des traits qui lui soient familiers, que d’une certaine manière il y reconnaisse l’image de son propre fonctionnement mental. Ce serait la part narcissique du processus d’adhésion à la théorie. Mais puisque la théorie est aussi un discours, qu’elle se déploie dans un texte, produisant des effets de signification, il est nécessaire qu’elle soit en continuité de sens avec les structures mentales de celui qui s’y attache.

Le problème a été débattu ensuite au cours des journées régionales de l’Association Française de Psychiatrie, à Brest, en octobre 1984. A l’occasion d’une brève communication, il m’a tout d’abord paru nécessaire d’écarter plusieurs objections à l’examen de cette question :

– Les orientations théoriques relèveraient de dispositions personnelles subjectives et de déterminations indicibles de l’itinéraire de chacun. Je répondis que ce processus de choix théorique est trop constamment évident, pour qu’il soit ainsi renvoyé à ce qui est impénétrable des hasards individuels, et que si notre profession n’est pas en mesure d’élaborer une tentative d’élucidation de cette question, qui s’en chargera ?

– Il fallait écarter aussi la tentation, qui est grande, d’échafauder une typologie des personnalités en rapport avec les orientations théoriques, car l’évidence montre bien qu’il y a autant d’obsessionnels, d’hystériques ou de pervers selon l’une ou l’autre appartenance. Brosser des tableaux de caractères à la manière de La Bruyère serait sans doute fort amusant, surtout lorsqu’il s’agit de décrire le tenant d’une autre théorie que la sienne propre, mais cela ne reviendrait jamais qu’à fixer les images.

Une autre difficulté m’était apparue, et de taille ! Comment est-il possible de parler du rapport à la théorie sans utiliser un langage théorique déjà orienté ? Cette difficulté qui, dans l’absolu, est insurmontable, ne devrait en fait guère gêner un psychiatre. Ne sommes-nous pas en effet habitués à faire usage de références théoriques, que je qualifierai de « molles » ? Accoutumés à nous servir des retombées de diverses doctrines importées dans notre champ ?

C’est ainsi que mon langage sera parfois celui de la psychanalyse, comme souvent la psychiatrie en fait usage, sans guère de rigueur conceptuelle.

Dans ce travail de 1984, je proposais l’analogie entre le choix amoureux et le choix d’une théorie, celle-ci pouvant être assimilée à un objet. Les mécanismes narcissiques en jeu dans l’énamoration, tels que la psychanalyse les a décrits, pouvaient ainsi être évoqués pour rendre compte de l’attrait de la théorie, à savoir : idéalisation, surestimation, affrontements et rivalités, voire reniements et retours de flamme. La question se posait alors de ce qui, dans la structure d’une théorie pourrait se prêter à cette relation, j’y répondis par l’hypothèse que la part idéologique d’une théorie était particulièrement propre à mettre en jeu ces mécanismes. C’est là que nous touchons une spécificité de la psychiatrie : toute théorie du fonctionnement psychique comporte, je ne saurais dire s’il s’agit de « retombées » ou d’un « noyau propre », une conception générale de l’homme, qui est d’ordre idéologique. Elle n’est alors plus seulement un instrument de recherche et d’élaboration en rapport avec la pratique.

Voici l’état du problème à la veille de notre rencontre. Je vous propose d’interroger à nouveau notre rapport avec les théories importées en psychiatrie, en examinant un champ plus vaste.

Fidèle au plan publié il y a quelques semaines, je me tournerai tout d’abord vers les représentations préconçues du fonctionnement psychique, car nous ne sommes pas une page blanche avant notre première rencontre avec les théories du psychisme. Ces représentations préconçues préparent le rapport de travail avec la théorie, qu’il me faudra décrire ensuite.

Mais ce travail avec la théorie ne va pas sans aléas, sans intérêts, sans passion, sans aversion ni dégoût, sans attitude d’élection à l’égard d’une théorie préférée : c’est la relation subjective avec la théorie.

Enfin la théorie est inscrite dans des institutions, elle peut conférer un sentiment d’identité au sein de notre activité si multiple, elle peut se transmettre par filiation et, in fine, elle touche à notre conception générale de l’homme et c’est pourquoi la philosophie, ou la sociologie, pourrait entrer ici en scène.

