MELANCOLIE, SUICIDE ET PERTE D’OBJET

« ET LE SEXUEL AUJOURD’HUI » – Réflexions de thérapeute de couple
1 novembre 2024
« ET LE SEXUEL AUJOURD’HUI » – Réflexions de thérapeute de couple
1 novembre 2024

Mélancolie, Suicide et perte d’objet

 

Les choses ont-elles changées ? Les dossiers des "petits" mélancoliques étaient riches des prescriptions chimiothérapiques, des symptômes soigneusement décrits comme si le Psychiatre était le secrétaire particulier du malade. Un secrétaire qui laissait un dossier pratiquement vide de toute histoire personnelle. L'article de Paul Denis est d'un autre rang, d'une autre exigence… Il n'est pas rare qu'après un épisode mélancolique traité, le malade considéré comme "guéri", de retour "chez lui" se suicide. L'observation de Paul Denis, pour qui se donne la peine d'y réfléchir, nous montre une des conditions qui peut prévenir la seule urgence en psychiatrie : le suicide du mélancolique. Le malade doit disposer d'une prothèse narcissique: celle d'un soignant. Comment la mettre en place ? C'est bien l'objet du soin pour le patient mélancolique guérie par une prescription médicamenteuse salvatrice.

Une formule souvent répétée en milieu hospitalier indique à contrario la valeur protectrice de la mentalisation mélancolique : ce sont les petits mélancoliques qui se suicident.

On soulignait aussi le danger plus grand couru par les patients lors des queues de la mélancolie, lorsque la symptomatologie mélancolique s'efface sans que le patient se soit suffisamment réorganisé sur un autre mode.

Lors d'un symptôme dépressif ou mélancolique très caractérisé, le psychisme du patient est en effet organisé autour d'un objet dépressif ; ombre de l'objet perds, ersatz d'objet mais objet tout de même, dans sa valeur organisatrice de l'investissement et d'une vie psychique, fut elle immobilisée dans la soumission douloureuse. Lorsque que tout objet s'est effacé, ombre comprise, le dernier rempart psychique contre l'effondrement disparaît et le sujet risque de recourir à des mesures agies et particulièrement à un acte suicidaire.

Un entretien avec une patiente rescapée d'un suicide illustre la survenue de son geste lors de la perte d'un dernier espoir de recours.

Madame C a 33 ans ; elle est hospitalisée dans un service de psychiatrie après une intoxication volontaire grave. Elle a été secourue après 12 heures de coma et il a fallu vingt heures de réanimation pour l'en sortir.

Son dernier enfant Michel 2 ans 1/2, a été retrouvé mort près d'elle. Au cours de l'entretien, quelques jours après son acte suicidaire, elle reste les yeux baissés sur ses genoux, parlant d'abord très peu, le visage immobile, effleuré à une ou deux reprise par un sourire dont on se demande avec gène s'il ne correspond pas à une sorte de fierté d'avoir fait quelque chose d'important ? Elle sort de sa poche l'article du journal - illustré de la photo de son fils - et le tend tout en disant : il n'y a rien de vrai là- dedans. Puis elle plie, triture, replie cette coupure de journal pendant tout l'entretien et en détache des petits morceaux. Elle pleurera ensuite beaucoup et manifestera un chagrin écrasant. Elle demande pourquoi on l'a sauvé au lieu de la laisser mourir avec son fils et pourquoi on ne la laisse pas rentrer chez elle retrouver ses autres enfants. A un moment pour attester ce qu'elle dit, elle jurera sur la tête de ses enfants, enfin ceux qui restent.
Nous insérons ici le texte de l'article paru dans un journal du soir à propos de ce fait divers pour illustrer le décalage entre le commentaire social de tels événements et la réalité de la vue des personnes qui s'y sont trouvées engagées.

Madame C. (33 ans) se croyait trompée, elle a voulu mourir avec son fils Michel, 2 ans, mais seul le bébé est mort.
Sa jalousie était devenue maladive : un rire, un baiser échangé dans son dos la mettait hors d'elle. Madame C, 33 ans, se croyait délaissée par son ami Monsieur P, 40 ans; elle a voulu mourir mais, pas seule. Elle a emmené avec elle son enfant Michel, Michel un petit garçon de deux ans. Lui est mort ; elle est dans un état grave à l'hôpital de B…

La chaise d'enfant de Michel, est vide au milieu de la cuisine, ses jouets traînent sur le lit, dans l'appartement tout neuf à peine meublé. Sa fille Dominique, 15 ans, son ami, le père de Michel, ont le visage sévère des gens qui jugent : ils ne veulent pas comprendre ce drame. Elle avait tout pour être heureuse disent-ils : un foyer, ses trois enfants auprès d'elle, un bel appartement, (x) francs par mois à dépenser, la stabilité. Mais non, ce bonheur elle n'en voulait pas. Elle le détruisait elle-même, chaque jour, par sa jalousie, ses idées fixes, sa méfiance. Et puis un jour Madame C a voulu aller encore plus loin, rompre les amarres définitivement. Seule on l'aurait vite oublié, alors elle a pris dans ses bras pour mourir Michel l'enfant chéri de la maison celui qu'on ne savait comment gâter.

