GASPARD DE LA NUIT
23 septembre 2024URGENCES
6 octobre 2024GASPARD DE LA NUIT – Commentaire par le Dr Alain KSENSEE
Gaspard de la nuit (Autobiographie de mon frère) Elisabeth de Fontenay (Stock Éditeur 2018)
Monique Bydlowski, dans le dernier « Billet de la semaine et Controverses », nous invite à nous intéresser au livre d’Elisabeth de Fontenay « Gaspard de la nuit ».
En effet, Elisabeth de Fontenay, dans son livre « Gaspard de la nuit » sous-titré : « autobiographie de mon frère », nous apporte selon Monique Bydlowski un « document clinique sur la pathologie mentale de son jeune frère, qui devrait intéresser », nous confie notre amie Monique Bydlowski, « au plus haut point, nos collègues» ; Monique Bydlowski a mille fois raisons et j’ai suivi son invitation en lisant en deux heures, ce livre émouvant, qui soulève de nombreuses interrogations très actuelles, bien que la publication et surtout l’écriture de ce livre, puisent leur source dans un passé lointain. Elisabeth de Fontenay est une philosophe d’un certain rang ; son lien à son frère « Gaspard » conduit le lecteur à partager des considérations essentielles sur la condition humaine. Par exemple, l’homme est-il un « animal doué de raison » selon la formule d’Aristote. Le corps biologique est-il le noyau dur de cette animalité ? ou bien une autre interrogation : existe-t-il une espèce humaine, ou encore : la phénoménologie de Martin Heidegger, ce qu’il intitule l’ontique, est-elle disqualifiée par sa conception du « être là ». Proposition redoutable de l’auteur qui distingue dans les écrits de Martin Heidegger, une idéologie mortifère, de ce qu’elle considère comme susceptible de supprimer la qualité d’être « humain » à son frère Gaspard.
Martin Heidegger est selon mon point vue, le plus grand philosophe du XXème siècle et un connaisseur de son œuvre est toujours stupéfait de distinguer, dans les propos de certains philosophes actuels « médiatisés », sa pensée et la négation de son auteur. Je ne partage guère la lecture de Heidegger par Elisabeth de Fontenay. Mais les limites de ce propos m’imposent cette simple mention à la place d’une approche que je trouve passionnante ! Elisabeth de Fontenay m’a « touché » lorsqu’elle discute les considérations sur l’animalité dans la lettre de 1646 de Descartes. Je crois qu’Elisabeth de Fontenay veut ignorer, « involontairement » si l’on accorde quelque crédit au refoulement, que d’une part, comme le rappelle Françoise Dastur, Martin Heidegger en qualifiant l’animal de « pauvre en monde » tempère de manière décisive que nous savons peu de choses sur l’animal et que, d’autre part, les philosophes de la « vie » sont anti judaïques au nom de la conscience malheureuse de la séparation de l’homme et de Dieu, de l’homme et la nature et ils refusent le contrat social. La structure de leur système philosophique deviendra une des origines de l’extrême droite ; puis de l’idéologie nazi qui tentera ouvertement, puis clandestinement, l’élimination des malades mentaux, instaurant ainsi l’élimination du peuple juif, une communauté considérée comme non « perfectible » et qui ne peut que séparer et non réunir. Une communauté, un peuple non humain par le divorce qu’il instaure entre la nature et l’homme, entre l’homme et Dieu et qui ne peut accéder à l’amour de la communauté qui constitue une nation. Bref, une « meute » qu’il faut éliminer car mettant en péril de par sa nature, le « Führer » qui porte l’amour de la communauté nationale. Une meute qui est « non humaine », une autre « espèce », et qui ne peut adopter l’homme « nouveau » que le Nazisme veut créer. Je ne puis poursuivre plus avant un dialogue avec l’auteur, un dialogue qui serait passionnant.