1. La question des représentations préconçues du fonctionnement psychique

On peut supposer que l’intérêt du psychiatre pour telle ou telle forme de théorisation du trouble psychopathologique et, partant, du fonctionnement psychique, dépend d’une conception antérieure, implicite, préformée. Voici qui rejoint ce que P. Hermann appelle, avec Holton, les préconceptions, qu’il examine à propos de Selye, Niels Bohr ou Freud. Ma visée est différente car elle ne concerne pas les préconceptions de l’inventeur d’une théorie, mais les représentations préconçues chez le futur psychiatre.

De fait, il s’avère que la mise à jour de telles idées préconçues est très malaisée, au point que l’on peut se demander si elles existent. Hormis quelques idées reçues, il m’apparaît que ces représentations du fonctionnement psychique, antérieures à la rencontre avec la formation psychiatrique, sont généralement oubliées, inaccessibles. Je pense pourtant qu’il est possible de dégager deux modes globaux d’appréhension du psychique, tels qu’ils existent chez tout un chacun, d’une manière apparemment spontanée. Le psychisme est conçu, pour une part, comme une mécanique perfectionnée dont le fonctionnement obéit à des relations causales, explicables, compréhensibles ; une partie d’autrui et de soi-même apparaissant comme agencée selon des actions et des réactions, sous-tendues probablement par des structures organiques fonctionnant selon des lois mécaniques tout à fait compréhensibles rationnellement. L’autre type d’appréhension du fait psychique, tout à l’opposé, admettrait que le psychisme humain est par essence inconnaissable, mystérieux, imprévisible, appartenant au monde globalement qualifié de spirituel. Ici, le psychisme n’est pas lisible dans l’ordre de la connaissance causale, ses manifestations, ses processus, appartiennent en propre, spécifiquement, à chaque individu. On saisit là, grossièrement esquissée, une opposition bien connue, ancienne, qu’il n’est peut-être guère utile d’exhumer. Pourtant, dès les premiers contacts, il me semble que le fait psychopathologique est d’emblée abordé dans ces deux directions selon des proportions variables pour chacun de nous : le trouble mental est soit dysfonctionnement d’une machinerie déréglée, soit expression soudain exacerbée d’un noyau imprévisible et inconnaissable.

Il serait hasardeux de prétendre répartir les théories actuellement en dialogue avec la psychiatrie selon ces deux orientations, bien que la tentation apparaisse de situer la psychiatrie biologique et le comportementalisme du côté de la première, la psychanalyse et peut-être la théorie des systèmes du côté de la seconde. Mais le parallèle ne tient pas car le comportementalisme a concentré son mystère dans la fameuse boîte noire et la psychanalyse sa part causaliste dans l’idée de déterminisme psychique. Je sais bien que les choses ne sont pas si simples, mais je me place ici au plan du psychiatre en formation, qui aborde les théories de sa discipline armée en quelque sorte de ses seules représentations préconçues. La difficulté de rendre descriptibles avec plus de précision ces représentations du fonctionnement psychique fait supposer qu’elles peuvent être apparentées aux théories sexuelles infantiles. A ces formations inconscientes, que l’on a comparées aux mythes, destinés à résoudre et à rendre inscriptibles les impasses inassumables du sujet en regard du réel sexuel, pourraient correspondre des systèmes de représentations concernant le fonctionnement psychique d’autrui et du même coup la manière dont le psychisme se représente à lui-même, ses propres processus. La nature inconsciente de cette part des présupposés si difficiles à dégager, prend son importance dans ce que j’examinerai plus loin : le caractère transgressif de toute visée de savoir sur le psychisme, qui revient toujours à une visée de savoir sur le désir.

Mais avant d’examiner ces déterminations subjectives du lien avec la théorie, je vais me tourner vers le champ d’observation de notre existence psychiatrique pour examiner :

2. Le rapport de travail avec la théorie

Il s’agit là de décrire divers degrés de proximité dans le travail avec la théorie, car il est peut-être possible de mieux apercevoir ainsi les liens qui nous relient à elle. J’envisagerai quatre niveaux de ces relations : la situation d’apprentissage, le travail de théorisation en rapport avec la pratique, la position de l’enseignant et le travail de développement de la théorie.