Mardi après-midi j'allais partir à l'école vers 13h15 raconte Dominique. Maman m'a dit : Ce soir je rentrerais tard, ne m'attendez pas. Et puis chose qu'elle ne faisait jamais, elle m'a demandé de l'embrasser. J'étais de retour à 17h00. A 17h30, Patrick mon frère est rentré de l'école. La chambre de maman était fermée à clef, mais elle nous avait prévenu qu'elle la fermerait. Papa est rentré à 20h00. Tout de suite, il est allé à la chambre qu'il a ouvert avec sa clef. Dans le lit maman gisait inanimée. Dans ses bras Michel respirait encore faiblement son ours en peluche à côté de lui. Il n'y avait pas de boîtes de barbituriques. Elles avaient été jetées dans le vide-ordures. Le médecin est arrivé un peu plus tard. Michel qui est encore un bébé n'a pas résisté et il est mort à son arrivée à l'hôpital. Avant de s'enfermer dans la chambre Madame C avait écrit plusieurs lettres expliquant son malheur :
Monsieur P me trompe, expliquait-t-elle. Je n'en peux plus. Au centre antipoison où elle a été transportée dans un état grave, les médecins espèrent la sauver.

Que deviendra t-elle lorsqu'elle sortira de l'hôpital si elle en réchappe ? Est-ce à la justice qu'elle devra rendre des comptes de la mort de son enfant ? Ou est-ce entre les mains des médecins qu'elle sera remise, pour être soignée de son déséquilibre nerveux ? Jamais nous ne pourrons lui pardonner, disent à la fois sa fille de 15 ans Dominique et monsieur P, son ami qui l'année dernière voulait encore l'épouser. Elle vit elle mais Michel cet enfant innocent elle l'a tué.

La biographie de madame C quoiqu'elle la rapporte de façon incomplète ne correspond guère aux commentaires de l'article du journal. Elle annonce son histoire en disant : j'ai eu une vie affreuse. Elle parlera peu de sa petite enfance et ne livrera que des renseignements très fragmentaires sur sa famille. Ses parents sont d'un milieu simple. Ils ont eu trois enfants. Deux filles et un garçon. Madame C est la troisième née trois ans après son frère. Lorsqu'elle a 6 ans, c'est en 1942, sa mère quitte le foyer et on la croit morte, du moins la petite C la croit morte pendant plusieurs années. Elle est confiée à sa grand-mère paternelle, pendant que son père - collaborateur ou prisonnier-travaillerait en Allemagne.

Après son retour en France, le père reconstitue un ménage.

Madame C de 11 à 13 ans souffre de symptômes bruyants qualifiés de chorée ou de tics : je suis tombée toute raide le jour de ma première communion, j'avais du mal à parler et j'ai été paralysée de tout le côté gauche. A 14 ans elle a un premier enfant - "à 14 ans j'ai eu un enfant qui m'a brisé la vie" - dont le père est son frère aîné qu'elle appelle "mon salaud de frère", âgé alors de 17 ans. Elle aurait souhaité garder l'enfant mais sous l'influence de la belle mère, il est placé à l'assistance publique.

A l'époque, elle est interrogée par le procureur, refuse de dire quoi que ce soit qui mette son frère en cause "pour ne pas peiner sa grand-mère" et jure de ne rien dire tant que la grand-mère vivra.

Trois années plus tard, alors qu'elle a environ 18 ans, elle se marie enceinte, mais le mari ne veut pas du premier enfant, "le petit Jacques" qui restera placé et évoluera vers un tableau psychotique sévère.

"Les médecins ont dit qu'il aurait fallu lui changer le sang, je n'ai pas voulu dire que c'était le sang de mon frère". Elle aura de ce mari une fille, Dominique (qui a actuellement 15 ans). Son mari la trompe et après 8 mois de mariage. Elle s'enfuit pour rejoindre un protecteur, Monsieur CH dont elle aura un fils, Patrick que monsieur Ch reconnaît en tant que père. Elle quitte par deux fois cet homme avant de s'en séparer, pour aller vivre à Bordeaux ou sa sœur habite déjà. Elle vit alors seule avec le petit Patrick et en rentrant un jour de faire des courses elle trouve la maison vide et sans rien qui puisse lui indiquer ce qu'est devenu son enfant. C'est en faite le père Monsieur Ch qui a amené l'enfant sans prévenir, "pour me faire revenir" dit-elle. Elle pense que l'enfant est mort, et essaie de se suicider avec des somnifères. Elle est hospitalisée dix jours. Elle rejoindra ensuite la région de R (ou Monsieur Ch vit) et travaille comme serveuse. Elle rencontre P avec qui elle se met en ménage bien qu'on lui ai dit : " c'est un salaud qui a des gosses partout" Il est le père de son dernier et quatrième enfant Michel.