Je laisse l’interrogation de l’auteur sur Michel Foucault, propos très contradictoires pour souligner l’erreur fondamentale de Foucault sur la folie. Michel Foucault s’est appuyé entre autres sur le « mais quoi ce sont des fous ! » de Descartes. Une polémique entre le philosophe et Derrida que Alquié, par sa grande connaissance du Moyen âge, trancha pleinement : Au Moyen âge, les fous les malades mentaux sont considérés comme des personnes qui ont la « capacité » de faire ce qu’elles veulent, de réaliser ce qui leur passe par la tête. Ils sont tolérés. Il est évident que la frontière est mince entre certains qui sont voués au bûcher, de même que l’anti-judaïsme bascule aisément dans l’antisémitisme ! Ce fut le cas lorsque l’œuvre de Hegel fut publiée seulement en 1906 et considérée comme antisémite, bien que le philosophe fût, du point de vue métaphysique, anti judaïque.
Mais me direz-vous : en quoi tout cela concerne le psychiatre ?
Je vous l’accorde, car en survolant ces interrogations, un clinicien au fait de la physiologie et des neurosciences peut se dire : c’est de la « philo » bien, passons à autre chose.
Le psychiatre est interpelé par deux problèmes. Le premier est celui de la rencontre avec certains malades. Il arrive qu’il rencontre dans sa pratique, des malades pour lesquels, croyant ou pas, le malade musulman et français est partie prenante de la souffrance des Palestiniens et de la création d’un état palestinien : c’est une condition de son existence, laquelle certes parmi d’autres, est essentielle. Quel que soit le préjugé du psychiatre, c’est par ce chemin pour étroit qu’il soit, que les chances d’un dialogue sont possibles. De même, mais différemment, il peut arriver à un psychiatre de culture musulmane, de rencontrer dans sa pratique, croyant ou pas, un patient inscrit dans la filiation juive, français et partie prenante de la pérennité de l’état d’Israël, ce qui lui est de moins en moins accordé. Le dialogue ne peut que lui aussi tenir compte, de ce que le patient considère comme un fondement de son existence. Le Psychiatre doit « être partie prenante » mais avec une distance nécessaire, car c’est dans certains cas, la possibilité de l’ouverture d’un dialogue.
Le deuxième problème est celui de l’élimination des malades mentaux par les Nazis ou bien les internements des opposants dans des services de psychiatrie, dans l’ancienne URSS. Je voudrais pour cela situer mon propos exclusivement sur le plan clinique. Je suis tout à fait conscient que c’est un point de vue très limité, au regard de l’ampleur des problèmes politiques et idéologiques qui sont peut-être décisifs. Je ne pense pas que le livre d’Elisabeth de Fontenay, contrairement à Monique Bydlowski, soit un document clinique sur la maladie mentale de son frère. Ce livre est d’un intérêt exceptionnel pour chaque psychiatre qui assure les traitements de patient dont le versant autistique est constitué. Mais je me permets d’insister sur ce point de vue très différent de Monique Bydlowski. Cette différence n’est pas anecdotique car elle est souvent à l’origine des contre-attitudes du psychiatre ou de thérapeutes avec ces malades. En effet, Elisabeth de Fontenay ne nous apprend pas grand-chose sur la pathologie mentale de son frère ; du moins pour les psychiatres qui ont assuré le traitement de ces malades. Elle ne nous fait pas part de l’autobiographie de son frère. Comment d’ailleurs, peut-on prétendre le récit de l’auto-biographie d’un autre, fut-il son propre frère ? En effet, il ne s’agit pas d’un roman ! Je pense qu’elle nous fait partager l’autobiographie de ses différentes difficultés qu’elle doit et a eu à affronter pour accompagner et vivre avec un frère dont le versant autistique est constitué. Il est habituel avec ce patient d’entendre comment ce type de confusion identitaire est « secrètement » présente chez le psychiatre et plus souvent d’ailleurs, chez le psychothérapeute de formation psychanalytique !