a) En situation d’apprentissage, lorsque l’étudiant aborde la théorie, il attend d’elle en premier lieu de pouvoir reconnaître ce qu’il perçoit dans la pratique clinique. C’est ainsi que le savoir sémiologique et nosographique est déjà théorie. Ce rapport au savoir comporte d’emblée une exigence de totalité ; l’étudiant demande que les phénomènes qu’il observe soient le plus complètement possible repris par la théorie et, corrélativement, il s’attend à retrouver devant un cas clinique l’ensemble des signes qui permettent de l’authentifier. Ce va-et-vient entre pratique et discours théorique est animé par le désir de maîtrise et la visée de la totalité. En passe de franchir la frontière qui sépare le savoir de la croyance. Car c’est une chose que de savoir regrouper les paramimies, les stéréotypies gestuelles, le détachement pour évoquer la schizophrénie, et c’en est une autre de penser que ce patient a des démêlés avec le bon et le mauvais objet ou la forclusion du nom du père.

b) J’appellerai, avec Daniel Michel, travail de théorisation l’activité par laquelle les faits d’observation clinique sont organisés et retranscrits selon la structure conceptuelle de la théorie. C’est dans la thèse ou le mémoire de fin de C.E.S., qu’on en trouve le modèle le plus courant. Un exposé clinique, l’évolution d’un cas, les effets d’une approche thérapeutique sont repris, en quelque sorte traduits dans le langage de la théorie. Il s’agit là d’un travail dont les effets dépassent de loin le simple enjeu d’un examen : la théorie est en quelque sorte essayée, le candidat s’emploie à parler dans le langage qu’elle lui propose, en tentant d’y adapter son propre style et d’accorder le tout aux données cliniques. Il s’agit d’une partie à trois voix : la réalité clinique, le langage de la théorie, la parole et les préconceptions de l’étudiant. Au cours de cette partie, sans cesse, se manifeste l’oscillation entre le savoir descriptif et la croyance en la théorie, croyance qui prend de plus en plus les aspects du savoir, au fur et à mesure que l’aisance progresse, quant au maniement des concepts et de leur organisation. Pour peu que l’auteur du travail tente de maintenir plusieurs approches théoriques à propos d’une même réalité clinique, la perplexité est considérable car le passage du savoir à la croyance exige la cohésion et l’unicité.

c) La position de l’enseignant en regard de la théorie sera envisagée ici, selon le mode qui m’est le mieux connu, celui de l’enseignant qui est engagé, dans une orientation déterminée. Quelle que soit son éventuelle volonté de ne pas paraître identifié à sa théorie, il le sera aux yeux des étudiants. Comme le fait remarquer Valabrega, c’est par le canal de l’enseignement que la théorie se prête à une action de propagande ; elle apparaît alors sous les aspects d’une doctrine, sa part idéologique, en quoi elle touche à une conception générale de l’homme, se trouvant accentuée. Celui qui enseigne une théorie de manière vivante et transmissible y est forcément intéressé ; il l’a travaillée, il a souvent l’expérience des pratiques thérapeutiques qu’elle informe, expérience sur laquelle il peut s’appuyer pour illustrer son enseignement. De sa part, aux yeux des étudiants, le savoir est confondu avec la croyance, c’est-à-dire que ses positions de croyance apparaissent comme un savoir, ce qui fait la force de son pouvoir de transmission, on peut dire : de conviction. Il est bien sûr fort sage de prêcher la retenue et de rappeler, tout le monde le fait, que les théories sont des constructions passagères, que seule compte la réalité clinique, dont on sait d’ailleurs bien qu’elle n’est descriptible qu’à partir d’un point de vue théorique. Freud lui-même a dit qu’il ne fallait pas « confondre l’échafaudage avec le bâtiment », que les constructions théoriques étaient comparables au délire et que la métapsychologie était sa sorcière. Mais se débarrasse-t-on aussi aisément d’un délire ? Et comment se débarrasser d’une sorcière, surtout si l’on feint de ne pas y croire ? Il suffit de lire la littérature psychiatrique et de vivre les affrontements entre les orientations diverses, pour se rendre compte que ces conseils sont des dénégations et que nous sommes voués aux sorcières, l’enseignant, plus que tout autre.

d) Je cite, in fine, d’autres modes d’attache avec la théorie et notamment ce lien plus complexe encore qui s’instaure lorsque la théorie suscite des regroupements et des institutions, peut-être y aura-t-il lieu de l’évoquer plus loin à propos des processus d’identité et de filiation. Reste le travail de développement, d’extension de la théorie, lequel implique que les mécanismes ayant déterminé l’orientation et l’adhésion subjective soient depuis longtemps transformés, devenus méconnaissables comme les théories sexuelles infantiles ; celui qui travaille à étendre une théorie est en position de risquer de la modifier à moins qu’il n’en soit le créateur, on sait à quel point cette entreprise est pleine de dangereuses conséquences, en raison de l’ancrage institutionnel qu’elle aura instauré.