Au moment de son acte suicidaire récent, elle vit depuis deux ans et demi avec P dans un appartement à M avec Dominique, Patrick et Michel. Monsieur P l'ami est artisan plombier; il est buveur et brutal et donne aux médecins du service qui l'ont rencontré l'impression d'être une canaille. "Il s'est mis avec moi, dit-elle, parce qu'il cherchait un endroit où poser ses valises". Il a été marié et a d'autres enfants.
Quelques temps après sa rencontre avec monsieur P elle retrouve la trace de sa mère et va la voir. Elle garde un mauvais souvenir de cette entrevue. La mère lui imputant "une histoire de famille", qui ne la regarde pas. C'était la première fois qu'elle revoyait sa mère depuis son enfance et qu'elle avait cru morte. "Mon salaud de frère m'avait salée en racontant à ma mère que j'avais eu un fils à 14 ans, mais il n'avait pas dit qu'il était le père".

La vie à M en HLM est difficile, monsieur P boit, la frappe. Elle aurait été selon l'ami, renvoyé pour vol du café où elle travaillait; puis elle se serait mise, toujours selon l'ami, à sortir en laissant son fils seul et à "fréquenter des Portugais", ce qu'elle récuse.

Depuis plusieurs mois, P la trompait avec "la Pierrette" , 22 ans, demi-sœur de madame C, égérie du HLM qui irait jusqu'à confier ses enfants à une voisine pour pouvoir coucher précisément avec le mari de cette voisine. C'est trois semaines avant la tentative de suicide qu'elle en serait au courant de façon certaine. Elle cherche alors à "oublier" dit-elle maigrit, pense à mourir. Les scènes avec l'ami sont fréquentes : il la bat, elle a peur. Elle va coucher dans la chambre de sa fille, donnant pour raison qu'on peut barricader avec des meubles. Quand elle parle de son mari, elle en parle ainsi : "il dit qu'il aime ses enfants, mais il les a tous abandonnés". Elle pense à se suicider mais jusqu'au matin meme de la tentative de suicide elle ne songe pas à amener son fils avec elle. L'avant veille elle va voir sa mère en compagnie de sa sœur. Ce n'est que la deuxième fois qu'elle revoit sa mère en compagnie de sa sœur.

Ce n'est que la deuxième fois qu'elle revoit sa mère depuis son enfance : elle décrit l'entrevue comme "convenable".
Selon l'ami, elle rentre tard en lui disant : "je te trompe puisque tu me trompes". Le matin, nouvelle scène : elle le convainc qu'elle sait qu'il l'a trompée; il la bat, et lui jette " un seau d'eau sur les reins" parce qu'elle reste au lit et s'en va. Elle change le lit avec son fils Patrick, va voir Pierrette qui la rembarre en lui disant : "si tu es cocue tu l'as cherché". Elle rentre, fait avaler des barbituriques à son fils et en prend elle-même.

"Je voulais l'emmener avec moi parce que celui n'avait personne pour s'occuper de lui, alors que mes autres enfants ont encore leur père, et je ne voulais pas qu'il aille la bas, rue X, chez mon père parce que mon salaud de frère couche avec ma belle mère et mon père est cocu".
Vie affreuse en effet, hachée par des ruptures successives et des traumatismes itératifs qui semblent avoir abrasé les ressources de la vie psychique , fut-ce sous la forme de symptômes.

Le récit des événements de la vie de madame C ne donne pas le sentiment d'une histoire significativement construite mais de l'enchaînement d'une série d'actes immédiats, dont les conséquences conduisent à d'autres actes immédiats. Les vagues d'angoisse soulevées par chaque événement traumatique passent dans des conduites et des comportements et ne donnent pas lieu à la construction d'objets substitutifs, fussent-ils mélancoliques ou délirants. Cependant la valeur de l'investissement du lien mère-enfant constitue pour elle un élément de continuité.

C'est la fracture de cet investissement qui va précipiter le suicide. La première tentative de suicide est liée à la disparition de son fils qu'elle croit mort, comme elle avait cru sa mère morte lorsque celle-ci avait disparu. Dans les derniers temps avant son suicide elle ne pensait pas emmener son fils Michel; mais elle cherche à restaurer le lien avec sa propre mère à qui elle rend visite. On peut imaginer que le décalage entre une entrevue "convenable" avec cette mère et ce qu'elle en attendait de chaleur et de consolation à emporter le dernier espoir de retrouver un objet organisateur. La rencontre "convenable" dans la réalité avec la personne de la mère a fait disparaître du psychisme l'objet maternel. C'est après cette entrevue qu'elle a pensé à mourir avec son fils. La prise de possession dans la mort est venue remplacer l'objet psychiquement perdu.

 

Paul Denis

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