J’ai retrouvé dans ce récit un un grand nombre des interrogations qui furent les miennes, lorsque j’ai tenté de véritables psychothérapies psychanalytiques avec ces patients intitulés « autistes schizophrènes. » Et, plus modestement de simples et essentielles possibilités d’un dialogue avec ces patients. J’en suis venu à cette dernière position du moins, je crois m’en souvenir, lorsque mon premier superviseur en psychanalyse, (Béla Grunberger) me confia à peu près : « avec la psychose on comprend tout, mais cela ne marche pas et avec la névrose finalement, on ne comprend pas grand-chose, mais cela marche ». Elisabeth de Fontenay a bien raison de s’élever contre cet intitulé de « handicapé mental ». Les travaux de René Misès sur les dysharmonies évolutives chez l’enfant sont des travaux d’une importance exceptionnelle. Ils échappent à l’entreprise funeste des DSM et des travaux sur le spectre de l’autisme, qui accompagnent la pratique psychiatrique. Les travaux de Roger Misès nous ont montré combien le concept de handicap est un concept inadéquat, meurtrier pour la vie psychique. Mais avec le versant autistique, il en va tout autrement : on n’y comprend rien, « point barre » ! Enfin, pas tout à fait. J’ai acquis la conviction qu’il n’existe pas qu’une cause à l’origine de ce versant autistique et que de toutes façons, en l’état de nos connaissances, le Principe de causalité (dont l’auteur semble oublier qu’il eut comme auteur Leibnitz) ne nous apporte rien. Je partage pleinement avec l’auteur son recours au Pèlerin chérubinique d’Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit. Elle n’a souci d’elle-même, ne demande pas si on la voit ». Je me permets de lui souligner que c’est exactement ce que Martin Heidegger commente dans une thématique consacrée au Principe de causalité et son introduction dans cet ouvrage à la problématique de « l’être là ». Ce que nous pouvons faire pour ou avec ( ?) ces patients, c’est d’admettre que le nœud du problème est notre difficulté, si ce n’est notre impossibilité de nous identifier à ce que nous percevons « comme » un monde absent du point de vue phénoménologique. Je suis loin d’avoir l’expérience de Geneviève Haag dont les travaux sur l’autisme et les résultats sont d’une qualité inégalée, du moins à ma connaissance. Du moins notre regrettée Geneviève a contribué par les chemins du pré-conscient à me faire saisir quelque chose de fondamental. J’ai par deux fois assister à la levée, dans un cas très bref, du versant autistique et dans l’autre de façon plus permanente. Le premier ce fut dans un service de psychiatrie où le patient dessina sur le mur avec son poing, qui se détourna ainsi du chef de service et de moi-même, un immense point d’interrogation : du « poing en point » « point » le patron lui répondit : « parce que c’est comme ça ». J’ai « raconté » dans un livre (que je ne souhaite pas exhumer de mon passé de jeune interne), bien maladroitement et en partie peu fiable mais rigoureux sur un essentiel, la psychothérapie (que j’hésiterais à qualifier de psychanalytique) d’une jeune enfant de quatre ans, la levée du versant autistique et l’entrée dans les « lallations ». Mais la violence dans le premier cas et la violence d’une contre-attitude « salvatrice », effet d’une identification dont je n’avais pas conscience dans le second cas, m’ont conduit à adopter l’attitude d’Elisabeth de Fontenoy : laisser vivre.
Un renoncement difficile à accepter pour un médecin, celle de l’abstention thérapeutique, plus aisé pour un psychiatre de formation psychanalytique qui a renoncé au « désir » de guérir. Mais ce détour essentiel par la pratique clinique ne saurait nous détourner de la dimension ontologique. Il nous renvoie à un « quelque chose » qui semble hériter d’un environnement dépourvu de qualité psychique. Est-ce la raison pour laquelle certains souhaitent « effacer » ces patients, annuler ce qu’ils nous font éprouver : leur non-« existence » qui devient dans notre relation subjective ce que nous voulons ou qui est peut-être l’aube d’une relation intersubjective : la nôtre ? Serait-ce le « Rien » de l’Être de Heidegger ou ce Rien sans l’autre de Levinas ?