3. L’aspect subjectif du lien avec la théorie

Séparons, bien artificiellement, les pôles de cette relation afin d’y jeter quelque clarté.

a) Du côté du sujet : la théorie entre le désir et l’effroi. Qui n’a pas été frappé par le grand intérêt que manifestent les étudiants à l’égard des enseignements théoriques, plus qu’à l’égard des descriptions cliniques et qu’à l’initiation aux applications thérapeutiques ? Cet attrait pour la théorie en psychiatrie, on l’aura remarqué et sans doute vécu soi-même, se double d’un véritable effroi lorsqu’il s’agit soit de poser des questions au cours d’un enseignement, soit, bien plus, de composer un exposé faisant référence à la théorie.

b) L’appareil de séduction des théories. La question est ici cruciale, elle est à l’origine même de ce travail : est-il possible de rendre compte de la diversité, non pas des modes d’assentiment à la théorie, mais des orientations au sein de cette diversité en fonction des traits propres à chacune d’elles ? Écartons d’emblée l’idée que chaque théorie ne vaut que pour une partie de notre champ, comme il peut arriver que les étudiants se l’imaginent. Car on constate de toute évidence qu’elles comportent une tendance irrépressible à étendre leur domaine à l’ensemble des processus psychiques et de leurs troubles dès lors qu’elles sont théories du fonctionnement psychique.

Il n’est pas indifférent que Lanteri Laura, notre plus distingué épistémologiste, auquel ce travail doit plus qu’il ne semble, ait recours au langage de la théologie, non pour rendre compte précisément à la question qui nous occupe, mais pour éclaircir divers modes de visée vers le vrai. Il nous montre que la vérité peut être monothéiste, révélée, relevant d’une conception générale de l’homme, ou polythéiste produite, travaillée, parcellaire, selon des champs délimités, des modèles et des systèmes divers. Je ne pense pas, pour ma part, que les théories soient aussi nettement réparties selon ces deux ordres : monothéiste globalisant ou polythéiste parcellaire. Je les tiens toutes pour diablement monothéistes si je puis dire, il suffit d’observer le champ psychiatrique pour s’en rendre compte.

Sans doute faut-il, maintenant, se résoudre à admettre qu’il existe une tension dialectique entre visée globalisante, totalisante, idéologique, ayant rapport avec la part transgressive du désir de savoir, que chacun se complait à lire dans la théorie qu’il adopte et d’autre part une visée plus apaisée, plus modeste, résignée à des champs d’intelligibilité, limités, sans que pour autant ne soit jamais absente l’attente d’une unification ? Ce qui séduit dans la théorie pourrait résulter de la rencontre de ces deux tendances, selon ce que la subjectivité du psychiatre entend du style et des visées de la théorie qui lui convient, en correspondance avec la structure propre de son désir.

Permettez-moi d’abandonner cette question, en l’état, pour évoquer rapidement quelques autres dimensions du rapport à la théorie.

4. L’identité, l’idée de filiation, le rapport aux institutions issues de la théorie

En dehors de sa conceptualisation interne, la théorie s’inscrit dans le réel social où elle crée un réseau de noms propres, de lieux, de titres d’ouvrages et de revues, de groupes institués. L’étudiant n’a en général qu’une conscience obscure de ce réseau ; s’y intégrer éventuellement sera pour plus tard. Dans un premier temps, comme nous l’avons vu, n’existe que le rapport avec l’enseignant et les textes d’une théorie.

La perspective de l’appartenance à une institution, au fronton de laquelle s’inscrit une théorie, est à la fois redoutée et enviable. Redoutée parce qu’elle implique un choix et la perte d’autres possibilités ; en effet, on a parfois le sentiment que les étudiants craignent proprement la damnation s’ils vendent leur âme à un parti, tant ils perçoivent l’intensité des oppositions et des enjeux idéologiques entre les diverses orientations. Aussi les voit-on longtemps et de manière sans doute salutaire, maintenir l’éclectisme jusqu’à ce que l’inconfort mental, qui parfois en résulte, les en chasse. Beaucoup d’entre eux, pourtant, restent tout simplement psychiatres, disposant de suffisamment de connaissances pour indiquer au patient telle ou telle thérapeutique particulière en fonction d’une théorie. L’élasticité inouïe du concept de psychothérapie permet de recevoir et d’écouter les patients en fonction de cet éclectisme. Mais certains autres ne se contentent pas de cette identité de psychiatre et poursuivent le travail théorique en acceptant une axiomatisation plus restreinte de leur champ de pensée, avec comme corrélat son approfondissement. Il en résulte le sentiment d’une plus grande rigueur et surtout d’une identité mieux définie, résultant de l’appartenance à un groupement institutionnalisé.

Corrélativement à cette prise d’identité en rapport avec le choix d’une théorie, se pose la question de la filiation. La filiation apparaît dès que l’intérêt se fait jour de manière privilégiée pour ce que propose un enseignant ; bien vite cette filiation dépasse le lien direct avec l’enseignant qui a été l’initiateur, dans le domaine de la théorie préférée, pour rejoindre les pères fondateurs et les grands auteurs originaires. Cette dimension est, on le sait, propre à la psychanalyse, elle a été largement étudiée, mais que sait-on des effets de filiation théorique en dehors de la transmission de la psychanalyse, dans le domaine de la psychiatrie ? Car les psychiatres sont soumis à un double mode de filiation, celle du lieu où ils ont appris la psychiatrie, qui diffère parfois de celle qu’ils choisissent ensuite pour leur appartenance théorique.

On peut supposer que la filiation psychiatrique serait d’ordre polythéiste, éclectique, plus nettement tournée vers le travail clinique et l’éventail fort vaste des variétés qui le composent, et que d’autre part la filiation dans le champ d’une appartenance théorique répondrait à une exigence plus universelle concernant l’idée de l’homme, le fonctionnement de son psychisme.

Je voudrais ouvrir, en passant, une autre question : quel est le style de rétroaction sur l’identité, la filiation, l’institution, des énoncés théoriques spécifiques à chaque orientation ? Sait-on si les comportementalistes se regroupent autrement que les psychanalystes ? Sait-on les effets de leur théorisation sur les modes mêmes de la transmission de leur théorie ? On sait que les psychanalystes ont beaucoup travaillé ces interrogations, peut-on les étendre à d’autres domaines ? Cet afflux de questions m’amène, pour terminer, à esquisser un dernier niveau d’interrogation.

5. Les théories en psychiatrie et la conception générale de l’homme

La prudence porte bien des auteurs à se garder d’élargir à tel point le problème, on perçoit comment la psychiatrie risquerait de s’y dissoudre et de perdre quelque prétention au statut scientifique. J’ai rappelé plus haut que notre littérature comporte bien des mises en garde contre cette tendance de nos théories à la généralisation. Il n’est pas dans mes intentions de faire chorus avec ces mises en garde, ni de prétendre au contraire que chacun se doive de formuler sa Weltanschaung, sa conception du monde, incluse dans l’approche du fait mental, je veux indiquer surtout, à partir de ce que j’ai soutenu quant aux rapports de croyance et de désir dont sont nourries nos théories, que la visée du désir est inconsciente quant aux traits des doctrines auxquels il nous porte à donner notre assentiment et que ce lien de désir comporte une exigence totalitaire et absolue. C’est cet appel à la totalité que l’on retrouve, comme amplifié dans la notion de conception générale de l’homme.

Voici la raison pour laquelle j’évoque l’idée de quelque cousinage, entre les choix théoriques en psychiatrie et les croyances religieuses ainsi que les adhésions politiques car, dans ces domaines, il s’agit de ce qu’est l’homme et de ce qui est bon pour lui, pour faire bref. En reprenant, sur un autre plan, l’ouverture théologique proposée par Lanteri Laura, la supposition suivante pourrait se concevoir : n’y a-t-il pas, chez le psychiatre, un balancement entre ses positions, passées et présentes vis-à-vis de la foi, et son assentiment à une théorie générale en psychiatrie ? On sait peu de choses à ce sujet et c’est pourquoi j’évoque l’idée d’une sociologie de la profession.

Il y a loin de la théorie comme simple instrument de travail jetable, échafaudage éphémère, modifiable, modeste, à la sorcière exigeante, qui nous envoûte. Si la première nous aide à travailler, la seconde, peut-être, nous aide à vivre et je pense qu’elle s’empare de nous plus que nous ne l’utilisons.

Je voudrais terminer sur une note, étrange, troublante, rencontrée dans un ouvrage de Th. Bersani : Théorie et violence. Il y analyse avec précision la théorisation freudienne, ses contradictions, ses impossibilités internes, à partir de quoi il met en évidence, à partir de la précarité du discours représentatif, la sombre idée d’un dysfonctionnement fondamental, général, de la pensée spéculative, et l’existence de forces ayant pour effet de mener à la ruine toute explication théorique.

Ce dysfonctionnement du texte théorique serait, pour lui, du même ordre que le caractère spécifique de la sexualité humaine : être voué à l’achoppement.

Voici qui pourrait nous rassurer si nous estimons, comme J-B. Pontalis, que la théorie a intérêt à ne pas trop bien fonctionner ; car elle contient en elle-même les germes de son délitement. A condition qu’elles ne nous entraînent pas dans leur perte, n’ayons donc, nous autres psychiatres, pas trop peur des théories.

 

Jean-Jacques KRESS

 

Références bibliographiques
  • ABRAHAM (G.), ANDREOLI (A.), La psychothérapie aujourd’hui. S.I.M.E.P., 1982, Villeurbanne.
  • ANZIEU (D.), Les traces du corps dans l’écriture : Une étude psychanalytique du style narratif. Psychanalyse et langage, Dunod, pp. 172-187.
  • ARVEILLER (J.), A propos de la mise en jeu des théories dans la pratique pédopsychiatrique. Intervention sur la communication de Lanteri Laura (G.), Actualités psychiatriques, 1980, no 8.
  • AULAGNIER-SPAIRANI (P.), Le « désir de savoir » dans ses rapports à la transgression. L’Inconscient no 1, 1967.
  • BADICHE (A.), Le psychotique et son psychiatre face au clivage entre la parole et le médicament. La vocation du Psychiatre. Psychiatrie Française, no 3, juin-juillet 1985, pp. 45-47.
  • BARBIER (D.), Le psychiatre, son idéal du Moi et les processus d’identification. Encyclopédie Médico-Chirurgicale, Psychiatrie, 1985, no 4, 37999.
  • BERCHERIE (P.), Loculaire quadrifocal. Ornicar ? 30, p. 119, Navarin Éditeur, diffusion Seuil.
  • BERSANI (L.), Théorie et violence. Éditions du Seuil, 1984, Paris.
  • BRENOT (J.-L.), BRENOT (M.), Intérêt et limites des systèmes théoriques pour l’étudiant psychiatre. Psychiatrie française, no 3, juin-juillet 1985, p. 48.
  • BRISSET (C.), Sur la Recherche en psychiatrie. Psychiatrie Française, 2/85, pp. 111-119.
  • BRISSET (C.), Les modèles médicaux et la psychiatrie. L’Évolution Psychiatrique, 1982, 47, no 2, Éditions Privat, Toulouse.
  • BUFO (G.), Hypothèses sur les fonctions fondamentales d’information et de signification. Colloque International de Philosophie des Sciences : Information et signification. Brest 28-30, novembre 1980, pp. 193-216.
  • CAIN (J.), Causalité et psychanalyse. Notes pour amorcer une discussion, Psychologie médicale, 1985, 17, 7, pp. 925-926.
  • DEMANGEAT (M.), Les avatars de la doctrine. Repères psychanalytiques pour la psychose : changements de points de vue et « mêmeté » dans leur transmission. Psychiatrie Française no 3, juin-juillet 1985, pp. 60-62.
  • DEPOUTOT (J.-C.), SCHAETZEL (J.-C.), L’objet thérapeutique fantasmatique en psychiatrie. Psychiatrie Française no 3, juin-juillet 1985, pp. 63-64.
  • FISH (S.), La théorie est sans conséquences. Critique. Tome XLI, no 456, mai 1985, Éditions de Minuit, Paris.
  • GOUTAL (M.), Du fantasme au système. Éditions E.S.F., 1985, Paris.
  • HERMANN (P.), Idéologies et modèles en psychothérapies. Psychothérapie, 1983, no 4, pp. 215-228.
  • HOUZEL (D.), Entre pratique et théorie. La vocation du psychiatre. Psychiatrie Française, no 3, juin-juillet 1985, pp. 69-70.
  • ISRAEL (L.), Initiation à la Psychiatrie. Masson, 1984.
  • KIPMAN (S.-D.), Un chat est un chat et un chat. Psychanalyse et sciences contemporaines, notes, pp. 163-168. L’écrit du temps 8/9, Éditions de Minuit, printemps 1985.
  • KRESS (J.-J.), De quelques considérations sur les rapports de la subjectivité avec les théories. Psychiatrie Française, no 3, juin-juillet 1985, pp. 73-74.
  • KRESS (J.-J.), La formation psychiatrique et les choix théoriques. Mélanges Th. Kammerer, pp. 361-372.
  • LANTERI LAURA (G.), Classification et Sémiologie. Confrontations psychiatriques, 1984, no 24, pp. 57-77.
  • LANTERI LAURA (G.), La vérité en psychiatrie et la vérité dans la psychanalyse. Colloque International de psychanalyse sur le thème : la vérité. Paris 8-10 mai 1980. Verdiglione (A.) Éditions.
  • LANTERI LAURA (G.), Introduction critique à une théorie des pratiques en psychiatrie. Actualités Psychiatriques, 1980, no 8.
  • LANTERI LAURA (G.), DEL PISTOIA (L.), Les principales théories dans la psychiatrie contemporaine. Encyclopédie MédicoChirurgicale, Psychiatrie, 37006 A 1010-1981.
  • LANTERI LAURA (G.), Psychanalyse et Psychiatrie. Polycopié, École des Hautes Études en Sciences sociales, Hôpital Esquirol.
  • MAISONDIEU (J.), La voix de son maître : de l’esprit du système. La vocation du Psychiatre. Psychiatrie Française no 3, juin-juillet 1985, pp. 77-78.
  • MANNONI (M.), La théorie comme fiction. Éditions du Seuil, 1979, Paris.
  • MANNONI (O.), Clefs pour l’imaginaire. Le champ freudien. Éditions du Seuil, Paris, 1969.
  • MICHEL (D.), Fonction de la théorie dans le travail de l’analyste. Poinçon, 1980, no 2, pp. 89-109.
  • MIJOLLA-MELLOR de (S.), Vérité ou fantasmes de vérité. Métapsychologie et philosophie. Les belles lettres, 1985, pp. 127-173.
  • MILLE (C.), PEDINIELLI (J.-L.), DELAHOUSSE (J.), Le psychiatre, le patient et leurs théories. Psychiatrie Française, no 3, juin-juillet 1985, pp. 81-82.
  • PONTALIS (J.-B.), Entre le rêve et la douleur. Gallimard, 1977. Psychiatrie Française, La vocation du Psychiatre. No 3, 1985.
  • RICOEUR (J.-P.), Inhibition intellectuelle. Lettres de l’École Freudienne, no 19, juillet 1976, pp. 79-83.
  • ROUSTANG (F.), Elle ne le lâche plus. Les Éditions de Minuit, 1980, Paris.
  • ROUSTANG (F.), Sur l’épistémologie de la psychanalyse. Le Moi et l’Autre, Denoël, pp. 151-192.
  • SAURET (M.-J.), Croire ? Approche psychanalytique de la croyance. Toulouse, Privat.
  • SOLER (C.), L’amour du savoir. Polycopié, Stage du champ freudien, avril 1985.
  • TABAN (C.-H.), Causalité en biologie. Psychologie médicale, 1985, 17, 7, pp. 929-930.
  • TISSOT (R.), Causalité ou causalités en psychiatrie. Psychologie médicale, 1985, 17, 7, p. 923.
  • WARTEL (R.), « Pas de clinique sans présupposés ». Psychiatrie Française, no 3, juin-juillet 1985, pp. 93-95.

 

2 Comments

  1. Merci !
    Je ne peux que dire mon admiration de cet écrit érudit, mais humble, tendre et plein d’humour.

    • Alain KSENSEE dit :

      Cher François Mémier,
      Votre petite missive conforte dans le choix du comité de rédaction. Mais ne restons pas dans l’admiration! Dites nous ce qui vous a particulièrement intéressé dans cet article.
      Très cordialement Docteur KSENSEE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *